Severus se demandait bien pourquoi il avait accepté. Il secoua la tête. Bien sûr qu’il savait… il ne pouvait rien refuser à Harmony. Encore moins quand il s’agissait d’Anne-Victoire. Il était lié à cette petite, qu’il le veuille ou non. Il fallait surtout qu’elle sache, qu’elle voit… Il soupira, le regard fixé sur l’horizon.
Deux silhouettes ne tardèrent pas à apparaître. Il reconnut sans peine Harmony. Elle n’avait guère changé, malgré son statut de professeur. Il lui accorda un de ses rares airs moins sévères qu’à l’accoutumée. Près d’elle, une toute jeune fille se tenait. On lui donnait à peine ses onze ans mais elle arborait déjà un air déterminé. Elle s’était clairement préparée pour ce voyage. Il ignorait si c’était une bonne chose ou non.
— Tout le monde est prêt ? interrogea Harmony.
— Il faut bien, marmona Severus.
— Alors je te la confie, fit-elle avec un clin d’œil.
Anne-Victoire sourit et hocha la tête en direction d’Harmony puis rejoignit Severus. Il acquiesça en engageant la jeune fille à le suivre. Il aurait préféré qu’Harmony l’accompagne mais il comprenait qu’elle le laissait y aller seul, afin qu’il se retrouve avec lui-même. Il avait fait des erreurs, il en prenait conscience. Il faudrait tôt ou tard faire face aux conséquences.
Il observa d’ailleurs la conséquence qu’il avait sous les yeux. Anne-Victoire marchait près de lui assez sereinement, même s’il la voyait trembler. Il s’autorisa un regard indulgent.
— Etes-vous anxieuse ?
— Vous me vouvoyez ? s’interloqua Anne-Victoire.
Il toussota.
— Bien entendu, vous avez l’âge d’une de mes élèves. Et après tout, vous êtes duchesse.
Anne-Victoire sourit.
— C’est ce que Mme Delahaute me répète sans cesse. Mais je ne suis pas si différente d’une personne normale.
Severus s’attarda davantage sur le profil de la petite. Elle ressemblait à sa mère, pour autant qu’il s’en souvienne. La même grâce naturelle qui faisait les nobles. Il se retourna lorsqu’elle croisa son regard. Une vague à l’âme le submergeait déjà.
La silhouette du manoir se dessina alors à l’horizon. Anne-Victoire s’arrêta un instant. Ce bâtiment d’antan avait tenu plusieurs siècles. Il demeurait debout, mais son cœur avait depuis longtemps cessé de battre, à l’instar de celui de ses propriétaires. Severus grimaça. La figure austère de la bâtisse semblait déjà le juger. Pour la première fois, il eut clairement envie de reculer, de laisser cette page de son passé derrière lui.
Anne-Victoire s’avança, comme hypnotisée par la façade sombre du manoir. Severus respira un grand coup avant de la suivre. En franchissant la porte, sa figure se fit encore davantage maussade. Il avait passé ce seuil, il y avait déjà dix ans. Dans un seul et unique but. Tuer.
— Anne-Victoire…
Qu’essayait-il de dire ? Pardon ? A quoi bon à présent. D’autant que la jeune fille ne l’écoutait plus. Elle commençait à gravir lentement les marches. Severus combattit sa propre affliction pour la suivre. Il devait aller au bout, au moins pour elle. Elle avait le droit de savoir, d’apprendre ce qu’il c’était joué ici.
Severus marcha derrière elle. Il longea ce couloir qui lui était familier. Les tableaux ici ne bougeaient pas. Ils se contentaient d’observer de leur œil morne les visiteurs qui animaient soudain leur malheureuse maison. Severus se rappela, une remarque. Il ignorait par qui, mais il se souvenait de ces mots.
Encore une lubie de ces sales traîtres répugnants.
Peut-être était-ce Rosier qui avait prononcé ces mots. Ça lui ressemblerait bien. Severus continua à avancer. La demeure était encore plus sombre que ce soir-là. L’ambiance semblait s’être figée, pesante et morbide.
Anne-Victoire poussa une porte. Cette porte. Severus retint un moment son souffle. Il se revoyait, comme si cela s’était passé hier, lui aussi débloquer lentement le verrou à l’aide de la magie.
Lorsqu’il rentra à son tour, il eut un mouvement de recul. Le berceau était encore là. Un vestige de la grandeur des d’Isly. Splendide. Severus était certain qu’il l’avait pensé, ce soir-là. Du bois sculpté, de la soie tendue pour former un nid, un couffin pour un joyau.
Anne-Victoire était désormais penchée sur ce berceau. La scène était étrange. Cette fillette, il croyait l’avoir encore vu tout bébé hier. Pourtant, elle venait d’avoir onze ans, ferait bientôt sa rentrée à Beauxbâtons… Comment le temps avait-il pu s’écouler si vite ?
