Rima écarta son chèche de son front et embrassa le paysage du regard. Le désert s’étendait à perte de vue, des dunes et des dunes de sable blond, jusqu’à l’horizon bleu. Une vue à laquelle elle avait fini par s’habituer depuis le départ de leur expédition. Elle parvenait même désormais à y lire une logique, un dessin. Elle comprenait les vallons des collines, et le tracé de leur chemin. Le désert cessait peu à peu d’être un mystère aride. Le soleil était encore haut dans le ciel, la journée était loin d’être terminée, mais déjà elle se sentait épuisée. Elle n’avait qu’une hâte, dresser le camp pour la nuit et se glisser dans sa tente.
Autour d’elle, les guides sonnaient la halte et commençaient à déballer quelques ustensiles pour faire chauffer le thé. Peu à peu, les derniers membres du groupe émergeaient de derrière les collines de sables. Elle repéra Frankie et Connor et se dirigea vers eux. Une bouilloire avait été mise à chauffer et ils prirent chacun un verre de thé brulant.
« Ce breuvage est immonde. Quand je pense que des potions très basiques suffiraient à nous garder au frais, murmura Frankie en trempant ses lèvres.
- Tu sais bien qu’on ne peut pas, répondit Rima, arrêtes d’y penser.
- On pourrait si on le voulait… souffla l’autre. »
Rima lui jeta un regard assassin.
« Non, on ne peut pas ! Si on se fait prendre avec quoi que ce soit de magique sur nous, on risque notre vie si ce n’est plus !
- C’est toi qui a pris cette décision Rima ! Moi j’étais d’avis qu’on vienne avec nos baguettes. Si on rencontrait un groupe de soldats, on pourrait très bien les battre.
- Tu as prêté serment ! Comment oses-tu ?
- J’ai prêté serment il y a des années ! Avant… tout ça ! Avant qu’ils ne jettent des bombes sur nos têtes ! Les circonstances ont changé, le serment n’est plus valide !
- Un serment est un serment.
- Alors tu ne te défendrais pas ? lança Frankie avec dédain. Tu les laisserais te tuer ?
- Je ne laisserai personne me tuer sans me défendre, mais je n’utiliserai pas la magie pour combattre mon prochain. »
Frankie eut un rire dédaigneux. Avec colère elle jeta le contenu de son verre par terre et s’éloigna. Rima, le cœur chargé la regarda partir. Connor était silencieux comme à son habitude, mais il n’avait rien loupé de la scène. Rima bu son thé. Elle hésita un moment puis se décida à rejoindre Frankie. Elle détestait être en froid avec elle, et c’était sa Sœur. Il ne fallait pas garder cette colère entre elles. Elle la trouva derrière une colline, occupée à caresser le cou d’un dromadaire. Comme elle s’y attendait, Frankie boudait, mais sa colère était déjà tombée.
« Je sais ce que tu ressens, dit Rima, crois-moi, je le sais. Mais notre serment, et notre bonne volonté, nous garderont en vie jusqu’à la fin de tout cela.
- Tu crois qu’il y aura une fin ? demanda Frankie
-
-
- , tu crois qu’on aura une fin heureuse ?
- Je le crois.
- Comment fais-tu pour garder espoir ? demanda la jeune fille dans un sanglot.
- J’ai l’espoir, car j’ai lu la prophétie. Il faut y croire.
- Mais c’est si difficile… »
Rima la laissa poser la tête sur son épaule et sangloter quelques instants. Frankie était plus jeune qu’elle de sept ans, elle était à peine sortie de l’enfance lorsqu’elle avait prêté le Serment des Renonçants, et c’était, il est vrai, dans des conditions bien différentes. Depuis, ses parents étaient morts, ses amis disparus, il ne lui restait plus que quelques Frères et Sœurs de la Guilde. La vie lui avait ôté beaucoup de raisons d’espérer.
