D’un geste rageur, elle referma son carnet à dessin.
Elle n’y arrivait pas. Elle n’y arrivait plus.
Les croquis étaient tous flous, inexacts. Les créatures magiques sous ses yeux devenaient sous ses doigts des monstres effrayants de difformité. Même le veaudelune qu’elle était en train d’esquisser pour un devoir sur les créatures nocturnes prenait un air menaçant. Sa main, pourtant sûre et maîtrisée autrefois, ne parvenait plus à reproduire le monde sans trembler. Elle parait chaque chose d’une aura d’étrangeté et de mal-être, comme si tout ce qui la troublait, à l’intérieur, trouvait irrémédiablement une voie vers l’extérieur. Par les desseins. Par les mots. Par les regards.
Luna rouvrit le carnet pour arracher les pages, répandant autour d’elle une foule de boulettes de papier couvertes de silhouettes étranges et de regards inquiétants. Geste inutile, violence gratuite, gaspillage immotivé, Luna était méconnaissable.
Elle n’y arrivait plus.
Elle avait cru un temps être sortie de cette inertie mortifère qui l’avait prise à la fin de la guerre, de cette période durant laquelle elle avait été incapable de toucher sa baguette, trop effrayée par la mort qu’elle portait, de ce temps enfin durant lequel elle avait quitté amis et famille pour se reconstruire ailleurs. Parce que c’était exactement cela : elle n’avait plus supporté, pendant des mois, tout ce qui avait trait au monde magique, trop habitée qu’elle était par les souvenirs de la mort et de la violence que chacun des sorciers, tout camp confondu, avait perpétrée. Elle avait fui pour ne pas se mettre à haïr, et au contact du monde, avait eu la certitude de s’être reconstruite.
Elle était rentrée et avait retrouvé une société rétablie, guérie. Poudlard avait été rebâtie, les plaies avaient été pansées, les morts pleurés, et elle pouvait à nouveau envisager le futur sans trembler. Elle s’était inscrite à l’Université Sorcière de Glasgow et avait commencé à étudier la magizoologie. Elle avait recréé les liens qu’elle avait rompu, en avait renforcé certains…
Elle avait eu l’impression de s’en être sortie. Elle avait eu son père, elle avait eu ses amis, elle avait eu Dean qui la chérissait et qu’elle ne méritait pas… Elle y avait vraiment cru, et c’était sans doute pour cela que la déception était désormais si amère. Luna détestait l’amertume. Ce n’était pas ainsi qu’elle souhaitait voir le monde. Ce n’était pas ainsi qu’elle voyait le monde, tout court. Tout ce qui était amer se perdait dans le néant, et l’emportait avec elle.
Et s’il n’y avait eu que l’amertume de la déception… Elle jeta un regard à la pile de journaux qui jonchait son bureau. Les épreuves du Chicaneur. D’un geste las, Luna passa ses mains sur son visage, essayant de contenir ses larmes.
Le plus dur était sans doute que la déception se mêlait intimement au chagrin et à l’inquiétude. Elle avait réussi à tenir le coup pendant plus de trois ans, partant, dès qu’elle ne ressentait le besoin, à l’étranger observer des merveilles qui la vaccinaient contre chaque rechute de marasme. Elle avait passé trois années magnifiques, à chérir ses amis, à arpenter le monde, à rêver comme si rien n’avait eu lieu, et puis…
Son père était tombé malade. Il n’avait rien dit, n’en avait sans doute même pas conscience, mais Luna se doutait que cette maladie incurable et inexplicable était la conséquence des angoisses qu’il avait ressenties lorsque sa précieuse fille avait été enfermée au manoir Malefoy, à la merci des cœurs les plus sombres. Et comme en vouloir aux mangemorts ne suffisait pas, Luna ne pouvait s’empêcher de se sentir responsable.
