L'odeur d'une robe franchement lavée et amidonnée avait toujours empli Lucius d'une frémissante sensation de bien-être, de joie presque enfantine ; ce matin-là cependant, le parfum léger des vêtements soigneusement rangés sur son valet de chambre brûlèrent ses narines comme du détergent, lui arrachant un grognement auquel personne ne répondit.
Le sorcier bascula en arrière sur le lit, abandonnant sa troisième tentative de s'extirper des draps. Sa bouche était encore pâteuse de l'alcool ingurgité la veille, sa boite crânienne raisonnait comme un tambour et une vague nausée tournait au fond de sa gorge comme un animal en cage.
Rien que de bien normal pour le commun des mortels, au lendemain du réveillon du jour de l'an ; pour Lucius, cependant, c'était plus rare. Il tendit ses bras devant ses yeux, observant ses longues mains blanches et fines. Il avait toujours aimé ses mains. Le sorcier aimait à se flatter qu'elles auraient été parfaites pour jouer du piano et que s'il avait appris, il serait sans nul doute un pianiste envoûtant. Le musicien qu'ils avaient engagés pour le baptême de Drago, dix-sept ans au par avant, l'avait détrompé sans mot dire. Ses mains à lui étaient petites et grosses, ses doigts courts et grossiers ; et pourtant ils dansaient sur les touches avec la vivacité d'un écureuil. Parfois, lorsque le tempo s'accélérait, ses mains semblaient se transformer en bec, frappant les touches avec la rapidité et la précision d'un aigle saisissant sa proie. Lucius s'était trompé sur la physionomie des pianistes. Il s'était trompé sur beaucoup de choses.
Il était immobile, mais ses mains tremblaient. Il espérait que c'était le manque d'alcool, qui seul continuait à lui permettre de respirer, et non l'anxiété qui lui tordait perpétuellement le ventre. Si la première solution lui faisait horreur, elle restait préférable à la seconde. La soirée de la veille avait été atroce. Un tremblement le parcouru des pieds à la tête, et un haut-le-cœur le fit s'asseoir brutalement, mais la bile redescendit, brûlante, le long de sa gorge avant d'envahir sa bouche.
Janvier, autrefois, avait été le temps du renouveau, des bonnes résolutions ; le mois des bilans, des débuts, des fins. Le mois des projets et des idées nouvelles. C'était un mois calme, lors duquel les interactions sociales se réduisaient après l'extravagance de Décembre, petit morceau de vie où la quiétude l'emportait sur tout, et où il aimait à déguster un petit verre de xérès les yeux perdus dans les flammes de la cheminée en rêvant à ce que le printemps apporterait.
Pas cette année.
Cette année, Lucius avait l'intention de boire. De noyer la peur, la honte et la colère dans la nausée. Jusqu'à rendre tripes et âme, jusqu'à ne plus voir le mélange de pitié, de peine et de rancœur dans les yeux de Narcissa, jusqu'à ne plus reconnaître les traits de ce fils aussi égaré que lui, jusqu'à oser retourner à Bellatrix la torgnole qu'il rêvait de lui mettre, jusqu'à ouvrir la bouche sur le flot de haine que lui inspirait son seigneur et maître ; et alors, peut être, dans un mouvement de colère face à cette insubordination, Voldemort le tuerait d'un mouvement de baguette. Le délivrerait de cette peau qu'il ne supportait plus, de cette famille qui l'étranglait ; de cette maison qui lui brisait les reins.
Lucius resta assis, la mine basse et l’œil mauvais. Un besoin terrible d'eau alourdissait sa langue, mais il n'avait l'intention d'ouvrir ses dents qu'au liquide ambré d'un de ces whiskey-pur-feu de plus de plus de 70 ans d'âge que le père de Narcissa lui avait offert pour leur mariage. Il sentirait chaque goutte d'alcool glisser le long de sa gorge à vif, brûler ses boyaux comme de l'acide, et il s'oublierait dans la douleur.
D'un coup de baguette imprécis, il fit apparaître un verre emplit d'un liquide clair comme de l'eau, magiquement pompée à même les bouteilles de gin conservées au cellier, juste à côté de geôles qui n'avaient pas été aussi pleines de puis près de 200 ans.
Le sorcier se coupa le pouce en saisissant le ballon, ébréché parce qu'il avait lancé le sort « comme un sang-de-bourbe » , maculant aussitôt sa main de sang.
Avec un petit rire aigu, il leva le bras vers le plafond, faisant gicler quelques gouttes écarlates sur son front blême.
- A l'an de grâce 1998 ! s'exclama-t-il avec un rire sans joie, avant de rajouter dans un murmure : « J'en ai plus rien à foutre. »
Et il vida le verre d'un trait.