Les rayons du soleil doraient la Chaumière aux Coquillages. Après les tempêtes, les flots indomptables brisés sur les rochers et les bourrasques salées de l'hiver, la tranquillité du printemps s'installait doucement. Les herbes sauvages qui poussaient sur la dune frémissaient sous la brise. Le sable clair ondoyait au gré du vent, et on entendait l'écho des chants d'oiseaux qui accompagnait la mélodie des vagues.
Comme chaque fois qu'elle s'y rendait, Lavande fut surprise par le calme mystique du lieu. Cette maison perdue entre les collines avait quelque chose d'unique, de magique. Elle semblait tout droit sortie d'un conte de fée. Le cliquetis des conques accrochées au battant de la porte sonnait à ses oreilles comme une douce mélodie. Un murmure apaisant. La jeune fille souriait.
Elle se souvenait de la première fois qu'elle avait passé cette porte. De la libération, du soulagement de pouvoir enfin parler à quelqu'un qui la comprenait. Après tout, Bill était lui aussi une victime, blessé par le même bourreau qu'elle. Se confier à lui la soulageait, lui redonnait espoir.
Pourtant, elle savait au fond d'elle-même que ces entrevues avec le charmant jeune homme n'était pas la seule chose qui lui faisait, chaque semaine, pousser la porte de la Chaumière. Même s'il était son confident, il n'était pas seul dans la maison. Ces visites avait fait redécouvrir à Lavande la jeune femme qui l'avait hypnotisée quatre ans auparavant lors du Tournoi des Trois Sorciers. Dans ses souvenirs, Fleur était un ange, une créature mythique, intouchable, qu'elle admirait. La voir chaque semaine, dans l'intimité de son foyer, avait quelque chose d'étrange. C'était pour elle comme rencontrer son idole. Même si elles n'avaient encore jamais eu l'occasion de parler seule à seule.
Était-ce pour cela qu'en ce jour de printemps, Lavande était volontairement arrivée avec une bonne quinzaine de minutes d'avance ? Ce désir inavoué de passer quelques minutes en sa compagnie ? Sa curiosité ; cette attirance étrange que générait la belle Française chez elle ? Lavande n'aurait su dire si ce petit écart à la ponctualité était conscient ou non.
Pourtant, lorsqu'elle se trouva face à la porte, elle hésita un instant. C'était tout de même impoli, de débarquer comme cela. Et puis, seulement quinze minutes d'avance, cela ne changerait rien. À cette heure-là, Bill serait déjà rentré. Elle dérangerait simplement les deux jeunes mariés. Lavande gardait son poing fermé, à quelques centimètres du panneau de bois. Quinze minutes, ce n'était pas si outrageant que cela. Elle chassa ses sombres pensées tapota doucement contre le heurtoir. Sans même s'en apercevoir, elle descendit nerveusement les manches de sa robe sur ses poignets. Les cicatrices couraient jusque le long de ses avant-bras. Et malgré les températures printanières, elle refusait de quitter ses longues manches pour des vêtements plus légers. Sa mère n'avait même pas tenté d'insister.
Il y eut quelques secondes de silence, puis Lavande entendit du bruit à l'intérieur. Elle mordillait nerveusement l'intérieur de sa joue. Pourquoi était-elle si anxieuse, soudainement ?
La porte s'ouvrit sur la silhouette de Fleur.
— Bonjour Lavande ! Tu viens tôt aujourd'hui !
— Bonjour, répondit timidement la jeune fille, prise au dépourvu.
— Bill n'est pas encore rentré, il risque d'être retenu un peu plus longtemps que d'habitude. Rentre donc l'attendre à l'intérieur. Tu vas attraper froid !
La jeune fille acquiesça d'un hochement léger de la tête, puis porta son regard sur ses chaussures. Le sourire de Fleur l'intimidait. La jeune femme avait laissé derrière elle ses airs hautains et ses mimiques sarcastiques. On ne lisait dans ses yeux qu'une infinie bonté. Le cœur serré, Lavande songea que si la guerre l'avait enlaidie de ses cicatrices, elle avait rendu la belle Française encore plus rayonnante.