Ils reprirent la route. Des envolées d’oiseaux migratoires passaient au-dessus de leur tête. Certains si bas, que Rima aurait cru pouvoir les toucher. Plus ils s’enfonçaient vers le sud, plus les espèces animales la surprenaient. Leurs couleurs, leur grande taille, ils étaient encore plus impressionnants que ne le laissait voir le Grand Livre de la Faune. Elle n’était pas étonnée que les braconniers pullulent dans la région, chassant les créatures, qu’elles soient magiques ou non. Depuis le Grand Effondrement, les barrières magiques qui séparaient les deux mondes n’existaient plus. De nombreuses créatures magiques étaient chassées par les moldus qui voulaient pour tirer avantage de leurs propriétés.
Le soir, une fois le camp levé, elle et Frankie s’enfermèrent dans leur tente. Rima sortit un livre de son sac et avec précaution balaya le sable qui s’était déposé sur la couverture. Elle l’ouvrit sur la carte et montra à sa Sœur où ils se trouvaient.
« Nous voici, presque à la pointe de la nouvelle Afrique du Sud. Avant l’océan était bien plus loin, regarde, il a avancé sur les terres à cause du Réchauffement.
- L’Afrique du Sud était bien plus belle avant, fit remarquer Frankie en désignant les images de paysages sur le côté de la carte. De quand date ce livre ?
- D’il y a un peu moins d’un siècle. »
-
Elles contemplèrent avec nostalgie les photos qui représentaient des vallons verdoyants, des falaises plongeant sur l’océan.
« Il y avait une grande forêt, là, mais tous les arbres ont séché sur place avec les premières tempêtes de chaleur. Leurs troncs étaient si secs, qu’ils se brisaient, les feux se propageaient partout, raconta Rima. Les animaux fuyaient, la plupart sont morts dans les premiers mois, puis les autres se sont éteints peu à peu.
- Comment sais-tu cela ? s’étonna Frankie.
- Mes parents étaient biologistes.
- Alors tu en as déjà vu ? Des Malubuzi ?
- Non, jamais. Ils ont disparu avant ma naissance.
- Disparus ? Mais alors pourquoi sommes-nous là ? s’exclama Frankie.
- Mes parents pensaient, et je le pense aussi, qu’ils avaient prévu la catastrophe et migré vers un autre endroit, plus protégé, plus au Sud, où nous allons. Ils ont sûrement développé leur caractère amphibie et se sont rapprochés de l’océan. Ils auront changé d’état naturel. Mais ils n’ont pas quitté la surface de la planète.
- Ce ne sont que des suppositions… fit remarquer Frankie.
- Oui, mais ce sont les plus logiques. Et si la prophétie les mentionne, c’est qu’ils sont encore là, quelque part, il suffit de les trouver. »
-
Le visage de Frankie se ferma.
« Si les moldus n’ont pas trouvé leur cachette en soixante ans de chasse, comment veux-tu que nous on les trouve en deux semaines ? »
Rima lui fit un sourire apaisé.
« C’est eux qui nous trouveront. Ils nous attendent. Il faut avoir la...
- La foi. Je sais. »
Rima ouvrit le livre à la fin et en sortit un parchemin jauni. Elle le déplia et le lissa avec précautions et le tendit à Frankie.
« Ce croquis appartenait à mes parents. D’après ma mère, un de nos ancêtres l’avait réalisé. »
Frankie étudia l’image avec attention. Le nom savant de la créature avait été tracé en grandes lettres en haut de la page : oneirophylax, le Gardien des rêves. La créature avait été croquée sous différents angles, l’un mettant en avant sa crête, l’autre la forme de sa mâchoire, d’autres encore dessinaient son squelette. C’était une petite créature qui évoquait un lézard à Frankie. Il aurait pu tenir dans le creux de sa main. Il avait un corps allongé et bas, porté par six membres inférieurs. Son museau était arrondi, il avait une tête en forme de cœur. Elle sentit une bouffée d’émotion en contemplant son visage plein de douceur et d’intelligence. Les croquis accordaient une place importante à la double crête en haut de son crâne, sa taille, et sa couleur permettait d’évaluer son âge et sa puissance magique. Certains dessins étaient effectués en couleurs et montraient des couleurs éclatantes. Il était magnifique, mais ce n’était pas pour la qualité de ses écailles qu’il était chassé, mais pour son sang et ses os. Cette petite créature un peu grotesque renfermait un pouvoir inouï. Il avait le don de prévoir l’avenir et quiconque buvait de son sang ou mangeait de sa chair, était aussitôt transporté dans une transe psychédélique et divinatoire. Les sorciers l’avaient braconné, bien des années plus tôt lorsque des explorateurs l’avaient découvert en Afrique Australe, pour transformer ses os en poudre magique. Sa chasse avait été interdite des décennies auparavant. Désormais, c’était les moldus qui le cherchaient pour s’abreuver de ses pouvoirs.
