Lundi, une galerie dans un coin du Chemin de Traverse, située sur le raccourci reliant Gringotts à Ollivander’s. Dean, accoudé à sa mezzanine, regardait ses visiteurs, étreint par les doutes.
Il fixait quelqu’un en particulier. Une blonde rêveuse et mélancolique qui lui était chère. Une personne unique. Avec elle, à travers ses yeux, il voyait défiler comme dans un film ses tableaux fraîchement accrochés, exposés à l’examen critique de tous.
Au début du circuit, animaux et paysages rencontrés au gré de ses voyages. Un dragon survolant la Vallée de la Mort, une jument dans les plaines sauvages d’Australie, une abeille butinant une fleur. Une mule tirant une charrette, une carpe dans les eaux nébuleuses d’un marais de Louisiane, un troupeau de zèbres en Tanzanie. Un corbeau perché sur une corniche, l’ombre d’un loup dans une forêt allemande, une couleuvre rampant sur un sol caillouteux. Une plage grecque parsemée de parasols bariolés, les eaux bleues de la Baie d’Halong et tout au bout de l’allée, un cimetière envahi d’une brume fantomatique, mystérieux, rencontré sur les routes italiennes.
Elle s’arrêta un instant, inhala discrètement le parfum d’ambiance et sourit. Dean, frustré, serra les dents. Il voulait tant savoir ce qu’elle pensait de ses œuvres.
Ensuite, une série de portraits. Quelques personnalités qui l’avaient marqué quand il arpentait le globe, à la recherche de son art. Un graveur de pierre dans un village indonésien, une chanteuse à la voix rauque sur une scène ouverte à Barcelone, un architecte penché sur ses plans. Un guide touristique devant le Taj Mahal, une promotion de diplômés en liesse d’une école en Argentine, un revendeur de tissus sur un marché marocain. Tous paraissaient doués de vie sous son pinceau. Ils n’étaient pas animés, mais c’était tout comme. Ici et là, un athlète courant son marathon, un oculiste penché sur un patient, un arbitre sifflant une faute, le bras levé. Et la dernière peinture, plus grande, représentant une famille turque : une femme regardant son mari avec admiration, le héros de sa vie, sa demi-sœur aveugle à sa droite.
Puis elle entra dans l’espace des miniatures. Des échos de son rire parvinrent à Dean, dont le cœur se serra. Ce son lui avait manqué. Elle virevolta en souriant devant le hochet d’un bébé, un plat de spaghettis bolognaise, une branche de gui enneigée, une assiette d’oignons frits, un bol d’olives, une grappe de raisin blanc. Une chope de bière mousseuse, un verre de jus d’ananas, une pile de vieux disques poussiéreux, une harpe oubliée sous un drap, une antique baignoire, un bar et ses dizaines de boissons. Une poignée de détails insignifiants pourtant gravés dans la mémoire de Dean, tous associés à des souvenirs marquants. Elle s’immobilisa un instant, intriguée, devant un amas de lamelles orangées. Du macis. La fleur de muscade. Il en avait encore le goût sur les lèvres.
Sa joie s’évapora lorsqu’elle passa à l’allée suivante. Une partie moins amusante de ses voyages. Une immonde décharge en pleine nature, emplie de déchets, de pneus crevés, de vieux morceaux de métal, de bouts de machines démantelées, de barres de fer rouillé, de pièces de monnaie de bronze délavées. A côté, des roues cassées, une batte de base-ball dans l’encadrement d’une porte qui pendait sur ses gonds, des appareils de soudage tachés de sang. Le propriétaire d’une forge frappant son enclume, d’apparence aussi aimable qu’un mercenaire patibulaire. Une femme sur son cheval, le visage dur, éperons aux pieds, telle une Amazone implacable, à la seule exception que ce n’était pas un arc qui barrait son dos, mais un fusil d’assaut.
Plus elle avançait, et plus les peintures s’assombrissaient. Elle laissait derrière elle l’insouciance et le beau pour plonger dans ce que le monde avait de plus pourri en lui. L’objectif brisé d’un appareil photo, symbole de la censure dont il avait été témoin dans de nombreux pays. Un baiser d’adieu déchirant entre deux hommes, condamnés à mort pour leur homosexualité. Le titre cru d’une rubrique de journal sur des massacres perpétrés par des extrémistes. Un trou béant rempli de cadavres décharnés. Au milieu d’une fusillade, des enfants tenant des bazookas, esclaves d’une cause qu’ils ne comprenaient pas. Une centrale nucléaire prise d’assaut. Des bateaux emplis de silhouettes faméliques, expulsées de leurs pays et désespérées d’émigrer vers une terre meilleure. Un homme, assis au beau milieu d’une violente mutinerie, serrant une boîte contre son torse, la protégeant comme si sa vie en dépendait, la bouche ouverte sur un cri bouleversant.
C’était la dernière zone de la galerie, là où personne n’osait prononcer un mot, ni même regarder les légendes affichées près des cadres. Toutes les querelles des hommes et les conflits qui déchiraient le globe étalés à la vue de tous. Aucun commentaire ne fusait. Par principe, chacun se taisait. Comme le carrosse de Cendrillon qui se transforme en citrouille après minuit, la brutale réalité semblait leur tomber dessus. L’horreur des hommes.
Et enfin, au bout de cette noirceur, son chef d’œuvre. Un tableau immense, qui éclairait de nouveau les visages. Une célébration de la vie, des hommes, de la nature et de ce que le monde avait à offrir. Elle se planta devant la toile et n’en bougea plus, ses yeux en dévorant chaque centimètre carré.
Il la rejoignit avant la fermeture, anxieux de cette observation prolongée.
— Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ?
Elle se retourna avec un doux sourire, nullement surprise par sa présence. Sa gorge se noua de se retrouver si proche d’elle après toutes ces années.
— J’avais reconnu ton pinceau. C’est magnifique.
Quelques mots qui suffirent à le rassurer sur le travail d’une vie et éteindre ses doutes.
Parce que c’était Luna.