Le pas lourd de Fenrir faisait crisser la neige. Il avait toujours détesté ce bruit. Il aimait pourtant l’hiver, mais seulement à l’abri de quelque endroit chaud. Il ne supportait pas le froid. Garçon frileux et souvent malade, il avait toujours eu une consistance faiblarde.
Jusque peu. Depuis quelques mois, sa morphologie s’était spectaculairement métamorphosée. Longs bras et épaules carrés, son corps avait pris en volume en un temps record. Et la fin de sa puberté n’en était pas la seule responsable. Mais ça, personne d’autre ne devait le savoir.
Il resserra sa cape autour de ses épaules et brava les bourrasques pour remonter le long du Chemin de Traverse. Les boutiques, toutes décorées de cœurs et d’angelots, lui rappelaient cruellement la date. Le quatorze février, fameuse fête des amoureux. Il sentit son cœur se serrer amèrement, et accéléra le pas. Calanthia avait négligemment rejeté son invitation, prétextant ne pouvoir se libérer de son travail. Mais Fenrir voyait bien qu’elle cachait quelque chose derrière ce beau mensonge. Depuis quelques semaines, elle se faisait de plus en plus distante. Il en était venu à questionner sa fidélité, alors même que leurs parents commençaient à négocier la date de leur mariage.
Il avait décidé de la mettre au pied du mur. Il ne supportait plus les non-dits, il ne supportait plus qu’elle le fuie ainsi. Il avait bien tenté de retenir ses émotions pour trouver un moment plus propice à la discussion, mais il ne tenait pas en place. Peut-être était-ce l’approche pleine lune qui rendait ses sentiments si incontrôlables. Il n’en avait rien à foutre. En cet instant ne comptaient que ses doutes, ses peurs et sa colère.
Ne maîtrisant pas sa force, il explosa la porte du salon thé. Si sa musculature s’était décuplée depuis un moment déjà, il avait encore du mal à la maîtriser dans ses accès émotionnels. Il en venait à désespérer de s’habituer à sa nouvelle condition. Mais il faudrait bien qu’il s’y fasse. D’un sortilège, il répara les carreaux brisés, mais ne prit pas la peine de s’excuser. Une jeune serveuse lui lança un regard effrayé alors que les autres clients le dévisageaient.
— Amène-moi Calanthia. En vitesse.
Elle hocha la tête, les yeux exorbités, sans prononcer un mot, et disparu derrière une porte dérobée. Il fronça les sourcils en renvoyant des regards menaçants à ceux qui l’observaient, et les couples amoureux replongèrent leurs têtes dans leurs tasses. Les conversations reprirent à voix basse et il attendit sur le pas de la porte, les bras croisés sur sa poitrine, battant nerveusement du pied. Il ne supportait pas qu’on le fasse attendre.
La jeune fille revint en compagnie de Calanthia. Cette dernière paraissait furieuse. Il remarqua qu’elle était tout de même nettement moins belle, quand la colère déformait ses traits de poupée. Elle se précipita vers lui, l’attrapa par le bras sans un mot. Elle l’entraîna avec elle dans l’arrière-cour où s’amoncelaient les poubelles, et claqua la porte derrière eux.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-elle en allumant une cigarette.
— Quel mal y a-t-il à rendre visite à sa fiancée, le jour de la Saint Valentin ?
— Oh, je t’en prie. Tu viens d’exploser la porte de mon salon de thé, et de terroriser Sally, et mes clients par la même occasion. Qu’est-ce qui te prend ?
Il resta silencieux un moment. Il ne savait comment aborder la question en restant calme, et elle semblait déjà enragée. Il commençait à regretter d’avoir suivi son impulsion… Comme d’habitude.
— Ce n’est peut-être pas le bon moment, mais…
— Maintenant que tu es là, assume-toi. Autant qu’on règle ça rapidement. J’ai d’autres choses à faire.
Sa phrase fut comme un poignard qui transperça son cœur. Il tenta de maintenir un visage neutre, mais il sentait son estomac se serrer douloureusement. Il déglutit.
— Justement. Je ne comprends pas. On aurait dû passer la journée tous les deux… Pourquoi m’avoir envoyé promener ?
— Je te l’ai déjà dit, Fenrir, soupira-t-elle, exaspérée. Je ne pouvais pas m’absenter. Tu vois bien que c’est plein à craquer…
— Les filles auraient très bien pu gérer sans toi. Je sais que tu as donné sa journée à Isobel, je l’ai croisée tout à l’heure. Ne me mens pas.