« Ils ont été longtemps chassés, dit Rima comme si elle avait capté les pensées de Frankie, et ils ont commencé à se cacher. C’est comme s’ils avaient disparu, mais je sais qu’ils sont là. »
Elle posa la tête sur l’oreiller avec un sourire rêveur puis elle se tourna pour dormir. Derrière ses paupières dansaient la silhouette des petites créatures. Elle ne les avait vu qu’en photos et en rêves, mais c’est comme si son esprit se souvenait. Elle reconnaissait le rythme de leur démarche, vive et fluide, l’éclat de leurs écailles. Elle sentait l’intelligence de leur regard posé sur elle tandis qu’elle s’endormait.
Ils marchèrent encore plusieurs jours, jusqu’à ce que lentement, le désert s’efface. Rima voyait au loin le ciel se dégager et elle pouvait sentir le sel de l’océan. Ils approchaient. Les dunes de sable laissèrent place aux vallons rocailleux et secs, il n’y avait plus la moindre plante, ni le moindre insecte. Pour fêter la sortie du désert, le chef de l’expédition proposa de faire une petite fête le soir même. Ils sortirent de leur sac quelques bouteilles d’alcools et de conserves de légumes marinés qu’ils exposèrent sur des plats en bois. Eshal, le chef de l’expédition s’approcha des trois sorciers tandis qu’ils trinquaient.
« Je ne veux pas vous inquiéter alors que vous êtes à la fête, mais demain, nous entrerons dans un territoire dangereux. Nous pourrons croiser des soldats. Plus on se rapproche de la côte, plus il y a du braconnage. Il faudra être prudent et nous cacher quand nous le pourrons. »
Ils acquiescèrent et il repartit, les laissant songeurs. Connor avait le regard rivé sur les flammes, concentré à l’extrême comme toujours. Rima savait à quoi il pensait. Il n’était ici que par un simple hasard, et il regrettait surement depuis longtemps les risques inconsidérés qu’ils prenaient. Elle aurait aimé lui dire pour la prophétie, mais elle ne le connaissait pas assez pour lui faire confiance. Ils se joignirent aux autres et profitèrent de la soirée puis ils étalèrent les duvets autour du sol pour dormir. Rima se coucha dans le sien, prêt de Frankie qui discutait encore avec les hommes réunis autour du feu. Les guides, éméchés, racontaient leurs légendes, chantaient les exploits de leurs guerriers.
« Et vous alors ? Les sorciers ? Comment vous en êtes arrivés là ? Comment votre peuple si puissant s’est-il retrouvé en exil à l’autre bout du monde ? Racontez-nous l’histoire des sorciers ! »
A ces mots, Rima toujours allongée dans son duvet, sentit l’ambiance se fraichir. Les poings de Frankie se crispèrent sur le banc. Machinalement elle se tourna et se recroquevilla. La voix de Frankie, claire et forte déchira le silence.
