Son cœur s’était décroché de sa poitrine.
Ou en tout cas, c’est ce qu’il aurait dû faire, non ?
Sophie était apparue à l’entrée de la salle de bal, éblouissante dans une robe miroitante. Ses longs cheveux d’ébènes tombaient en boucles serrées sur ses épaules et dans son décolleté, et lorsque leurs regards s’étaient croisés, la blancheur de ses dents avait illuminée son doux visage.
Doux visage qui hantait ses nuits.
Etait-elle consciente de l’horreur des rêves dans lesquels elle lui apparaissait ? Rêves ou cauchemars ? Tout n’était qu’une question de point de vue.
« Fenrir ! Tu m’as tellement manqué ! »
Elle l’enlaça, le jupon proéminant de sa robe gênant leurs mouvements mais les fragrances de son parfum emplissant ses narines. Bon sang… Avait-elle conscience de l’effet de son odeur sur ses sens ?
« Comment vas-tu ? souffla-t-elle à son oreille. Ça fait si longtemps… »
Dix mois. Dix mois de formations à l’étranger pour lui, dix mois de rendez-vous mondains pour Sophie. Avaient-ils changé ? Non.
« Emmène-moi danser. »
Le souffle de sa voix avait caressé sa joue et Fenrir s’était laissé trainer sur la piste.
Il détestait la musique. Il détestait la foule. Il haïssait les mondanités. Pourtant, il l’avait invité.
Elle, Sophie. L’unique merveille de la nuit.
« T’ai-je manqué ?
- A chaque instant. »
La musique emplissait la salle de bal de tonalités diverses, les couples valsaient autour d’eux, mais il oublia aisément leur présence. Ils ne s’étaient retrouvés qu’un instant plus tôt et c’était comme s’il ne s’était jamais quitté. Leurs yeux parlaient d’eux-mêmes, ils n’ajoutèrent aucun mot au tableau.
Des rubans étaient pendus magiquement au plafond et il se glissèrent entre eux. Plusieurs se coincèrent dans le chignon de Sophie et elle éclata de rire en secouant la tête.
Fenrir, lui, la dévorait. Mais pas de la manière dont il l’aurait sans doute voulu.
Les femmes, il les aimait. Il les avait toujours aimées. Elles avaient cette grâce, cette liberté qui le dépassait. Liberté qui devenait vices car non cadrée… Son père lui avait appris l’inutilité de leur existence si ce n’était pas pour donner des fils mais de son regard d’enfant, Fenrir avait été incapable de les appréhender ainsi. Il avait vu en elles tout ce qu’il n’avait pas : une vie, des choix à perte de vue et du pouvoir. Sa mère était sans doute la plus admirable de toute ; douce avec son fils, manipulatrice avec son mari, volage. Humaine aux multiples visages, usant de sa liberté comme on dévore une tarte à la mélasse. Intelligente, mais pas suffisamment pour contrôler les rumeurs. Un jour, son père avait eu vent de ses nombreuses aventures. Ça s’était mal terminé. Fenrir n’avait pas plus de cinq ans à l’époque, mais il n’avait rien oublié des hurlements et des insultes. Des coups. De l’odeur du sang.
Depuis, il n’avait plus de mère et son père séjournait à Azkaban.
Sophie… Sophie était le cygne parmi les vilains petits canards. Elle était la voisine de la tante absente qui l’avait recueilli. Ils étaient devenus amis en un battement de paupière et depuis, ils ne s’étaient plus quittés. En lui apprenant à être humain, elle lui avait sauvé la vie.
Ce qu’elle n’avait jamais su et n’apprendrait jamais, c’était que pour Fenrir, être humain n’avait jamais été plus qu’une illusion.
« Raconte-moi. As-tu eu le temps de visiter St Pétersbourg ?
- Très peu, il fait souvent froid là-bas, et nuit. Et puis, j’y étais pour une formation, te rappelles-tu ?
- Mais enfin ! T’ais-tu fait des amis au moins ?
- Non.
- Fenrir… »
Son visage se vêtit du sourire qu’elle avait lorsqu’elle était amusée par son comportement.