Alors que la jeune fille se déchaussait, la voix mélodieuse de son hôte lui parvint depuis la cuisine.
— Je préparais du thé. Tu en veux une tasse ?
— Avec plaisir !
Sa voix sonnait trop enjouée. Lavande soupira pour elle-même. Fleur lui faisait un drôle d'effet, qu'elle ne parvenait à expliquer. Elle l'admirait tant. Belle et intelligente. Magnifique, mais pas moins reconnue pour son talent. Fleur était tout ce qu'elle aurait aimé être.
Mais Lavande n'avait jamais été particulièrement douée pour quoi que ce soit. Et elle avait perdu son seul atout. Son visage de poupée n'était plus qu'un champ de bataille, marqué par la guerre. Les larmes lui montaient aux yeux. Il fallait qu'elle se reprenne.
Elle prit quelques instants pour se calmer et attendit Fleur dans le salon. Elle se tordait nerveusement les doigts, incapable de refréner l'angoisse qui serrait ses entrailles. Seuls les tintements de la vaisselle rompaient le silence qui pesait dans la petite maison. Après quelques minutes, Fleur rejoignit son invitée. Elle fredonnait un air que la jeune fille ne connaissait pas, et tenait entre ses mains un plateau aux détails plaqués de feuille d'or.
Fleur s'assit à ses côtés, et leur servit chacune une tasse de thé. Puis elle lui sourit. Lavande n'osait dire un mot, et se sentait profondément mal à l'aise. Elle crispa ses mains autour de la tasse dont la chaleur réchauffait ses paumes.
— Je te trouve très courageuse, entama l'hôtesse sans préambule.
Lavande releva le nez, osant à peine croiser le regard bleu de la jeune femme. Elle, courageuse ? Elle, qui se terrait chez elle depuis la fin de la guerre, pour fuir les regards ? Elle, qui avait systématiquement refusé toute l'aide qu'on lui proposait, incapable d'affronter ses propres démons ? Elle, qui se sentait si pathétique, si faible ?
— Après tout ce que tu as traversé... Tu t'es battue, alors que tu es si jeune. Et tu as payé le prix fort. Mais tu essayes quand même de remonter la pente. Tu arrives à te confier.
Lavande sursauta et faillit s'étouffer avec sa gorgée de thé. Elle se reprit immédiatement, et se maudit intérieurement d'être si pataude. Elle se tourna vers la femme de Bill, et lui lança un regard interrogateur.
— Oh, je n'écoute pas vos conversations, ne t'inquiète pas, reprit immédiatement Fleur avec un regard rassurant. Mais j'imagine que... que tu dois lui parler de ce que tu ressens. Parce que vous avez vécu quelque chose de similaire.
Lavande se passa à nouveau de commentaire. Elle ne savait où son interlocutrice voulait en venir.
— Ce ne sont que de petits changements, mais chaque fois que tu viens, j'ai l'impression de te voir plus souriante que la précédente. Un peu plus confiante.
— Merci, parvint finalement à murmurer Lavande. Mais je n'y arriverais pas seule. Il... Ça m'aide de pouvoir parler de tout ça. De ce qu'on ressent. Et puis Bill, vous avez de la chance de l'avoir. Il est tellement... Tellement plus fort que je ne le suis.
— C'est l'impression qu'il donne, soupira Fleur davantage pour elle-même que pour son invitée. Mais il se bat encore avec ses propres démons.
Lavande s'était rapprochée d'elle sans s'en rendre compte. Quelques centimètres seulement les séparaient. Elle regardait ses doigts fins, accrochés au tissu de sa robe. Il y avait dans ces derniers mots prononcés une infinie tristesse. Et la jeune brune ne savait s'il convenait qu'elle creuse le sujet.
— Je ne sais pas si on se remet vraiment de ça un jour, tenta-t-elle d'expliquer.
— Je ne peux qu'imaginer. Être là pour lui.