« L’histoire de notre peuple est longue et tragique. Vous en connaissez une partie. Lorsque la Terre s’est réchauffée, faisant monter les océans et brulant les forêts, les sorciers sont sortis du secret et ont révélé leur présence aux non-sorciers, les moldus. Ils espéraient qu’une collaboration permettrait aux deux mondes de faire face aux changements climatiques, que la science et la magie combinée pourraient éviter les pires catastrophes. Et cela a fonctionné… pendant un moment. Puis, la situation a empiré, les températures ne faisaient que grimper. Les hommes mourraient. Et la coopération s’est compliquée. Du côté moldu, des voix s’élevaient, criant que c’était les sorciers qui avaient créé le réchauffement climatique, que c’était de leur faute. Il y a eu des agressions, les sorciers ont répondu et leur pouvoir a effrayé les moldus. Peu à peu, les moldus ont chassé les sorciers hors de leurs écoles et de leurs villages. Ils les ont enfermés, ont mené des attaques. Ils se sont tous unis dans un but commun. Les gouvernements sorciers sont tous tombés. Une résistance s’est organisée, mais il y avait tant de morts... Et puis il y a eu ce jour terrible…
Il ne restait plus qu’elle, plus que Poudlard. Personne ne sait qui a vendu le secret de sa localisation aux moldus… Ils sont arrivés avec leurs engins de guerres, chars, avions. Les protections magiques étaient déjà presque toutes tombées. Ils sont entrés par la Grande Porte. L’appel à l’aide de l’école a été entendu partout dans le monde et beaucoup de sorciers ont transplané pour participer à la bataille. Le combat a duré toute la journée. Les professeurs, les élèves, se sont battus avec courage, mais à la nuit tombée les moldus ont commencé la véritable offensive. Ils ont lâché une bombe sur Poudlard… Les survivants racontent que le cratère de la bombe a englouti le château, jusqu’aux serres de botanique, avec une partie du parc. Ce n’était même plus des ruines ou des gravats, mais rien qu’une poussière fine. Poudlard et ses habitants ont été annihilés. Après cela, les dernières poches de résistance se sont éteintes. La flamme ne brillait plus. Poudlard avait toujours été le cœur de la Résistance et de l’espoir. Depuis, il ne nous reste rien. »
La voix de Frankie mourut dans le silence.
« Voilà, c’était bien ça l’histoire que vous vouliez entendre ? C’est ça qui vous fait plaisir ? Le récit de la fin de notre civilisation, la mort de nos familles, de nos amis. »
Rima sentait la honte s’abattre dans le cœur des guides. Elle entendit le frôlement de leurs tuniques sur le sable, et vit leurs ombres s’approcher de Frankie pour la serrer contre eux. La jeune femme éclata en longs sanglots contre la poitrine de leur chef. Rima, figée au sol, tétanisée par le chagrin qui la submergeait, rouvrit les paupières et découvrit le visage de Connor à quelques pas du sien, brièvement éclairé par la torche. Elle ne l’avait pas vu se coucher. Sur ses joues dévalaient des larmes silencieuses. Leurs regards se croisèrent. A tâtons ils se cherchèrent, et leurs mains s’attrapèrent. Elle s’endormit en sentant sa présence près d’elle.
Le lendemain, Connor marcha à ses côtés. Ainsi que le jour suivant. La nuit, il couchait son duvet à côté du sien. Ils dormaient l’un contre l’autre, apaisés. Un matin, en marchant il lui demanda :
« Je veux savoir la vraie raison de notre expédition. Je sais que tu me caches quelque chose, dit-il.
- Nous cherchons le Malbuluzi.
- Oui, mais pourquoi ? Je ne te crois pas. Je sais que ce n’est pas pour l’argent.
- C’est pour ça que tu es venu, souffla-t-elle. »
Il cilla, mais soutint son regard.
« Je ne sais pas pourquoi je suis venu, admit-il dans un souffle. Mais toi tu le sais, alors dis-moi. »
Elle lui raconta la prophétie sur la destinée des sorciers, formulée par une Sœur, et protégée par la Guilde des Renonçants pendant des années jusqu’à ce que Rima hérite du secret.
« Et tu y crois ? demanda Connor.
- Il le faut.
- Comment une créature peut-elle sauver le destin sorcier ?
- Je l’ignore encore. Ils n’ont pas fourni le manuel avec la prophétie, dit-elle avec un sourire.
- Pourquoi les moldus le convoitent-il aussi ? Ils ont pu entendre parler de la prophétie ?
- Non. Ils en ont capturé quelques-uns plus au nord et ils ont découvert leur pouvoir. Heureusement qu’ils n’en savent pas plus.
- Je me demande, comment une créature peut-elle nous aider à sauver le monde sorcier ?
- Je me le demande aussi.»