« Lorsque je t’ai rencontré, commença-t-elle, tu étais suspendu entre la terre et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au milieu des hommes ; tu fuyais la solitude et la trouvait partout. Je n’avais pas encore conscience de qui tu étais, mais malgré tout ce qu’on disait sur toi, je suis devenue ton amie. Et, en toute modestie, n’ai-je pas réussi à te rendre plus sociable ? »
En réalité, elle était sociable et Fenrir l’avait suivi toute sa vie comme une ombre, mais lui donner raison, c’était avouer sa faiblesse. Impossible.
Il se contenta de froncer les sourcils et elle soupira.
« Le problème des bals populaires, c’est le monde. J’étouffe… Pouvons-nous chercher une boisson pour nous rafraichir et faire un tour dans le parc ? »
Grâce à son nom, à sa beauté, et à la pureté de son sang, Sophie avait passé sa première année d’adulte à écumer les soirées mondaines dans les plus beaux manoirs de la haute société sorcière. Les bals gratuits organisés pour les jeunes célibataires par le Ministère devait sembler triste et pauvre.
Mais pauvre, c’était bien un mot qui définissait Fenrir. Il serra les poings.
Elle lui tendit une coupe débordant de Champagne avant de tremper ses lèvres dans le breuvage.
« Par Merlin, c’est délicieux, fruité… C’est si frais ! »
Un air de profonde quiétude se peignit sur le visage de la jeune femme et Fenrir fut pris d’un malaise : devait-il l’embrasser ? Maintenant ?
Il n’en eut pas le temps. Elle le tira à l’extérieur.
La brise fraiche d’Avril glissa contre sa nuque et malgré lui, il laissa échapper un soupir de bien-être. Sophie éclata de rire.
« Ne peuvent-ils pas lancer de sort de climatisation ? Oh Feny… J’ai été invité chez les Malefoy pour le mariage de leur dernière fille avec l’ainé Rosier ! Si tu avais remarqué les décorations, si tu avais entendu la musique, c’était merveilleux…
- Peut être pourrais-je t’accompagner au prochain évènement mondain. »
Elle se figea, se mordillant les lèvres comme à chaque fois qu’elle était gênée.
« Je suis une femme… Je ne peux pas inviter un homme, Fenrir, je…
- Je ne te demande pas de m’inviter. J’ai réussi l’examen. Dans quelques jours, je serais chef d’équipe au Bureau des Oubliators. Je serais sans doute invité. Et je pourrais alors… »
Sophie se laissa tomber sur l’un des bancs qui bordaient le chemin du Parc.
« Fen’, je… Il faut que je…
- Attends, laisse-moi parler d’abord. Sinon… »
Sinon il allait oublier son texte. Le texte qu’il avait appris par cœur.
Il s’assit à ses côtés, lui prit sa main. Ça ne lui serait pas venu de lui-même, mais il avait suffisamment répété pour le faire avec plusieurs verres de champagne abrutissant ses sens.
« Cette formation, toute l’énergie que j’y ai mis… Je l’ai fait pour toi Sophie. Pour t’offrir la vie que tu méritais d’avoir. Je voulais devenir un homme pour… »
Sa main se glissa dans sa poche et il laissa échapper un soupir de soulagement en trouvant l’écrin sous ses doigts. Il l’ouvrit, refusant de tourner la tête vers Sophie de peur d’en perdre ses mots.
« Je voulais être un homme pour que tu deviennes ma femme. »
Le silence s’installa et Fenrir tourna enfin le regard vers elle. L’obscurité masquait en partie ses traits mais il la devinait pâle.
Sa démarche était-elle si étonnante ? Ils étaient amis depuis si longtemps… Son père avait un jour dit qu’un homme devait trouver femme. Et il lui était impossible d’envisager autre femme que Sophie.
« Fenrir, je… Nous ne nous sommes pas vus depuis plusieurs mois… Nous n’avons même pas échangé une seule lettre, l’entendit-il dire.
- Tu sais que je trouve complètement stupide et succin le fait de s’échanger des lettres.
- Mais, je… Enfin je pensais que… Si j’avais su ! Enfin, je… »
Elle fixa la pierre bleutée dans le petit écrin. Un air perdu sur le visage.
« J’ai rencontré quelqu’un, Fenrir. Je suis déjà fiancée… »
Cette fois-ci, son cœur s’arracha réellement de sa poitrine, et par Merlin… ça faisait un mal de chien.