Le cœur de Lavande battait à tout rompre. Dans un élan de compassion, elle posa sa main sur celle de Fleur. Cette dernière tourna son visage vers elle et lui sourit. Elle ressemblait à un ange tombé du ciel. Un ange qui regrettait le paradis.
— Enfin, je n'ai pas à me plaindre, se reprit-elle en se redressant. J'ai bien conscience que je fais partie de ceux qui ont eu de la chance. Tout aurait pu être tellement pire...
— Vous... Tu as le droit d'être triste, aussi. S'il y a bien une chose que j'ai appris, c'est que ce n'est pas parce que d'autres subissent de plus grandes peines qu'on ne peut pas être malheureux. Ça doit être difficile, pour toi aussi.
Elles se regardèrent un instant en silence. Lavande pressa un peu plus les doigts froids de son hôtesse. Si ses cicatrices la défiguraient, celles qui marquaient Fleur étaient invisibles. Pourtant, elle aussi avait dû terriblement souffrir. Elle avait été proche de Cedric, et l'avait vu mort dans les bras de Harry. Alors qu'elle avait quitté sa France natale pour commencer une nouvelle vie, elle s'était retrouvée embarquée dans une guerre qui n'aurait pas dû être la sienne. Loin de sa famille, loin de ses amis, face à une belle-famille qui lui avait fait trop longtemps sentir qu'elle n'était pas la bienvenue.
Et son roc, son pilier, son amour avait frôlé la mort. Après cette bataille, elle s'était engagée corps et âme dans cette résistance clandestine. Elle avait hébergé de pauvres gens dont la tête était mise à prix. Elle avait soigné leurs blessures. Elle avait soutenu son mari, dans ces accès de colère auxquels elle seule avait assisté. Ces moments où il perdait pied, où il en voulait à la terre entière, où il se détestait. Il était tout de même un excellent acteur. Même sa mère n'avait jamais soupçonné à quel point le traumatisme l'avait marqué. Seule Fleur avait vu les véritables dégâts. Seule elle avait subi les conséquences.
Puis il y avait eu la paix, si cruellement entachée par la mort de Fred. En bon aîné, Bill avait épaulé ses frères et sa sœur, ses parents. Et à nouveau, elle avait assisté à l'envers du décor ; à tout son malheur. Il semblait perdre pied. Chaque jour il parvenait mieux à cacher sa douleur. Pourtant, chaque jour, elle le sentait plus distant. Comme s'il n'était plus que la moitié de lui-même.
Mais tout cela, Fleur ne pouvait en parler à personne. Elle était sa femme et sa meilleure amie, sa seule confidente. Et nul ne l'aurait crue. Le si solide, si admirable, si brave Bill Weasley, secrètement désemparé, au point d'en délaisser sa femme ? Improbable. Impossible.
Et cette jeune fille lui faisait face, assise sur son canapé, était peut-être la seule à pouvoir concevoir tout cela.
— Il y a des douleurs qu'on ne montre à personne. Mais toi, je suis sûre que tu les ressens aussi. Parce que tu l'aimes.
Fleur s'apprêtait à dire quelque chose quand les flammes qui crépitaient la cheminée s'embrasèrent d'une couleur émeraude. Elle se ravisa aussitôt et dégagea ses doigts entremêlés à ceux de Lavande. La jeune fille se décala à une distance plus raisonnable de l'autre côté du canapé.
Lorsqu'elles relevèrent la tête, un Bill aux traits tirés leur faisait face. Quand ses yeux se posèrent sur son invitée, il se redressa. Son visage s'éclaira et la moindre ride fatiguée disparut.
— Oh, Lavande, tu es déjà là ! Je ne pensais pas être si en retard. Enfin, je vois que Fleur t'a bien accueillie.
Alors qu'il déposait un tendre baiser sur le front de sa bien-aimée, Lavande sentit son cœur se serrer. L'espace d'un instant, elle l'avait vu sous son vrai jour.
Elle ne comprenait que trop bien ce que Fleur avait voulu dire en laissant échapper qu'il se battait encore avec ses propres démons.