Sophie se trouvait dans l’entrée de son appartement, enfin. Il l’avait attendu des heures durant.
Elle avait cogné son poing contre la porte comme une dératée. Un instant, il avait cru qu’en lui ouvrant, elle lui en aurait mis une, mais elle n’en avait rien fait. Elle restait sur le perron, les yeux rouges d’avoir trop pleuré, les bras croisés sur sa poitrine.
« Tu veux entrer ? »
Il n’attendit aucune réponse de sa part. Sans un mot de plus, il s’était glissé dans le couloir de la maison de son défunt père puis avait laissé la porte de la cuisine ouverte derrière lui pour l’inviter à le suivre.
« Souhaites-tu boire quelque chose ?
- Non. »
Sa voix avait claqué tout près de lui.
« Mon fils, Fenrir… »
Il l’observa se mordiller les lèvres entre ses larmes, aussi pâle que pouvait l’être une femme dont la vie avait basculé. En une unique et malheureuse morsure.
« Pourquoi ? Pourquoi as-tu…
- Je ne sais pas de quoi tu parles.
- Ne me mens pas ! Pas à moi !
- Pas à toi ? »
Un rire guttural franchit ses lèvres alors que le désespoir fondait sous une colère sourde sur le visage de la jeune femme. Elle le gifla. Gifle dont le claquement se répercuta sur les murs tapissés de carrelage blanc. Lorsqu’elle voulu réitérer l’expérience, Fenrir attrapa son poignet avant qu’elle ne parvienne à son but.
Sophie s’écroula sur une chaise, ombre de ce qu’elle avait toujours été. Une pleurnicheuse.
« Je ne comprends pas…
- Qu’y a-t-il à comprendre ?
- Tu… Tu l’as voulu, tu…
- De quoi m’accuses-tu, Sophie ?
- Tu as mordu mon fils ! Dis-le ! Assume-le ! »
Elle s’était relevée pour planter son regard dans le sien. Sans doute souhaitait-elle être impressionnante, Fenrir ne silla pas d’un cil.
« Tu ne peux rien prouver.
- Tu crois que je ne le sais pas ? Je viens de passer une nuit entière au chevet de Simon pendant que Jason assistait les aurors dans leur recherche… Tu n’as laissé aucune trace. L’attaque parfaite. Depuis combien de temps la préparais-tu ? »
Qu’attendait-elle au juste ? Fenrir se tourna vers son ancienne amie, un sourcil courbé, et son visage qui avait gardé la candeur de la jeunesse malgré les années se brisa de rage.
« Tu nous as traqué ! Tu nous as pris en chasse pour une stupide histoire d’ado ! Je savais que c’était toi Fenrir. Son lapin, les volailles à moitié dévorées dans le jardin… C’est toi qui est venu lui parler à la sortie de l’école. Tu as tout fait pour l’effrayer. »
Fenrir se permit un sourire en versant du café dans son mug, dos à la jeune femme.
« Tout ça pour quoi ? Parce qu’il est mon fils ? Parce que je l’ai eu avec Jason ?
- Ce que tu dis est stupide.
- Tu as foutu sa vie en l’air pour… pour… Il n’a que quatre ans ! Comment peux-tu punir un enfant de quatre ans pour MES erreurs ?
- Tes erreurs ? Quelles erreurs, Sophie ? »
Il se retourna juste à temps pour voir Sophie se mordre les lèvres, les joues humides et salées.
« Pourquoi es-tu venue, Sophie ?
- Pourquoi as-tu… Pourquoi moi ? Pourquoi lui ?
- Parce que tu m’appartiens, encore et pour toujours.
- La possession. Tu ne vois que par ça, n’est-ce pas ?
- Sens-tu ? »
Plaquée contre le mur, elle détourna son visage dégouté mais Fenrir lui saisit le menton pour l’obliger à rester forte.
« Sens-tu l’odeur de mon haleine, Sophie ? »
Son regard brisé s’éteignit comme s’il avait appuyé sur l’interrupteur lorsqu’il plaqua ses lèvres sur les siennes. Ses bras retombèrent le long de son corps, incapable de lutter. Le dégout naquit au cœur de ses tripes pour la dévorer tout entière, juste avant de jaillir dès qu’elle fût libre. Elle se jeta sur l’évier pour recracher son dernier repas, épave, et Fenrir se laissa porter par un éclat de rire.
« Je t’ai eu, Sophie, glissa-t-il contre son oreille tremblante. J’ai pu te rendre le mal que tu m’as un jour fait.
- Tu as pris la vie de mon fils !
- Menteuse, il vit.
- Quelle vie, Fenrir ! QUELLE VIE ! »
Son haleine portait des relents de vomi et, effrayé de perdre celle du sang de l’enfant, Fenrir s’éloigna d’un pas. Sophie portait sur son corps et son visage les stigmates du désespoir, et c’était bien fait.
« Quelle vie as-tu ?
- Celle vers laquelle tu m’as poussé.
- Je n’ai pas…
- Tu m’as fait croire que tu le quitterais. Que tu romprais vos fiançailles.
- Ça fait cinq ans !
- La vengeance n’est pas une question de temps.
