Novembre 1971.

Le froid de novembre s’insinuait dans le château, sifflant dans les couloirs jusque sous les jupes. Recroquevillée sur le canapé, Blair Avery resserra les pans de sa cape autour de ses épaules. Le feu qui crépitait dans la cheminée ne suffisait pas à réchauffer l’intégralité de la salle commune de Serpentard, déjà glaciale en cette période de l’année. Les eaux verdâtres du lac absorbaient toute la chaleur de la pièce à travers le plafond vitré. La jeune fille se dit qu’il serait peut-être temps pour leurs professeurs de renouveler le Sortilège d’Isolation sensé les protéger des caprices de la température extérieure. Ce n’était pas cet incapable de concierge qui s’en occuperait.

Un bruit dans l’escalier la tira de sa lecture. À cette heure tardive, tous étaient couchés. Le pas lourd descendait du dortoir des garçons, et elle frissonna à l’idée de tomber nez à nez avec l’un des camarades de son aîné – ou pire, face à lui. Depuis plusieurs jours déjà, elle l’évitait comme la peste, incapable de le regarder en face lorsqu’elle le croisait. Son regard se perdit dans les flammes, alors que son cœur se serrait. Deux semaines auparavant, le professeur Slughorn les avait tous deux traînés hors de leurs classes respectives pour leur annoncer la nouvelle.

Leur père avait disparu.

D’après le Ministère, il semblait s’être volatilisé en pleine campagne irlandaise, sans que personne ne comprenne ce qui avait bien pu se passer. Mais derrière la voix tremblante de sa mère, Blair avait deviné. Une mission pour le Seigneur des Ténèbres qui avait dû mal tourner ; de quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? Oh, peut-être reviendrait-il. Peut-être tout espoir n’était-il pas perdu. Personne ne semblait détenir la moindre information, même le père d’Evan n’avait pu les aider. Ou peut-être le cercle rapproché des Mangemorts refusait-il de leur révéler leurs informations. Elle penchait plus pour la seconde option. Quelle qu’en soit la raison, Eugene Avery n’avait pas donné de signe de vie depuis deux semaines. Et Blair avait peur de comprendre ce que cela signifiait.

Elle avait naïvement cru qu’ils étaient en sécurité. Qu’il était encore trop tôt pour qu’une résistance se soit organisée, pour que quiconque puisse se dresser face à eux. Ce qu’elle pouvait être stupide, parfois.

Elle se retourna, les yeux embués, et cacha à peine son soulagement en apercevant Harvey. Elle lui sourit pour dissimuler ses larmes. Il affichait un air sombre.

— Tu n’es toujours pas couchée ?

— Je n’arrivais pas à dormir. Alors je potasse le cours d’Histoire de la Magie.

— L’Histoire de la Magie ?

— Je me suis dit que si ça m’ennuyait assez, je finirais par m’endormir.

Sa tentative d’humour se noya dans sa voix brisée. Harvey soupira et franchit les quelques mètres qui les séparaient, puis s’assit à ses côtés. Incapable de soutenir son regard, Blair détourna les yeux pour cacher la fatigue qui tirait ses traits.

— Il faut que tu te reposes. Tu ne tiendras pas longtemps à ce rythme.

— J’aimerais mais… Je n’y arrive pas. Dès que je ferme les yeux, je… Il… Je repense à tout ce que je ne lui ai pas dit, et…

— Il n’est pas mort, Blair. Il a juste disparu, et…

— Deux semaines sans nouvelles ? Ne sois pas naïf.

Il garda le silence, ne sachant que répondre. La jeune fille avait haussé le ton, et le regrettait déjà. Mais la colère était la seule chose qui la retenait d’éclater en sanglots. Et elle en voulait suffisamment au monde entier pour être prête à exploser à la moindre contrariété.

— Je suis désolé. Je sais que ça ne change rien mais… Je suis là pour toi.

Blair retenait ses larmes, mais à ces derniers mots, elle ne put les empêcher de couler. Elle ferma les paupières et mordit ses lèvres pour retenir ses sanglots. Sa poitrine tremblait et sa respiration se saccadait, alors que ses doigts se crispaient sur la couverture. Elle ne savait pas si elle avait envie de crier, ou de se noyer dans les eaux sombres du lac au-dessus de sa tête.

— Pourquoi lui ? murmura-t-elle. C’est injuste. La vie est injuste.

— Je sais.

Il se rapprocha d’elle et passa un bras autour de ses épaules. Alors elle craqua complètement et laissa aller ses pleurs. Elle se sentait pas pathétique, mais soulagée de pouvoir enfin relâcher la pression. Depuis deux semaines, elle était comme une marmite prête à exploser. Elle se refusait de craquer, elle se refusait d’être faible ; parce qu’elle était une fille que cela lui avait pris bien trop d’années pour être respectée par ses camarades pour envoyer promener tant d’efforts en une crise de larmes. Mais contre l’épaule de Harvey, elle savait qu’elle pouvait se permettre de lâcher prise.

Il resserra son étreinte et passa une main dans ses cheveux. Elle songea un instant qu’elle n’avait jamais laissé personne se permettre une chose pareille. Elle ne supportait pas le contact physique de quiconque, et pourtant, elle se sentait étrangement bien. Elle ne le repoussa pas. Elle se blottit même encore davantage contre lui, éperdue.

Comme un étau qui aurait broyé ses côtes, une douleur étrange lui écrasait la poitrine, et elle peinait à respirer. Dans un océan de tristesse grondaient les vagues de sa colère. Elle maudissait le monde entier. Elle maudissait novembre et ses bourrasques glacées, elle maudissait son père d’avoir été si proche du Seigneur des Ténèbres, elle maudissait les missions dangereuses que ce derneir ne pouvait confier qu’à ses fidèles les plus proches. Elle maudissait le mois des morts, et son lot de désolations. Elle se maudissait de craquer, derrière la façade inébranlable qu’elle s’était construite.