Xenophilius n’avait eu que quelques semaines avant de devoir être reçu en soins intensifs à Sainte-Mangouste. Il avait fait promettre à Luna qu’elle reprendrait le Chicaneur. Elle avait accepté avec enthousiasme, mais cette nouvelle tâche pesait chaque jour un peu plus sur ses fragiles épaules. Elle avait l’impression, en écrivant ses articles, de le maintenir en vie tout aussi artificiellement que les potions des médicomages. Elle sentait au fond d’elle que son père comme le journal étaient condamnés… Et cela la brisait.
C’était comme vivre enfoncée dans la brume. De la brume sur les croquis, de la brume dans les yeux, de la brume dans le cœur. Et alors qu’elle avait toujours réussi à retrouver la lumière, elle était intimement convaincue que, cette fois-ci, elle était vouée à se battre dans l’ombre.
Elle en était percluse de peur, paralysée d’angoisse.
Mort. Abandon. Désespoir. Tout ce qu’elle voyait en ouvrant les yeux était un noir futur au milieu des larmes.
***
L’estomac noué, Dean poussa la porte de l’appartement. Il ne savait pas quand, exactement, il avait commencé à redouter les retours, ni quand il s’était mis à envisager avec inquiétude quelques heures passées à la maison.
Il envoya sa cape sur le porte-manteau d’un coup de baguette, posa sa sacoche, et chercha Luna des yeux. Il espérait que la solution qu’il avait trouvée était la bonne. C’était son dernier recours. Il avait tout essayé, les mots, les cadeaux, les attentions, mais il aurait pu dire d’avance que rien de tout cela ne fonctionnerait. On ne soignait pas Luna avec des mots et des objets… Il avait tenté parce qu’il ne supportait pas de ne rien faire. Il ne pouvait pas la voir ainsi.
Voilà deux ans qu’ils vivaient ensemble. Alors qu’il avait cru la perdre à jamais, quand elle était partie, au lendemain de la guerre, il avait été émerveillé de la voir revenir. Plus envoûté que jamais, il avait entrepris de la chérir pour qu’elle n’ait plus jamais envie de partir.
Et, malgré tout, elle était en train de lui échapper dans un univers d’angoisses qui n’appartenaient qu’à elle et où nul ne pouvait la chercher.
Quand elle l’avait quitté, juste après la Bataille de Poudlard, elle était cet être brisé qu’il avait rencontré à la Chaumières aux Coquillages, cette frêle silhouette si forte et si fragile, si lumineuse et si détruite qu’on se demandait en la voyant comment une telle somme de contradictions pouvaient encore arpenter le monde. C’était elle qui, un jour, alors qu’ils se promenaient pieds-nus sur la plage, avait posé ses lèvres sur les siennes, sans prévenir, avec l’impossible spontanéité qui était la sienne. Il avait essayé de la prendre dans ses bras, mais elle avait reculé d’un pas et avait éclaté de rire, un rire magique, un rire-trille, un rire-trésor qu’il entendait toujours résonner, le soir, quand il fermait les yeux.
Pourtant, dans ce rire, il y avait une fêlure. Et la fêlure, après la Bataille, était devenue un gouffre insondable. Puisqu’exister autour de ce vide était devenu intenable, Luna était partie, sans un au revoir.
Des mois durant, Dean avait attendu, persuadé de n’être que naïf et de ne jamais la revoir, mais incapable de faire autre chose que de guetter son retour. Et un matin, elle avait frappé à la porte du petit appartement qu’il louait au-dessus du Chaudron baveur en échange d’un coup de main lorsque Tom en avait besoin. Il avait failli ne pas entendre les coups sur le battant tant ils étaient légers. Mais, alors que les autres frappent une, deux ou trois fois, Luna faisait résonner les huis de rythmes qui ne parlaient qu’à elle… Cette musique, c’était son rire, celui qu’elle promenait partout avec elle.
Dean n’avait même pas eu besoin de tendre l’oreille pour l’entendre. Il s’était précipité et avait ouvert. Elle était tombée dans ses bras, et ils avaient alors partagé un moment d’absolu comme ni l’un, ni l’autre, ne pensaient en vivre un jour.