Il assimila l’information et se replongea dans son mutisme. Rima observait le ciel et le sol avec avidité, guettant le moindre signe de présence animale dans les parages. Elle sentait au plus profond d’elle qu’ils approchaient du but, ses doigts fourmillaient au contact de la terre sèche, la guidant. Elle se sentait en transe. Elle savait jusque dans ses fibres qu’elle suivait le bon chemin, qu’elle accomplissait son destin. Ils marchèrent de longues heures encore, sous le soleil haut et brulant. Soudain elle s’écria :
« Regardez ! Des insectes ! »
Elle les désigna du doigt, une file indienne de coléoptères qui allaient tous dans la même direction.
« Ils vont vers les ressources, vers l’eau ! Il faut les suivre ! »
Ils suivirent les insectes jusque dans un vallon aride. Plus ils s’enfonçaient, plus ils découvraient des traces d’animaux. L’odeur de sel se faisait plus forte, ils approchaient de l’océan, il était tout proche désormais, Rima sentait ses vagues ondulées jusque dans sa poitrine. Elle avançait d’un pas vif droit devant. Elle passa une saillie rocheuse et resta figée devant le paysage. Entre deux parois de la montagne, une oasis de verdure offrait un refuge miraculeux ; une grande mare à l’eau claire, des buissons, des arbres hauts et feuillus. Au loin, dans le contrebas de la falaise, l’océan s’étendait à perte de vue. Elle reconnaissait, devant elle, les paysages photographiés dans son livre. L’Afrique du Sud était vivante, survivante. Ils descendirent avec prudence et excitation. Esha ordonna à ses gardes de se disperser et de monter la garde, au cas où des soldats s’approcheraient de la zone. Ils descendirent jusqu’au point d’eau. Si les malbuluzis existaient encore quelque part sur cette planète, c’était ici, Rima en était persuadée.
Connor et Frankie la suivaient, cherchant du regard le petit lézard magique qui devait faire leur salut. Ils mangèrent tous, puis décidèrent de se séparer pour faciliter les recherches. Connor, Frankie et Rima partirent ensemble. Ils s’enfoncèrent entre les arbres, mais arrivèrent au bout de la forêt, directement contre le flan d’une montagne. Rima était sur les nerfs.
« Je les sens, ils sont là, si proches ! Mais je ne les trouve pas ! » A quinze heure, comme convenu, ils reprirent la direction de l’oasis. Ils attendaient les autres, assis sur l’herbe lorsque Connor se leva d’un bond.
« Un moteur… »
Ils n’eurent pas le temps de s’échapper, des véhicules à moteurs, et des soldats apparaissaient entre les branches, et au-dessus d’eux sur la falaise. Ils étaient cernés. Les soldats les encerclèrent, fusils pointés dans leur direction. L’un d’entre eux descendit d’un bond d’un véhicule et s’approcha.
« Pas de gestes brusques. Je sais qui vous êtes. Inutiles de faire semblant, vous êtes des sorciers. Je peux sentir l’odeur de la magie sur vous. »
Il s’avança vers Rima et Frankie.
« Je la sens dans tes cheveux, dit-il à Frankie en faisant glisser une de ses mèches blondes sous son nez. Elle doit être puissante en toi. »
Elle lui donna un coup de coude dans le menton et il s’éloigna de quelque pas. Rima eut le temps de lire son nom sur le badge qu’il portait accroché à sa veste.
« Jimmy Jefferson » murmura-t-elle.
Il se retourna et la toisa.
« Je pensais bien que les malbuluzi ne se montreraient qu’en présence de sorciers, alors j’ai attendu mon jour. Et il semble bien que j’avais raison et que je vais faire fortune. »
Il fit signe à un soldat d’apporter une caisse et ils découvrirent une dizaine de malbuluzi poussant des cris déchirants. Ils se grimpaient les uns sur les autres dans l’espoir d’atteindre le couvercle et de quitter leur prison. C’était la première fois que Rima en voyait et elle sentit l’admiration, l’excitation et la pitié grandir en elle. Ils étaient plus beaux que dans les livres, leurs couleurs étaient vives, certains arboraient trois couleurs d’écailles différentes, rouges, jaunes, bleues, d’autre étaient d’un monochrome éclatant. Elle croisa leur regard, et elle sentit qu’il la reconnaissait. Ils se calmèrent dans leur cage, magiquement.