— Tu deviens ridicule, si c’est tout ce que tu avais à me dire…
Elle avait jeté son mégot dans la neige, laissant une trace sale dans le blanc immaculé, et avait posé sa main sur la poignée. Fenrir frappa du poing contre le panneau métallique, dans un bruit qui résonna entre les murs de brique. Elle se figea. Il ne supportait pas qu’on lui manque de respect. Il l’attrapa par le col de sa robe et la tourna face à lui. Elle le regarda avec mépris et eut une grimace de dégoût.
— Tu oses lever la main sur moi ?
— Dans quelques mois, tu seras ma femme, alors autant t’inculquer tout de suite les bonnes manières.
— Je te demande pardon ? Tu as complètement perdu la tête, ma parole !
— C’est toi qui deviens folle ! s’écria-t-il. Ces derniers temps, je ne te reconnais plus. Tu m’évites, tu trouves toujours de bonnes excuses, mais je te connais suffisamment pour savoir que tu n’as pas un emploi du temps de ministre. Qu’est-ce qu’il se passe, Calanthia ?
— Mais tu dérailles, Fenrir. Je ne…
— Tu as un amant ? Tu semblais pourtant si enthousiaste, le jour de nos fiançailles. Je te connais depuis toujours, et après ces années ensemble, je ne comprends pas que tu me fuisses ainsi. Explique-moi ! Tout a toujours été si simple, et depuis quelques semaines, tu es distante, tu es différente…
— C’est toi qui es différent. On t’a tant retourné le cerveau que tu ne t’en rends même pas compte.
Les accents de la colère avaient quitté sa voix, remplacées par une mélancolie qu’il ne savait comment interpréter. Elle avait détournée le regard et tâtonnait nerveusement sa poche à la recherche de son paquet. Elle sortit une nouvelle cigarette que Fenrir envoya valser en percutant sa main. Il n’avait jamais apprécié cette habitude moldue et répugnante qu’elle avait prise du temps de Poudlard, et en cet instant, il ne la tolérait plus.
— Développe, ordonna-t-il.
— Tu as changé, Fenrir, répondit-elle d’une voix tremblante, à mi-chemin entre la tristesse et la peur. Je ne te reconnais plus.
— Si tu parles de ma… transformation…
— Ce n’est pas ça, enfin…
— Arrête tes mensonges. Je vois bien comment tu me regardes, depuis. Comme tu fermes les yeux quand je me déshabille pour ne pas voir les cicatrices. Je ne suis pas dupe, Calanthia. Je te dégoûte, n’est-ce pas ? Je ne suis plus qu’une bête, qu’un animal, à tes yeux ?
Ses cris résonnaient dans la petite cour, et la jeune femme n’osait pas l’interrompre. Ses grands mouvements de bras manquèrent de l’éborgner, mais elle ne bougea pas d’un cheveu, pétrifiée.
— Et tes belles paroles, envolées, n’est-ce pas ? Tout cet amour, toutes ces promesses, des mensonges ! Langue de vipère ! Tes mots de réconforts, une autre imposture ?
— Je t’interdis de dire une chose pareille, Fen ! Tu le sais, je pense chacun des mots que je t’ai dis ! Ça n’a rien à voir ! La morsure, on aurait pu s’en remettre ! Les métamorphoses, devoir prendre soin de toi, je peux bien vivre avec tout cela !
— Foutaises ! Pourquoi me fuis-tu ? Pourquoi recules-tu quand je m’avance vers toi ? Tu as peur !
— Bien sûr que j’ai peur ! Mais regarde-toi, écoute-toi parler ! Depuis que tu côtoies ces types, tu n’es plus le même. La suprématie de notre sang, je veux bien la reconnaître. Mais assassiner les moldus ? Te faire mordre les enfants de vos opposants ? Enfin rends-toi compte de ce que tu deviens !
— Les sacrifices sont nécessaires pour rétablir l’ordre naturel.
— C’est n’importe quoi ! Et tu n’en as même pas conscience, tant ils te manipulent ! Où est passé le Fenrir qui se réfugiait dans mes bras en pleurs, terrifié par ce qu’il était devenu ?
— Je n’ai plus peur de qui je suis. Je l’accepte et cela fait ma force. Tu refuses d’accepter que j’avance, mais tu ne m’empêcheras pas de suivre mon propre chemin…
— Et ce sera sans moi. Si tu n’es pas capable d’entendre raison, alors nous n’avons plus rien à faire l’un avec l’autre.