Elle était revenue et ce qui avait pu passer pour une fêlure, pour un gouffre, s’était avéré un immense tremplin vers les étoiles. Luna avait entrepris de s’envoler, et elle avait décidé d’emmener Dean avec elle.
Pendant trois années ou presque, ils avaient été si heureux que le jeune homme avait parfois eu besoin de se pincer pour vérifier qu’il ne rêvait pas. La jeune femme qui partageait sa vie y apportait une joie mâtinée d’absurdité qui rendait le quotidien à la fois doux et magique… Il avait découvert le bonheur de ne rien désirer d’autre que ce qu’il avait déjà.
Et puis Xenophilius était tombé malade… À trop vouloir s’envoler, on risque de tomber. De l’effondrement des certitudes à celui des rêves, il n’y a qu’un pas, et Luna avait chuté avant même de s’en rendre compte. Pour Dean, ç’avait été comme tomber du haut de la tour d’astronomie.
Il avait oublié les fous-rires, les voyages impromptus durant lesquels il dessinait les créatures dénichées par Luna, les rêves, les caresses si légères qu’elles semblaient irréelles. Il avait oublié…
Il n’y avait plus eu que la crainte, cette boule au fond de l’estomac, de trouver la femme qu’il aimait en pleurs à son retour, encore, toujours. Il ne pouvait pas la voir ainsi.
Il n’avait pas le choix. Il n’y avait rien à faire. Tout ce qu’il avait tenté avait été voué à l’échec. Ce qu’il était sur le point de tenter, il le faisait avec l’énergie du désespoir.
En silence, il se faufila entre le canapé et la table, et se glissa dans leur chambre. Elle était là, effondrée sur le bureau, la tête dans les mains, immobile, entourée d’un amas de papier, froissé ou non, portant soit le titre du Chicaneur, soit des croquis aux traits horribles et agressifs, comme des cauchemars tracés à la mine de carbone.
Dean laissa échapper un soupir, rangea d’un coup de baguette, et s’accroupit aux genoux de Luna.
Il ne savait plus quoi dire. Ça ne pouvait pas durer.
Il se redressa, repoussa les bras de la jeune femme avec une infinie tendresse et posa un baiser sur son front.
- Luna, ferme les yeux. Je vais t’emmener quelque part. Promets-moi de me suivre et de ne pas ouvrir les yeux tant que je ne te l’aurai pas dit.
En silence et les paupières closes, elle hocha la tête.
***
Luna avait senti la pression au niveau de son nombril induite par le transplanage d’escorte. Elle s’était douté que c’était ce que Dean avait derrière la tête. Dean…
Il essayait vraiment de l’aider, mais il n’existait aucune aide capable de chasser la brume qui lui obscurcissait le cœur. Tout l’amour du monde était vain. Luna ressentait une pointe de culpabilité lorsqu’elle remarquait qu’elle lui apportait bien des peines, ces derniers temps. Elle aurait tant souhaité ne pas l’entraîner avec elle dans l’ombre où elle sombrait…
Cependant, elle restait Luna, et arpentait le monde en restant sujette à tous les émerveillements. Les yeux fermés, sa petite main serrée dans celle de Dean, elle avait utilisé dès leur arrivée tous les sens disponibles pour analyser ce qui l’entourait, et tenter de décoder la surprise qui lui était offerte, dans l’espoir d’y trouver une échappatoire, ne serait-ce que pour un instant.
Au travers de ses paupières, elle avait noté un changement léger de luminosité. Sur sa peau, elle sentait le souffle frais d’une brise inconnue. Un parfum d’herbe sèche et de résine venait chatouiller ses narines. Le silence enfin, était presque total, à peine rompu par le murmure du vent dans les branches et dans les herbes.