« Ils venaient vers vous, les autres doivent être en route. On va tous les cueillir, puis les réduire en poudre, déclara-t-il, on en gardera un ou deux, pour la reproduction… »
Rima poussa un cri de colère qui sembla venir des profondeurs même de la terre. Le soldat lui donna un coup poing dans le visage qui l’envoya dans la mare derrière elle. Il s’avança, la saisit par les cheveux et lui plongea la tête sous l’eau. Frankie et Connor poussèrent un même hurlement paniqué. Le soldat sortit sa tête pour lui laisser le temps de respirer, puis la replongea presque immédiatement.
« Arrêtez ! »
Des soldats les maintenaient immobiles. Ils se débattaient, mais des coups plus forts les étendirent par terre. Allongé, Connor vit des spasmes agiter le corps de Rima. Elle se noyait. La colère l’envahissait, il n’avait rien juré lui, il était libre d’utiliser la magie contre eux. Elle avait toujours été là, présente en lui, même sans baguette, sans balais, sans potions. La magie était là, et il n’y avait qu’à tendre la main pour que cela cesse. L’onde de choc les projeta tous en arrière.
Lorsqu’il rouvrit les paupières, Frankie avait sorti Rima de l’eau et l’aidait à respirer. Il regarda autour de lui, et vit plusieurs dizaines de corps inanimés, au sol. Il s’avança de quelques pas jusqu’au cadavre de Jefferson et sans un mot l’enjamba. Il déambula entre les corps, hébété. Les guides qui les avaient amenés ici, morts. Les soldats morts, la tête explosée. Une centaine de cadavres autour de lui. Il se pencha sur un côté et vomi.
Frankie regardait la scène avec l’impression curieuse d’en être détachée. Elle ne voyait pas les morts, ne sentait plus le soleil bruler sa peau, ne sentait plus la douleur dans ses pieds. Elle n’avait conscience que d’une chose, il fallait continuer, ils étaient allés trop loin pour abandonner maintenant.
Elle aida Connor à se redresser et le dévisagea.
« De la magie sans baguette ? Comment ? Comment peux-tu … ».
Elle était ébahie, jamais elle n’avait vu une telle démonstration de puissance magique. Elle aurait voulu en savoir plus, mais l’air hagard sur le visage du sorcier la dissuada. Elle se tourna vers Rima qui déjà, libérait les malbuluzi. Le premier sortit de sa cage et monta sur sa main tendue, elle le releva jusqu’à son visage et Frankie eut tout le loisir d’observer la créature. Ses écailles étaient d’un doré ensoleillé sur son dos et verte de son ventre à ses griffes. C’était un vert profond, comme sur les photos du temps passé, le vert des forêts tropicales. Le malbuluzi s’assit dans la paume de Rima et Frankie sentit passer entre eux une communication muette. Sa petite tête balançait de droite à gauche au rythme de sa queue, marquant la mesure. Sa crête battait la cadence. Son visage était rond et doux, sa bouche formait naturellement un pli souriant. La crête sur le dessus de son front s’agitait au grès du vent, et devenait d’un bleu plus intense alors que des paroles muettes s’échangeaient entre elle et Rima.
« Je crois… Je crois qu’il faut qu’on les suive. »
Les deux petites créatures prirent la direction de l’océan. Leur queue s’enroulant l’une autour de l’autre. Frankie marchait derrière. Rima était trempée et son visage laissait paraître un profond désarroi. Elle sursauta lorsque Connor l’attrapa par le bras pour l’aider à marcher, encore tremblante de sa noyade. Quant au sorcier, il marchait avec difficulté, ses lèvres étaient blanches. Son énergie s’échappait de lui à chaque pas, songeait Frankie en le regardant. L’utilisation de son pouvoir pour chasser les soldats avait été trop fort pour son organisme, la magie le consumait. Il mourrait.