Elle tenta à nouveau de lui fausser compagnie. Le temps qu’elle ouvre la porte, il l’avait attrapée par le poignet et lui tordait le bras. Elle tomba à genoux en gémissant de douleur, mais releva la tête avec un air de défi.
— Tu ne peux pas… Tu es ma fiancée, Calanthia, que le veuille ou non.
— Et je peux toujours rompre mes fiançailles. Je refuse d’épouser un malade qui se plaît à maudire des gamins pour le reste de leur vie. Maintenant, lâche-moi. Ils vont s’inquiéter de ne pas me voire revenir, et tu n’as aucune envie qu’ils appellent les Aurors pour qu’ils te coffrent.
À contrecœur, il obtempéra et relâcha son emprise. Elle se releva en vitesse, serrant contre elle son avant-bras douloureux. Avec un dernier regard haineux, elle claqua la porte derrière elle. Pris de rage, Fenrir écrasa de nouveau son poing contre la porte, et sentit plusieurs de ses os se briser dans un craquement sordide. Il tomba à genoux, et le hurlement de rage qu’il laissa échapper eut quelque chose de bestial.
***
La nuit était tombée, et Fenrir frissonnait sous son manteau de fourrure. Le visage caché par un capuchon, il s’avançait dans les ruelles mal éclairées, tel une ombre imperceptible. Il gardait la tête baissée ; il connaissait le chemin par cœur, et craignait plus que tout que quiconque ne l’aperçoive et risque de le reconnaître. Ses poings serrés enfoncés dans ses poches, il accélérait le pas à chaque croisement. Il n’aurait su dire si la peur ou l’adrénaline prenait le dessus.
Les battements de son cœur s’accéléraient. Il leva les yeux vers le ciel une demi-seconde, avant de poursuivre son chemin. Il courrait presque. Arrivé devant la porte, il eut un dernier instant d’hésitation. Il tourna de nouveau les yeux vers les nuages qui opacifiaient la lune. Le vent d’est soufflait, et ce n’était plus qu’une question de minutes avant qu’ils ne dégagent le passage. Alors les funestes rayons se poseraient sur lui, et il se transformerait. Les pulsations de son sang à l’intérieur de son crâne étaient si bruyantes qu’il peinait à réfléchir. Les doigts crispés sur la poignée, il hésitait encore. Sa main tremblait. Il blêmit. Il savait reconnaître les signes, désormais. Il ne lui restait que peu de temps pour prendre sa décision.
Entrer, et ne plus jamais pouvoir faire demi-tour. Ou transplaner le plus rapidement possible dans un lieu sûr.
Un rire lui parvint derrière lui. Il se retourna pour lancer un regard meurtrier aux deux amoureux qui s’enlaçaient. Il grinça des dents. Les pulsions bestiales commençaient à prendre le dessus, et il ressentait l’envie désespérée de se jeter à leur gorge. Mais pas tout de suite. Non, il s’occuperait d’eux plus tard. Il sentait ses yeux le brûler. La lumière lunaire éclairait déjà l’autre côté de la rue.
Il se retourna face à la porte. Était-il à l’intérieur, avec elle ? Sans aucun doute. Il s’était passé un an, depuis leur funeste dispute dans l’arrière-cour du salon de thé. Elle avait rompu leurs fiançailles dans la semaine qui avait suivi, et avait refait sa vie. Riche héritière à l’arbre généalogique irréprochable, dotée d’un des plus doux visages de la terre, elle n’avait eu que l’embarras du choix. Fenrir avait appris la semaine précédente qu’elle devait se marier à la fin du mois.
Mais pour lui, c’était totalement inacceptable. Lui n’avait jamais tourné la page, persuadé qu’elle finirait par se rendre compte de son erreur et viendrait le retrouver, rampant à ses pieds.
Tout avait changé avec son départ, mais il était loin de ces considérations. Rien ne comptait plus, il n’y avait que cette foutue porte qui le séparait d’elle, et de celui qui lui avait volé la seule femme qu’il ait jamais aimée. Un simple battant qui séparait le jeune homme aimant et innocent du monstre de haine.
Il hurla alors qu’une douleur cuisante s’emparait de son corps. Sa peau le brûlait, ses os s’étiraient, ses yeux exorbités voyaient flous. Il posa un dernier regard sur sa main, dont les ongles s’allongeaient et s’aiguisaient.
Il abaissa la poignée, abandonnant celui qu’il avait été pour laisser place à la bête qu’il devenait. Il claqua la porte derrière lui. Il articula péniblement une dernière phrase avant de basculer.
— Adieu, Calanthia.