Règle n°1 : Le monde moldu est la norme
Il était si étrange de voir un monde paisible défiler derrière la fenêtre. Des montagnes vertes, rondes et immaculées, qui toisaient l’humanité de loin, tolérant sa présence seulement en quelques maisons disséminées entre les arbres.
La route était silencieuse – malgré les ronronnements des moteur, les crissements des roues sur le bitume, les bruissements du vent à cent kilomètres heure, c’est fou ce qu’elle était silencieuse.
Pas un cri.
Pas un éclair.
Pas de magie.
Pas de morts.
Pas de corps couchés dans la poussière, disparaissant dans l’ombre, pas de visages si immobiles qu’on les dirait coulés à la cire, pas de sang infectant le sol en de larges rigoles rouges, pas de murs écroulés, de tours détruites, ni de pierres écrasant le sol et les silhouettes dans un bruit sourd.
Cho soupira – fort, pour que le son de son souffle rompe le silence. Elle appuya son front contre la vitre et força ses yeux à se concentrer sur les pointillés de peinture blanche qui délimitaient les voies. Avec la vitesse, elle avait l’impression qu’un personnage de dessin animé courait après la voiture, ses jambes longilignes bondissant à rythme régulier.
Bruit de clignotant. Marietta fit tourner le volant et la voiture roula tranquillement vers l’aire d’autoroute moldue. L’occasion pour la conductrice de se détendre les doigts, pour Parvati, endormie à l’arrière, de dérouiller ses jambes, pour Lavande, qui laissa malgré elle échapper un grognement en se réveillant, d’avaler un steak saignant, et pour elle, au regard nuageux, de reprendre contrôle de ses pensées.
L’endroit était petit, coloré de rouge et de jaune. Des néons tremblotants indiquaient l’entrée d’un café déjà bondé de familles voyageuses. A l’intérieur, une explosion bizarre d’odeurs : l’humidité lourde se mêlait au pain chaud et à quelque chose de plus artificiel, de plus acide – un produit nettoyant, lui apprit Marietta. Cho observa les touristes avec attention, essayant de comprendre leurs habitudes et, surtout, l’agencement de leurs habits. Se vêtir avait été tellement laborieux, le matin du départ : les vêtements moldus avaient des matières si différentes, des coupes, des motifs, des teintes dont elle ne saisissait pas les assortiments.
Seules Parvati et Marietta semblaient savoir ce qu’elles faisaient. Les deux seules à avoir un parent moldu : Lavande et Cho suivaient le mouvement comme elles pouvaient, espérant avoir l’air normal, se lançant de temps à autre des coups d’œil rieurs, moqueurs envers elles-mêmes et leur ignorance. Le moindre geste était réfléchi, parce qu’il ne fallait pas attirer de soupçons, et l’ancienne Serdaigle avait une conscience aigüe de chacune de ses actions. Ne pas sursauter en sentant la vague de froid de la vitrine réfrigérante. Ne pas s’extasier devant la matière – non, le plastique – protégeant les sandwichs. Ne pas s’étonner si les caisses ne s’ouvraient pas toutes seules, et sourire poliment à la vendeuse. Heureusement, Marietta s’occupa de payer. Elle avait abandonné tout espoir de comprendre ce système de pièces et de papiers.
Les quatre amies s’assirent sur une petite table à l’écart. Alors qu’elles mâchaient du bout des lèvres leurs pains trop mous – et, dans le cas de Lavande, la viande trop cuite – Marietta déplia une carte sur la table.
– On est juste là, près de San Sebastian. Bilbao n’est plus très loin, on pourra y faire du tourisme cet après-midi. D’après mon père, il faut absolument voir le musée Guggenheim. Il paraît qu’il est très beau, et cela nous fera découvrir un peu d’art, fit-elle, se retenant de justesse de dire « moldu ».
– Avec un peu de chance il y aura ce système… Comment cela s’appelle ? Ce qui permet de garder un endroit frais quand il fait chaud dehors…
– Grave ! J’aime bien prendre des vacances loin du monde… loin d’Angleterre, mais la chaleur est insupportable ici.