Ils escaladèrent avec difficulté une paroi rocheuse et arrivèrent sur une falaise plongeant vers l’océan déchainé. Les deux malbuluzi désignèrent le bord du précipice. Frankie se pencha pour voir et poussa une exclamation de surprise. Une horde de créatures sortait de l’eau, grimpait à la falaise et se dirigeait vers eux. Une centaine arrivait par la droite. Rima avait raison ! Ils étaient redevenus amphibiens et avaient vécu dans l’océan tout ce temps. Elle sentit son énergie revenir. Ils avaient réussi ! Ils avaient trouvé les malbuluzi, gardiens des rêves et du futur. Maintenant, ces derniers leur livreraient la réponse, d’une manière ou d’une autre. La prophétie disait qu’ils leur ouvriraient la voie pour le nouveau monde des sorciers. Ils étaient si proches du but.
Rima s’assit au milieu du sol en regardant l’océan d’un air rêveur. Elle leur fit signe de s’éloigner.
« Tout ira bien. » les rassura-t-elle.
Frankie recula de quelques pas. De la falaise, des milliers de malbuluzi s’avançaient vers Rima, dans une ruée colorée et éclatante. Frankie cria :
« Rima attention ! »
Sa Sœur lui répondit par un sourire apaisant. Déjà les créatures grimpaient sur elle. Frankie voulut l’aider, mais Connor l’en empêcha. Elle aurait pu se dégager de son étreinte faiblarde, mais elle comprit son intention. Rima savait ce qu’elle faisait. Horrifiée, elle vit les malbuluzi se superposer autour de sa Sœur, jusqu’à former une petite colline. On ne voyait plus Rima. Puis ils poussèrent de petits cris, et s’agitèrent. A leur étonnement, ils échangèrent des coups de griffes féroces.
« Non ! » s’écria Frankie.
Mais déjà des centaines de créatures étaient mortes, sanglantes. Stupéfaite, Frankie regarda leurs gouttes de sang se trouver, former des ruisseaux qui descendaient entre les petits cadavres des créatures jusqu’en bas, jusqu’à Rima.
« Ils lui montrent… murmura Frankie,avec leur sang. »
Et en effet, ils montrèrent à Rima le futur. Cela dura un moment. Parfois, une créature dégringolait la pyramide et s’échouait sur la pierre, morte. Puis il y eut du mouvement en bas, Rima qui voulait sortir. Frankie et Connor se précipitèrent et poussèrent les cadavres des créatures pour sortir leur amie. Connor chancela, au bord de l’évanouissement. Puis ils aperçurent Rima et la tirèrent par les bras hors du cercle des malbuluzi. Elle était toute sanglante, mais ce sang n’était pas le sien. Ses paupières s’ouvrirent sur ses pupilles dilatées à l’extrême. Un frisson la parcourait. Connor s’assit à terre et la maintient redressée dans ses bras.
« Rima… Rima, murmura-t-il, la tête enfouie dans ses cheveux bruns. »
Elle s’humecta les lèvres, le regard tourné vers un rêve auquel ils n’avaient pas accès. Frankie ne pouvait plus contenir son excitation.
« Rima ? Dis-nous quelque chose. »
Mais Rima n’entendait pas, son esprit était trop loin. Frankie la secouait par les épaules, sans résultats. Après quelques minutes, Rima s’humecta les lèvres et sembla tourner la tête vers eux, les cherchant à travers le voile opaque du rêve éveillé.
« Oh ma Sœur… Je comprends tout maintenant… C’était vrai. J’ai tout vu, notre passé et notre futur. Le nouveau monde existe.
- Où ? Comment y accéder ? demanda Frankie d’une voix suppliante.
- Il faut créer une brèche. Notre futur est dans le passé.
- Qu’est-ce que tu dis ? Rima !
- Ils sont vivants, ils attendent. Il faut les retrouver, il faut les mener à leur nouvelle vie.
- Qui ? Rima, dis-moi qui ? Comment y accède-t-on ? »
Le visage de Rima se tourna vers le soleil et un sourire épanoui se dessina sur son visage. Connor enfouit sa tête dans ses cheveux. Frankie sentait son cœur battre à tout rompre. Les réponses étaient là, juste là, mais elle ne pouvait y accéder. Elle attrapa la tête de Rima pour la forcer à la regarder.
