Les frimas de février gelaient les pavés, les fenêtres, les buissons et les barrières de fer noir, recouvrant tout d'une nappe de gel laiteuse, mais chaque soir, à la tombée de la nuit, Rosier venait se planter dans une petite rue de briques sombres pour écouter, absurdement, une femme invisible chanter la beauté des fraises.
C'était une compagnie de moldus qui répétait pour un spectacle que Rosier ne voulait même pas comprendre, quelque part entre jazz et opéra. Et dans ce maelstrom de musique qui semblait changer d'un jour à l'autre, s'élevait la voix de la Strawberry Women. Une minute et quelques secondes d'une extase absolue. Son timbre chaud et clair s'élevait dans la ruelle, caressait les murs aveugles, les joues et les yeux de Rosier, l'enveloppait comme une brise estivale perdue au milieu de l'hiver, avant de s'envoler vers les nuages avec la force, la détermination et la brillance d'une étoile filante. Jamais perçante, jamais agaçante, c'était une voix qui cajolait, qui envoûtait, avant de s'éteindre en une note claire et pure.
Quelques semaines plus tôt, Rosier aurait ri avec mépris en s'imaginant aussi transi pour une comptine évoquant les fraises, quelle que fut la complexité de la musique. Mais depuis, le sorcier avait tué. Pour la première fois de sa vie. Le Maître avait pointé une victime de son long doigt blanc qui ressemblait à une griffe de la grande faucheuse, et Rosier, dans un éclair vert, avait prit une vie. Il avait cru qu'il serait prêt, que rien n'entamerait sa fidélité à la cause, qu'une vie de moldu n'était pas plus importante que celles des fourmis qu'il s'amusait à brûler, lorsqu'il était enfant.
Mais cette longue main blême qui avait serré la sienne lorsque le cadavre était tombé à ses pieds, mou comme une poupée de chiffon, était glaciale ; il lui sembla que son cœur était dans le même temps transpercé par un tison ardent, et le sourire satisfait qui étirait ses lèvres s'était figé. Il lui avait fallu rassembler tout son courage pour ne pas s'effondrer devant son seigneur et maître et ses autres partisans lorsqu'il avait réalisé que ce n'était plus un jeu, que dans sa quête de purification du sang sorcier, son âme, peut-être, était désormais mutilée. Qu'il n'y avait plus de retour en arrière.
Et lorsqu'enfin il s'était trouvé seul, il avait erré sans les voir dans les rues de Londres, comptant les battements de son cœur, qu'il sentait pulser dans ses lèvres et dans son cou, en se demandant s'ils ne s'étaient pas démultipliés, s'ils ne battaient pas pour deux, désormais. Le ventre froid, le front brûlant et la bile au fond de la gorge, il avait finit par tituber dans cette ruelle sans la voir, et par la fente d'une fenêtre entrouverte, la voix de la femme qui chantait les fraises l'avait foudroyé. Un rayon de lumière dans l'abîme infernal qu'il avait lui-même ouvert sous ses pieds, si désireux de se faire bien voir.
Et cela faisait trois semaines maintenant, que, religieusement, il venait chaque jour écouter la Strawberry Woman. Il l'entendait où qu'il soit, il la portait à l'intérieur de lui, sa voix de cristal hantant jusqu'à ses rêves. Elle avait dressé un paravent incassable entre lui et son acte, entre lui et son cadavre. Lorsqu'il s'abandonnait à elle, il oubliait tout.
Et pourtant, petit à petit, Rosier sentit monter en lui une colère qu'il trouvait salutaire, et qui allait, il le savait, le sortir de cette hypnose étrange. Cette voix moldue l'ensorcelait, l'ébranlait. Elle menaçait de lui ouvrir les entrailles en lui faisant accepter que tous les êtres humains étaient égaux. Elle murmurait à son oreille qu'il avait brisé une vie et avec elle plusieurs autres, et donné son âme pour un mensonge, et ce chuchotement rendait Rosier cinglé.
C'était une erreur dans l'ordre naturel des choses ; cette femme était une erreur. Les moldues ne pouvaient pas avoir une telle emprise sur lui. Leur art ne pouvait pas l'atteindre, leur voix ne devaient pas avoir de pouvoir. Et s'il fallait purifier le monde, il fallait d'abord arracher à ces humains à peine plus évolués que des animaux cette magie de bas étage, qui l'avait presque anéanti.
Pourtant, Salazar savait à quel point il aurait eu besoin de cette voix. A quel point il aurait voulu la garder au fond de son oreille pour toujours. La détruire serait un plus grand sacrifice que son premier cadavre ; mais il ferait de cette perte une victoire.
*
Sonia allait bientôt entrer en scène pour sa minute de gloire. The Strawberry Women. C'était un tout petit rôle, mais qui lui permettrait de se faire entendre, enfin. The strawberry song était l'une de ses petites gemmes de quelques secondes que tout les connaisseurs attendaient avec impatience ; pas autant que Summertime, certes, mais tout de même.
Elle s'apprêtait à sortir de la loge qu'elle partageait avec Clara, qui se trouvait déjà sur scène, lorsque quelque chose crépita dans son dos, et elle se trouva dans l'impossibilité soudaine et absolue de faire le moindre mouvement.
-Impero ! Chante. Chante pour moi.
Quelqu'un était dans sa loge. Sa voix commandait et suppliait tout à la fois, et Sonia sentit la panique envahir tout son être lorsqu'elle réalisa que son corps ne répondait plus à son esprit. Pire encore, ce dernier sembla se perdre dans d'étranges brumes. Ne monte pas sur scène. Chante ici, c'est tout aussi bien. Chante. Quelques gouttes de sueurs glaciales perlèrent dans le cou de Sonia, que Rosier essuya d'un geste presque tendre.
Chante.
Et la voix de Sonia s'éleva, claire, pure.
Oh dey's so fresh an' fine
An' dey's jus' off de vine
Strawberries, strawberries, strawberries,
Les mains blanches de Rosier se posèrent sur la nuque noire de Sonia, le bout de ses doigts effleurant les cheveux crépus de la chanteuse. Ses grands yeux de biche, qui se reflétaient dans le miroir face à elle, étaient magnifiques.
Chante.
Oh, dey's so fresh an' fine
An' dey's just off de vine,
Strawberries, strawberries, strawberries
Rosier serra ses mains sur la gorge tendue sous l'effort des vocalises, s’enivrant de la douceur de sa peau. Il n'utiliserait pas de sort cette fois. C'était trop simple, trop propre. S'il voulait vraiment donner tout son être à sa cause, il devait s'endurcir. Il devait sentir la mort sous ses doigts.
Chante.
Oh, dey's so fresh an' fine
An' dey's just off de vine,
Strawberries, straw....
Lorsque la voix de Sonia s'éteignit pour toujours, de drôles de larmes troublèrent la vue de Rosier. Mais lorsque ses pas l'emportèrent loin des couloirs sombres de l'opéra, un sourire victorieux étira ses lèvres.
Il était prêt, désormais.
Il était vide.