Elle est belle cette fille. Elle est magnifique pour ainsi dire. Ses longs cheveux noirs semblent danser sur ses épaules hâlées et elle lui offre un sourire pour lequel un saint serait prêt à se damner. Elle est belle avec ses grands yeux bruns en amande. Ses courbes et ses jambes fuselées sont magnifiques. Il aurait pu l’inviter chez lui ce soir. Il aurait pu l’aimer toute la nuit. Il l’aurait aimée jusqu’au matin. Jamais plus de quelques jours, un soir ou deux par semaine. Il n’est pas question de relation suivie ou de quoi que ce soit qui s’en approche. Il s’agit simplement de partager un plaisir mutuel sans rien se promettre mais aussi, et surtout, de liberté. La sienne. Michael Corner n’est pas homme à s’engager, à se complaire dans la médiocrité en parlant sentiments. Il ne les laisse jamais espérer plus que ce qu’il peut leur donner. La jolie espagnole qu’il vient de rencontrer le sait, il ne lui a rien caché. Le seul problème, c’est qu’il ne peut pas rester. Encore moins l’emmener chez lui. Pas ce soir. Et il maudit une seconde Mandy Brocklehurst de lui gâcher un plan qui se serait certainement avéré exquis.
Une prochaine fois, ma belle. On s’envoie un hibou et on se donne rendez-vous.
Des paroles toutes faites qu’il ne tiendra pas. Quelle importance puisqu’elle les oubliera aussi vite que lui. Ce n’est qu’une femme, une magnifique femme parmi tant d’autres. Une agréable compagnie qu’il va troquer contre les larmes et les plaintes d’Andy. Celle-ci vient, pour la énième fois, de se faire larguer par l’un de ses petits-amis. Il soupire un peu, pour la forme, mais il serait incapable de l’abandonner sur le pas de sa porte. Incapable de la laisser seule dans un moment pareil, de l’imaginer sangloter sans être à ses côtés pour calmer ses angoisses. Elle a toujours été là pour lui. Et il a toujours été là pour elle. Chaque fois que l’un le souhaite, l’autre accourt. Sans prendre la peine de réfléchir. C’est comme ça qu’ils fonctionnent depuis la guerre. Depuis les pleurs, la douleur, et la mort. Depuis presque dix ans maintenant. Ils se comprennent à demi-mot, ils se connaissent par coeur. Il n’y a jamais besoin d’en dire trop. Alors évidemment, sans un regard en arrière, il prend sa veste et il court la rejoindre.
Il est cruel cet homme. Horrible pour ainsi dire. Ses paroles ricochent contre son âme, la blessent un peu plus au fur et à mesure que le temps passe. Cruel de lui avoir dit de telles choses, horrible de l’avoir laissée dans cet état. Elle ravale le long sanglot qui s’étrangle dans sa gorge. Elle jure tout bas. Elle n’était pas vraiment amoureuse de ce gars. C’était juste un type sympa avec lequel elle est restée quelques mois. Elle l’aimait bien. Juste bien. Mandy Brocklehurst aimait surtout la chaleur de ses étreintes réconfortantes et les longues nuits où elle se serrait contre son corps pour ne pas se sentir seule. Il était doux et attentionné, elle pensait que cela suffirait. Ça aurait dû suffire, mais ce ne fut pas le cas. Il a fini par comprendre. Comme les autres avant lui. Et il est parti. Il en a eu assez de ses absences, de ses silences. De cet air lointain qu’elle affichait constamment. Dans un dernier éclat, il a pris ses clics et ses clacs avec fracas.
Tu finiras seule. Je mérite mieux qu’une fille comme toi.
Des mots qui se sont violemment fracassés contre son coeur. Elle tremble et ramène sa cape autour de ses épaules frêles. Ses paroles dures et cruelles, elle ne les oubliera pas. Elle les a entendues tant de fois. Ce n’est qu’un homme qui s’en va, un de plus parmi d’autres. Ils l’abandonnent tous dès la moindre occasion. Elle fait tout pour leur plaire pourtant. Elle essaie d’être celle qu’ils veulent, celle dont ils rêvent. Ça ne fonctionne jamais. Il n’y a plus que Michael Corner à chaque fois. Depuis dix ans maintenant. Depuis la guerre et ses malheurs. Ils se comprennent sans difficulté, ils n’ont même plus besoin de parler. Alors évidemment, la première personne à laquelle elle a pensé lorsque son petit-ami l’a larguée, c’est lui. La voilà donc sur le seuil de son appartement, les yeux ruisselants de larmes et la mine défaite. Elle l’attend.