I. Amara
« Les hommes tomberont à tes pieds. » déclara la voix rocailleuse de Nana, résonnant dans ses oreilles.
La peau ridée de Nana brillait d'une manière presque irréelle devant le feu crépitant. Ses pas, rythmés, évoluaient au son des percussions. Amara observa sa grand-mère avec fascination. Comme à chaque fois qu'elle rejoignait le monde des esprits, ses yeux étaient grands ouverts mais paraissaient inhabités. Nana disait qu'elle voyait le passé, le futur, le présent. Elle rencontrait les ancêtres défunts qui assuraient leur protection contre les esprits du mal qui n'étaient que chaos et destruction.
Un cri guttural sortit soudain de la gorge de Nana. Effrayée, Amara rampa derrière le rocher le plus proche. Le climat, habituellement frais lorsque le soleil se couchait et annonçait la nuit noire, devint presque étouffant. Elle observa avec frayeur le visage de sa grand-mère se tordre sous l'emprise de forces inconnues et inatteignables.
« Nana ! » rugit une voix puissante derrière Amara, la faisant sursauter.
Elle se retourna et aperçut son père, Adebiyi. La carrure droite et royale, comme le chef de tribu qu'il était, il contemplait Nana avec sévérité.
Le son des tambours cessèrent à son arrivée et Amara vit sa grand-mère tomber au sol, épuisée. Adebiyi n'appréciait guère les prophéties de Nana. Il était un homme logique, pragmatique et clamait que les agissements de Nana soutenait son peuple dans l'obscurantisme.
« Amara. » appela-t-il.
La petite fille se releva immédiatement, se rapprochant de son père pour trouver refuge derrière lui. Elle jeta un regard curieux à Nana alors que son père l'attrapait dans ses bras. Lorsqu'elle se glissa dans les draps de son lit, quelques instants plus tard, elle demanda à son père :
« Nana voit les esprits ? »
« Nana est une vieille dame. » répondit son père.
Il s'agissait de sa manière de dire que Nana était folle. Amara savait toutefois qu'il respectait trop les ainés pour prononcer de telles paroles.
« Nana peut voir l'esprit de Mama ? » demanda Amara.
Son père esquissa un sourire et posa la main sur le front de sa fille. Son épouse était décédée en donnant vie à celle-ci.
« Mama n'est plus de son monde. Son esprit a rejoint la terre. » expliqua Adebiyi.
Quelques années plus tard, Nana prophétisa la mort d'Adebiyi. Le lendemain, on retrouva son corps dans la brousse. Amara pleura son père trois mois, comme le voulait la coutume.
« Les hommes tomberont à tes pieds. » répéta Nana, en essuyant les larmes de sa petite-fille. « Sois forte, ma fille, ou la mort fera de toi son esclave. »
A ses onze ans, Amara reçut une lettre de Uagadou, une école pour les enfants spéciaux.
« Tu es une sorcière, ma fille. » avoua Nana. « Comme ta mère l'était, avant sa mort, comme je le suis, comme mes ancêtres l'ont été. »
Ses révélations troublèrent Amara. Toute son enfance, elle avait cru que sa grand-mère était sénile. A cet instant précis, le monde qui s'ouvrit à elle fut à la fois effrayant et merveilleux. Pour la première fois de son existence, Amara quitta le Nigéria et rejoint sa nouvelle école, postée dans les Montagnes et la brume épaisse de l'Ouganda.
On lui expliqua qu'elle possédait des habilités qu'elle n'aurait jamais cru possible. Ses professeurs lui enseignèrent à contrôler sa magie. A quinze ans, Amara fut capable de se transformer en panthère noire, son animagus.
« Cache ta vraie nature, car les sans-magie te tueront. » répétait souvent Nana d'une voix craintive.
Après la mort d'Adebiyi, un homme du nom de Onogaganmue le remplaça à la tête de la tribu. Alors qu'Adebiyi avait été un leader juste, intelligent et généreux, Onogaganmue était un chef cupide, fourbe et cruel. « Un usurpateur. » disait sa grand-mère.
Assoiffé par le pouvoir, Onogaganmue commença à chasser les hommes de la tribu qui osaient le contredire. L'environnement ouvert à l'échange et au partage instauré par Adebiyi de son vivant fut remplacé par un climat de peur et de défiance constantes.
« Criminel. » dit Nana alors qu'elle observait Onogaganmue apposer sa loi dictatrice parmi la tribu.
Toutes les décisions devaient lui être présentées pour approbation. Aucun mariage ne pouvait avoir lieu sans son consentement préalable. Il chassa les maris des femmes qu'il désirait, puis s'appointa comme leur nouvel époux.
Un jour, alors qu'Amara passait l'été chez sa grand-mère avant son retour à l'école, Onogaganmue la remarqua. La beauté d'Amara était telle que sa grand-mère avait déjà reçu plus d'une dizaine demandes, sollicitant sa main. Le soir même, Onogaganmue vint à son tour rendre visite à sa grand-mère.
« Ta petite fille a grandi, je veux faire d'elle mon épouse. » dit-il en observant Amara d'un air avide.
Le dégoût emplit Amara lorsqu'elle vit la lueur de convoitise présente dans les yeux de cet homme qu'elle méprisait tant.
« Ma petite-fille doit finir son éducation. » plaida Nana. « Laisse la terminer sa scolarité avant de réclamer sa main. »
« Son éducation ? » ricana Onogaganmue. « De quelle éducation a besoin une fille ? Elle doit apprendre à nourrir son mari, partager sa couche et porter sa progéniture. »
« Une femme intelligente et cultivée pourra aider notre village. Elle pourra exercer une excellente profession. »
Si une chose dépassait son amour pour les femmes, il s'agissait bien de sa cupidité. Onogaganmue concéda à laisser Amara compléter sa dernière année à l'école. La veille pour son départ à l'école, sa grand-mère la prit à part.
« Pardonne-moi, ma fille, car je n'ai pas su te protéger. Onogaganmue souhaite que tu deviennes son épouse. Il ne te reste qu'une année avant de devoir exécuter sa volonté. » se lamenta Nana.
« N'aie crainte, grand-mère, je saurai me défendre. » assura Amara avec un sourire rassurant en direction de la femme âgée, en étreignant sa silhouette frêle.
Cette nuit-là, elle prit la forme de son animagus pour errer dans les alentours du village. Elle entra dans la maison d' Onogaganmue. D'un pas feutré et prédateur, elle pénétra dans la chambre où l'homme seul se prélassait confortablement pendant que ses épouses, ou plutôt ses servantes, s'affairaient dans la cuisine. Il n'eut pas le temps d'hurler lorsqu'Amara, sous sa forme de panthère noire, lui sauta à la nuque.
Une heure plus tard, l'une de ses femmes entra dans la pièce et laissa échapper un hurlement déchirant, ameutant tout le village. Cette nuit-là, les villageois traquèrent l'animal à l'aide de lances et de machettes. Amara ricana silencieusement dans son lit alors qu'elle revoyait l'extrême terreur sur le visage d'Onogaganmue.
« Les hommes tomberont à mes pieds. » répéta-t-elle.