Enveloppée dans un tourbillon de sensations, Luna se prit à espérer. Elle souhaitait du fond du cœur que l’idée de Dean fonctionnât, qu’il eût enfin trouvé le moyen de la guider hors de l’ombre, qu’il lui offrît un émerveillement si fort qu’elle ne pût plus faire autre chose que cesser de sombrer. Voilà si longtemps qu’elle n’avait pas rêvé…
Lorsque Dean, d’une voix douce et d’une pression de la main sur son dos, l’invita à marcher sans ouvrir les yeux, elle suivit, l’âme frissonnante et le cœur ouvert. Le sol était élastique sous ses pieds. Elle s’était prise à espérer, et elle se prenait désormais à imaginer. Elle s’imaginait les chaumes d’un alpage, des bouquets d’arbres, et le ciel pour seul gardien. Ne pas ouvrir les yeux devenait de plus en plus difficile. Elle souhaitait tellement admirer la lune et tutoyer les étoiles...
Dean, comme s’il avait lu dans ses pensées, resserra la pression sur sa main.
- Encore quelques instants de patience, murmura-t-il.
Après une centaine de mètres de marche durant lesquels Luna n’avait eu d’autre souci que de se délecter du vent dans ses cheveux, il la fit asseoir sur ce qui, au vu de sa régularité, semblait être un banc de pierre.
- Tu peux ouvrir les yeux.
Luna en eut le souffle coupé. C’était bien des chaumes. Elle se trouvait au sommet d’une montagne et, rien qu’en levant le menton, elle aurait pu se croire capable de converser avec le ciel, qui dessinait au-dessus de leurs têtes l’écheveau complexe de ses constellations. Il n’y avait pas de lune. Le sol, vallonné et élastique, était parfois masqué par des tapis de bruyère et des bosquets d’épicéas.
Les chaumes et le ciel étaient d’une beauté à couper le souffle, mais ce n’était pas cela qui attirait l’attention de Luna. Quand elle avait voulu regarder les terres en contre-bas, dont la vue ne pouvait être que magique, son regard s’était perdu. Et pour cause… Les pieds des montagnes étaient plongés dans un brouillard épais que la clarté des étoiles ne parvenait pas à percer.
Les deux frêles promeneurs qu’ils étaient avait l’impression de flotter, à des années-lumière du sol, sur une précaire plate-forme d’herbe sèche, à mi-chemin entre la terre et le ciel.
- Tu m’avais dit que tu te sentais perdue, aveugle au milieu du brouillard. Mais regarde où tu es, Luna. Il suffit d’un pas pour quitter le brouillard, et qui franchit cette barrière se trouve à même de tutoyer les étoiles.
Luna prit la main de Dean entre les siennes et serra de toutes ses forces. Ce n’était pas le ciel qu’elle regardait, mais son reflet dans les yeux de celui qui cherchait à tout prix à la tirer des griffes de l’ombre. Ils brillaient, en cet instant, infiniment plus fort.
Les mots et les objets n’avaient pas pu la sauver, mais la magie du monde, elle, était toujours prompte à accomplir l’impossible. Après avoir espéré et imaginé, Luna, finalement, se prenait à rêver.
Et puis, doucement, elle se mit à pleurer.
Son père était toujours malade. Elle était toujours épuisée par l’inquiétude. Elle n’avait, peut-être, toujours par retrouvé ses capacités en dessin. Et pourtant, elle avait l’âme légère, parce qu’elle flottait au-dessus du brouillard, et qu’il n’y avait rien entre elle et les étoiles.
Peut-être, finalement, n’était-elle pas condamnée à ramper dans l’ombre.
Prise d’un émerveillement sans fin, elle sentit, progressivement, les nuées quitter son cœur pour rejoindre le sol, guidées par les traînées laissées par ses larmes. Le poids qui ployait ses épaules, lui, s’envolait pour se perdre dans les étoiles. Luna était légère, légère…
Elle était si libre qu’elle avait l’impression que la moindre impulsion lui permettrait de s’envoler, de partir…
Au-delà de la brume.