– Tu aurais préféré rester en France ?
– Mmh… C’est vrai que les crêpes qu’on a mangées à Rennes étaient bonnes, mais tu nous as tellement saoulées avec la tortilla que je veux la goûter.
Derrière Cho, retentit une musique répétitive, entêtante, qui la fit soupirer.
– Personnellement, j’ai juste hâte de goûter les alcools. Il paraît que des Poufsouffle ont réussi à ramener toutes sortes de cocktails dans la Salle Commune une fois, et que c’était dément. C’est Hannah Abbott qui me l’a raconté.
– Mais elle n’était pas préfète, Abbott ? Dans votre année ?
– Si, mais chez les Poufsouffle la solidarité avec la maison passe avant les devoirs de préfet, répondit Parvati. Surtout si elle peut en profiter.
– Excusez-moi ?
Les jeunes adultes se turent, relevèrent la tête. Des moldus de la table voisine les regardaient, une expression agacée fronçant leurs fronts. La musique ne s’était pas tue, les trois mêmes notes tournant en boucles.
– C’est votre téléphone, qui sonne ? demanda un vieil homme, des traces de bronzage autour des yeux. Vous pourriez baisser le son ?
Cho porta une main à la poche de son jean – quelle idée de donner un prénom à un vêtement ! – et réalisa que le petit appareil acheté pour le séjour était effectivement la source de cette mélodie insupportable. Confuse, elle sortit du café pour décrocher tranquillement, adressant au passage un signe de tête à Parvati et Marietta : oui, elle se souvenait de leurs explications et saurait se servir de l’objet, aussi étrange fût-il.
– Allô ? Ma chérie ? Tu m’entends ?
La voix de sa mère avait des accents sceptiques : ses parents n’avaient appris à se servir d’un téléphone que quelques jours auparavant, pour la contacter en voyage. Cho leur avait bien précisé de ne pas crier, sur les conseils de Lavande, qui les tenait de Ron Weasley – l’étudiante avait éclaté de rire lorsqu’elle lui avait raconté les déboires de son ex-copain avec ces appareils.
– Ça marche ? dit la voix de son père, lointaine.
– Oui, oui, je vous entends. Oui, ça va. On vient d’arriver en Espagne, on fait une pause déjeuner. C’est toujours aussi étrange, mais je crois que je commence à m’habituer… Oui, j’ai encore vu l’électricité, je ne comprends pas comment elle fonctionne, mais elle permet de faire plein de choses ! Non, on ne s’est pas faites remarquer, oui, le voyage se passe bien. Cela fait du bien de s’éloigner un peu, de changer d’air, après tout ce qu’il s’est passé cette année… Ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’une pause, je rentre dans quelques semaines. Vous, ça va ? C’est bien si le ministère a commencé les reconstructions… Oui maman, je sais que c’est important d’aider, qu’ils ont besoin de plus de gens possibles mais je te l’ai déjà dit, je n’avais plus la force… Vous êtes arrivés après la Bataille, vous n’avez vu tout ce… Maman, je vais bien, je te le promets. Donnez-moi juste une semaine, une semaine pour tracer une croix sur toute l’année que je viens de vivre, s’il te plaît… Oui, je sais… Moi aussi je t’aime. Bisous. A bientôt.
Le soupir sortit du plus profond de sa poitrine. Cette discussion à sens unique recommençait à chaque appel depuis qu’elle avait quitté Londres. Ses parents ne comprenaient pas. Ils travaillaient au Ministère, avaient passé l’année des Ténèbres à remplir des papiers pour le département des transports magiques. Ils ne s’étaient rendu compte ni de la corruption orchestrée par Voldemort, ni des Nés-Moldus qui défilaient devant les tribunaux. Tandis qu’elle, étudiante en droit, les avait vu passer les décrets sur l’interdiction d’étudier à Poudlard, sur les vols de baguettes, sur les obligations à s’enregistrer… Elle s’était engagée dans la résistance, avait fait circuler des lettres, des vivres, de l’argent avec l’aide d’autant de camarades de Poudlard, Sang-Mêlés qui, comme elle, ne risquaient pas leur vie par le simple fait d’exister.