« Concentre-toi. Dis-moi ce qu’ils t’ont montré.
- Un monde englouti, un monde ancien. Le temps nous ramène toujours là-bas.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ! Que dois-je faire ?
- Trouve les, ils ne sont pas morts. Et amène-les dans le temps.
- Mais quand dans le temps ? Où ?
- Là où la magie a commencé. »
La jeune femme poussa un cri de colère.
« Oh ma Sœur… ne perd pas espoir. Tu entreras la première dans la cité perdue. Elle s’ouvrira pour toi. Là-bas, dit-elle dans un murmure, le regard tourné vers l’océan. »
Elle ne finit pas sa phrase. Sa tête retomba mollement sur celle de Connor. Morte d’une overdose. Shootée à mort par le sang des malbuluzi.
« Non pas maintenant ! Reviens ! Connor, aide-moi ! » cria Frankie en les secouant tous les deux.
Mais il ne répondit pas. Leurs deux corps entremêlés s’effondrèrent au sol comme une poupée de chiffon. Morts tous les deux. Frankie poussa un hurlement de désespoir et se mit à taper donner des coups de pieds dans tous les cadavres étalés au sol. Folle de rage.
« Ce n’est pas ce qui était promis ! Ce n’est pas un monde nouveau ! Ce n’est pas le salut du monde sorcier ! Rien de tout cela n’a de sens ! »
Des sanglots montèrent dans sa poitrine et elle se laissa tomber à genoux. Un mouvement attira son attention sur sa droite. Un malbuluzi, très petit, sûrement un enfant, poussait une plainte déchirante, mais mélodieuse au milieu des cadavres de ses congénères. Une plaie sanglante lui barrait le flanc, mais le sang avait coagulé et il était vivant. Elle approcha sa main et il grimpa dessus. Le dernier des malbuluzi, songea Frankie, ils s’étaient tous sacrifiés, mais pourquoi ? La plainte de l’animal la ramena au présent. Elle caressa l’espace entre ses deux oreilles ; il poussa un petit grognement puis se calma et ourla le dos, comme un chaton. Ses écailles changeaient de couleur sur son museau arrondi. Il se hissa sur son épaule et s’y campa. Elle caressa sa petite tête et rien que ce léger contact lui fit tourner la tête. L’espace d’une seconde elle se sentit projetée vers un futur lointain et brumeux, des images se superposèrent dans son esprit, trop rapides pour qu’elle ne les déchiffre. Elle prit quelques secondes pour se remettre et se dirigea vers le sac à dos de Rima, abandonné plus loin au sol. Elle en sortit le Grand Livre de la Faune dans lequel était coincé une carte. Elle l’étudia et pointa du doigt sa position. Ils étaient à la pointe est de l’Afrique du Sud, mais cent ans auparavant, le continent continuait sur des dizaines de kilomètres. Elle pivota et le paysage changea, d’un côté l’océan, de l’autre les falaises. Elle porta son regard vers la mer agitée, d’après la carte, loin devant se trouvait Madagascar, désormais engloutie par les eaux. Le malbuluzi se tortilla dans son cou en poussant une plainte douce et musicale.
« C’est là-bas ? Là-bas que je dois aller ? »
Elle plongea son regard dans le sien et y lu comme un acquiescement. Elle reporta son regard vers l’océan, c’était donc là-bas le salut du monde sorcier ? Elle sentit l’abattement la rattraper, mais le malbuluzi se frotta contre son cou et à nouveau elle fut saisie par des nuées d’images. Elle voyait le futur, dans un brouillard épais. Son corps traversait l’océan jusqu’à une île prodigieuse, le temps se télescopait devant elle, en elle, et l’île, la même, mais immergée apparue pleine de vie. C’était là, là qu’ils devaient aller. Elle revint à la réalité, à bout de souffle.
« Je commence à comprendre. Il faut aller là-bas, dans le temps ? »
Le malbuluzi battit les deux pans de sa crête, joyeux. Un sifflement mélodieux lui échappa, plein d’espoir.