- Je… J’ai fait ce que j’avais à faire. Ce que je voulais, Jason me l’offrait. Toi…
- Moi, j’étais déjà maudit.
- Tu ne l’étais pas à l’époque.
- Non, c’est toi qui était aveugle. »
Il saisit sa taille, une violente excitation lui saisissant les tripes en la sentant trembler contre lui.
« Je rêvais de toi toutes les nuits, Sophie. Je rêvais de ton corps, de ton sang, de tes larmes… Tu étais trop belle, trop souriante. Tu devais porter mon nom, Sophie, comme ma mère a un jour pris celui de mon père. Et puis je t’aurais pris la vie, comme mon père l’a un jour fait avec ma mère. »
Elle ne respirait plus. Son corps s’était tendu, figé. Elle comprenait. Il la tenait entre ses griffes, elle était à sa merci. Enfin.
« Tu as brisé mes plans et non mon cœur. Tu t’es permis de briser ma vie. Je te pensais différente des autres femmes, mais aujourd’hui… Tu n’as plus aucun intérêt. Ton mari t’a rendue banale et ce gamin faible. »
Sophie plaqua ses mains sur son visage dans l’espoir vain d’étouffer un sanglot.
« J’aurais voulu… ne jamais faire partie de ta vie, j’aurais voulu être moins CONNE ! J’aurais voulu… Tu me dégoutes. Je te hais, Fenrir ! Je te déteste de toute mon âme !
- As-tu une âme ? Avec ce que tu m’as fait…
- Bien sûr que j’ai une âme ! Je suis humaine ! Je suis épouse, mère, et tu ne me retireras jamais ça ! JAMAIS ! Toi tu es… »
Sa voix se brisa dans sa gorge alors qu’elle baissait les yeux, incapable d’affronter la bête que l’enfant était devenu.
« Dis-le, souffla-t-il tout proche de son visage alors que tout le corps de la jeune femme tressaillait.
- Tu es un monstre.
- Et c’est toi qui m’a créé. »
Levant son mug comme pour trinquer, Fenrir se retourna avec un sourire moqueur.
« Lorsque j’ai appris ce qui t’étais arrivé, j’ai…
- Tu as ?
- J’étais mortifiée, Fenrir ! J’aurais aimé être là pour toi… J’ai failli me rendre à l’hôpital. Tu étais mon ami ! Nous étions si proche, nous étions… Comment as-tu pu oublier toutes ces années ? Comment as-tu pu oublier ce qu’être humain signifiait ?
- Quelle importance ?
- L’importance… L’importance, c’est que j’ai besoin d’y trouver un sens. J’ai besoin de comprendre.
- Il n’y a rien à comprendre, Sophie. Tu as fauté, tu as payé.
- Moi j’ai fauté ! MOI ! Pas lui, pas mon fils.
- Ton fils payera le prix de son ascendance. J’ai fait de ton fils un monstre comme toi-même tu l’as fait avec moi. N’est ce pas beau, cette passation ? »
Fenrir manqua de ne pas réagir. Dos à Sophie, il sentit la lame du couteau caresser son bras, laissant une estafilade profonde et suintante. Malgré la fatigue qui engourdissait ses membres, faible de sa transformation encore récente, il se retourna vivement, plantant ses ongles dans le bras de la jeune femme jusqu’au sang. Elle lâcha le couteau dans un cri, sa tête reposant sur le torse du monstre alors que sa main semblait se détacher du reste de son corps.
« Je te tuerais, gémissait-elle. Je te tuerais. Je te jure, je te tuerais.
- Non, Sophie, souffla-t-il en relâchant l’étau qui enserrait son poignet, les lèvres collées à sa tempe. Tu ne me tueras pas. Tu resteras bien sage auprès de ton tendre époux, et moi je détruirais toute ta descendance mâle.
- Tu l’as déjà fait.
- Je n’ai pas fini. »
Sa main frôla le galbe du ventre encore discret, soigneusement caché sous une robe ample. Sophie se laissa tomber en arrière, le visage déformé par une terreur sans nom.
« Tu…
- Ce n’est que le début, Sophie.
- Je… »
Elle n’ajouta rien, les bras refermés sur son enfant à naitre pour le protéger de toute attaque. Sa respiration était haletante, sa peau humide de larmes, de sueurs froide et de sang. Dans ses yeux, la colère avait laissé place au désespoir et à la peur.
Peur. C’était bien la première fois que Sophie montrait de la peur envers lui.
Il n’aimait pas ça. L’envie de lui arracher les yeux lui saisit le cœur, mais sa raison apaisa la pulsion. Pas encore.
« Quel plaisir tires-tu de tout ça ? souffla-t-elle, éberluée.
- Je n’ai rien à ajouter. Tu peux disposer. »
En vérité, il ne se souvenait de rien de cette fameuse nuit. Sa seule réalité imprégnait ses lèvres. Le gout du sang. Le gout d’un enfant.
Sophie se redressa tant bien que mal, les jambes flageolantes. Elle ne lui jeta pas un regard, titubant jusqu’à l’entrée. Lorsque la porte se referma, Fenrir sut qu’elle allait fuir, se cacher.
Un sourire étira ses lèvres. La chasse était ouverte.