Elle avait réussi à contacter l’A.D., une ou deux fois, avec les faux Galions, même si l’armée clandestine ne lui octroyait qu’une confiance mitigée. Elle avait hébergé Dean Thomas à la demande de Parvati, le prévenait des raids quand elle savait où il aurait lieu.
Elle s’était battue, le 2 mai, à Poudlard, et avait l’impression amère que ses parents vivaient dans une bulle opaque, sans voir que la sienne avait explosé depuis bien longtemps, emportant son espoir, son innocence, ses rêves. Depuis la mort de Cédric, il ne lui restait plus qu’un néant semé de colère.
Une pause, pour se relever, était-ce trop demander ?
Elle devait aller voir un psychomage, elle le savait. Mais pas maintenant. Elle n’avait pas encore trouvé l’énergie – ou le courage ? le bon sens ? – d’accepter le mot « dépression » qui flottait au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès, depuis trois ans.
~
Bilbao était bruyante, touristique, et le Guggenheim l’était encore plus. Marietta, Lavande, Parvati et Cho en ressortirent étourdies de couleurs, de bruits et de chaleur.
Elles prirent des photos devant le chien couvert de fleurs – Puppy, Jeff Koons – se posèrent à la terrasse d’un café, sirotèrent des limonades en regardant les fontaines qui entouraient le musée, discutèrent un peu et écoutèrent beaucoup. Marietta se débrouillait avec les trois mots d’espagnol que son père lui avait appris, les autres essayaient d’en retenir le mieux possible. C’était la première fois que Cho voyageait sans Sortilège de Traduction et, si l’expérience était étrange, ce n’était pas la plus surprenante.
Non, la plus surprenante, c’était la grandeur du monde. Les autoroutes semblaient contenir autant de moldus qu’il y avait eu de sorciers à la Coupe du Monde de 1994. Le Chemin de Traverse pourrait rentrer deux ou trois fois dans les allées commerçantes de Bilbao – pourtant, le premier était censé être le cœur de la société sorcière anglaise, alors que la seconde n’était qu’une ville touristique. Les centres commerciaux s’étendaient sur plusieurs étages, et chacune de leurs boutiques était si grande ! Etait-il même possible de vendre autant d’articles en une saison ?
Son désarroi augmenta d’un cran lorsqu’elles arrivèrent à l’auberge de jeunesse. Jusque-là, elles avaient dormi dans de petits hôtels ou des chambres d’hôtes : découvrir le dortoir, qu’elles partageaient avec deux inconnues – Marietta voulut la rassurer en lui expliquant que certains étaient mixtes, qu’au moins elle avait obtenu une chambre féminine : elle échoua lamentablement – découvrir le dortoir la fit déglutir. Elle allait devoir faire son lit sans magie !
Pour la première fois, se débattant pour faire rentrer le matelas dans sa housse – les quatre coins en même temps de préférence – elle regretta sa baguette. Même Marietta et Parvati n’en menaient pas large, ayant l’habitude de le faire d’un simple sort. Il semblait à Cho que les deux touristes se moquaient de leurs inaptitudes – c’était difficile à dire puisqu’elles ne parlaient pas anglais. Le monde moldu regorgeait de richesses, mais leur système de draps n’en était clairement pas une.
Finalement, les lits furent faits, les douches prises, les cheveux brossés. Yeux grands ouverts, Cho observa l’obscurité, écouta le silence, et fut surprise de les y trouver. Les cauchemars avaient peuplé ses nuits pendant si longtemps… Elle sentait toujours la peur, sourde, de revoir dans son sommeil une Mort qui prendrait le visage de Cédric, du professeur Lupin ou de ces Première Année si jeunes… Mais ses pensées se paraient d’art, de mer, de visages inconnus qui, se mêlant à la douleur, la rendaient plus supportable.
Cho s’endormit, et si ses songes gardaient leur allure menaçante, au moins les armées mortelles se tinrent-elles à distance et, pour la première fois depuis que la victoire avait été proclamée, elle ne se réveilla pas en criant.