— Je… Je ne veux pas que tu me vois comme ça, articula-t-elle avec peine.

— Ça ne change en rien celle que tu es à mes yeux. Tu es la femme la plus forte que je connaisse, Blair. La seule qui ose tenir tête à ton frère, Evan Rosier et toute leur clique.

— Je me sens si faible, si pathétique…

— Tu es juste une personne dotée de sentiments. On n’est pas tous aussi insensibles que Bellatrix ou Antonin. Et heureusement. Rassure-moi, tu n’as pas envie de devenir comme Bellatrix, n’est-ce pas ?

Blair s’autorisa un rire ténu et passa elle aussi un bras autour du torse de Harvey. Elle sentait ses côtes à travers le tissu fin de son pyjama. Une étrange fièvre parcourut sa poitrine et elle mordit nerveusement sa lèvre inférieure. Elle se tut un instant.

Ses larmes séchaient sur ses joues à la chaleur des flammes. Elle s’était à nouveau détournée, et sans qu’elle ne puisse l’expliquer, elle sentait le rouge lui monter aux joues. Elle n’avait jamais été si proche de quiconque. Ce contact physique était inédit, et loin de lui déplaire. Elle sentait les battements de son cœur résonner dans ses oreilles, et s’accélérer. L’effervescence de sa poitrine se répandait dans tout son thorax et descendait vers son bas-ventre. Malgré son nez pris, sa respiration s’était accélérée. Elle souffla et ferma les yeux.

Sans qu’elle ne puisse expliquer pourquoi, elle ne s’était jamais sentie si vulnérable. Peut-être parce que son masque était tombé. Ou peut-être parce qu’elle avait découvert quelqu’un avec qui elle n’avait pas besoin de le porter.

Elle sentait le souffle de Harvey dans son cou, et ses cheveux se dressèrent sur sa nuque. Elle pinça encore davantage les lèvres, alors que ses doigts s’agrippaient au jeune homme. Sa main à lui allait et venait lentement le long de son dos, descendant chaque fois un peu plus bas. Immobile, elle n’osait bouger, de peur de briser l’étrange magie de l’instant. Ses doigts osèrent se poser contre sa cuisse, et elle ne put se retenir de frémir. Elle avait la sensation que son cœur était prêt à exploser.

Alors enfin, elle releva la tête. Elle plongea un instant ses yeux dans le noir profond de ceux de Harvey, et fut bien incapable d’interpréter ce qu’elle y voyait. Elle ne songea pas une seconde à ses yeux bouffis, à ses joues creusées et à ses cernes violets ; elle ne songeait plus à se cacher. Elle remonta sa main et la posa sur sa joue. Alors, dans un élan de courage, elle ferma ses paupières et posa sa bouche contre celle du jeune homme.

Ce fut comme une envolée de papillon dans ses entrailles. Ses lèvres étaient chaudes et tendres. Il passa à nouveau les doigts dans ses cheveux, pour l’attirer contre lui. Et il l’embrassa à son tour. Cela aurait pu durer une seconde comme une heure, elle perdit toute notion du temps. Tous ses sens semblaient en émoi, et elle frissonna.

Quand il s’écarta, elle le vit aussi écarlate qu’elle-même devait l’être. Elle blottit à nouveau sa tête contre son épaule, pour qu’il ne la voit pas sourire d’un air béat comme toutes les greluches qu’elle croisait dans les couloirs. Il déposa un baiser sur son front.

— Je… Blair, je ne veux pas que tu penses que… J’utilise la situation pour… Oh, je suis désolé, je suis nul, je dis toujours les pires choses au…

— J’ai compris. Je sais, Harve, je sais que tu n’es pas comme ça. Et je… Je me sens bien, là, tout de suite. C’est tout.

— Je serai toujours là. Quand tu auras besoin de moi.

— Je sais.

Malgré la douleur sourde qui écrasait toujours son cœur, elle se sentait plus légère. S’il était impossible de se tourner vers sa famille, elle n’en était pas seule pour autant. Et cela comptait plus que tout.

— On le vengera, tu sais. On poursuivra ce qu’il accomplissait.

— Je me montrerai digne, affirma-t-elle d’une voix tremblante.

— Tu l’es déjà. Tu l’as toujours été. Ne doute jamais de toi, Blair.

Elle maudissait toujours novembre et l’hiver qui arrivait. Elle maudissait toujours le reste du monde. Mais dans la noirceur des tourments, elle avait une lumière. Parce qu’il était là. Et qu’il le serait toujours.

Elle n’était pas seule.

De nouveaux pas dans l’escalier les firent sursauter. Ils s’écartèrent brusquement l’un de l’autre, alors que leurs visages viraient à une élégante carnation pivoine. Arrivé au bas de l’escalier, Richard Wilkes leur lança un regard suspicieux, et haussa un sourcil. L’estomac de Blair se serra. S’il en parlait à son frère…

— Salut, Rick, bafouilla-t-elle en se raclant la gorge.

— Je ne vous demanderai pas ce que vous faisiez, éluda-t-il comme s’il lisait dans leurs pensées.

— C’est juste… Ne dis rien à Conor, s’il te plaît. Il…

— Ne t’inquiète pas. J’ai mieux à faire que vous attirer des ennuis.

Sa voix indifférente semblait teintée de mélancolie. Il claqua derrière lui la porte de la salle commune, et Blair s’effondra à nouveau dans les bras de Harvey. Après tout, Wilkes pouvait bien raconter qu’il les avait surpris à qui il le voulait. Elle n’avait peur de personne.