Soudain, elle leva la tête. Une larme dansait déjà dans son œil, prête à partir pour sa courte course sur sa joue.
— Racontez-moi.
Severus l’avait préparé. Longtemps, en remuant les mots dans son esprit, cherchant les meilleurs. Les moins douloureux surtout. Il se rapprocha, craignant qu’elle ne fuie dès qu’il commencerait. Mais la jeune fille ne bougea pas. Elle attendait. Il débuta alors.
— Votre famille incarnait tout ce que les Mangemorts détestaient… Des sorciers, qui se mêlaient depuis des siècles aux Moldus de tous les pays, qui leur faisaient partager titre et gloire, sans se soucier des préjugés. Nous courions après beaucoup de choses à l’époque. Des choses qui nous glissaient souvent entre les doigts. Il fallait alors une cible facile, mais qui marque les esprits. Le Seigneur des Ténèbres voulait aussi montrer que son pouvoir ne s’embarrassait pas des frontières.
Anne-Victoire frissonna à ce titre mais ne cilla pas. Elle s’accrocha au berceau, comme à une bouée de secours qu’on agrippe en sachant pertinemment que le courant finira par nous entraîner. Severus poursuivit :
— Il nous a envoyé ici, en France devant ce manoir. Il avait laissé des ordres précis ; ne laisser aucun survivant.
Anne-Victoire ne put empêcher un faible sanglot de s’échapper de sa gorge. Severus respira profondément, en tentant de ne pas se laisser lui aussi entrainer.
— Nous avons obéi. Même si, à cette époque, je rechignais plus que les autres à cause de… préoccupations.
Fort heureusement pour lui, Anne-Victoire ne le relança pas sur le sujet. Peut-être avait-elle compris, à son regard, qu’il valait mieux ne pas en parler. Elle voulait juste qu’il continue, ce qu’il fit :
— J’ai… regardé mes comparses assassiner, parfois avec cruauté, tous ceux qui se trouvaient sur leur passage. Les hommes, les femmes, les enfants. Personne ne pouvait se cacher, car ils ont retourné chaque centimètre de la maison.
Anne-Victoire serra les lèvres en fixant l’intérieur de son berceau. Severus ne voulait pas lui donner plus de détail mais il revoyait défiler des images, qui auraient sans doute fait hurler d’horreur n’importe quelle personne douée de compassion.
— Je les ai aidés, avoua-t-il. J’ai laissé un homme mourir à mes pieds, j’ai laissé brûler la cuisine, avec des femmes à l’intérieur.
Soulager sa conscience lui piqua amèrement la gorge, mais il devait la vérité à cette enfant. Il n’avait pas été innocent cette nuit-là. Anne-Victoire renifla, détournant le regard. Elle le pouvait bien, lui-même n’était pas certain de se supporter s’il se voyait à cet instant dans la glace.
— Vous regrettez ? s’enquit-elle d’une petite voix.
Il hocha la tête.
— Oui. Je ne croyais déjà plus vraiment en mes propres convictions cette nuit-là. J’ai sans doute davantage agi par lâcheté…
Il secoua la tête. Il devait revenir à l’essentiel. Tout n’avait pas été que ténèbres cette nuit-là. Il fit encore un pas et prit lui aussi appui sur le berceau.
— Je suis monté à l’étage. Presque tous les habitants de cette maison étaient déjà morts. Je suis allé au bout du couloir, car il m’avait semblé entendre un bruit.
Anne-Victoire releva des yeux humides vers lui mais un mince sourire vint éclairer son visage. Elle connaissait déjà en partie la suite.
— Je suis arrivé dans cette pièce. J’ai refermé derrière moi quand j’ai entendu un nouveau son.
— Moi ? devina Anne-Victoire.
— Toi.
Severus ferma les yeux, conscient qu’il venait de se laisser un peu trop aller. Sans doute l’émotion. Peu importe après tout, aucun de ses élèves ne pouvait le voir ici. Elle cela semblait réchauffer le coeur la jeune fille.
— Tu étais là, dans ton berceau, tu ne pleurais même pas, complètement inconsciente de ce qu’il se passait. Mais tu me fixais, avec de grands yeux.
Ces mêmes yeux, morceaux d’azur, qui maintenant recelaient une étincelle de malice. Comme ce jour-là. Même bébé, elle paraissait déjà maline. Il se rappelait bien que cela l’avait intrigué, car elle ne semblait même pas avoir peur.
— Alors je suis resté là, un moment à te regarder. Personne ne méritait de mourir cette nuit-là, vous étiez tous innocent. Mais toi sans doute plus que les autres. Alors je t’ai prise pour te poser dans un panier. J’ai rapidement transplané à l’extérieur et je t’ai posée derrière un bosquet. Je suis revenu, j’ai refermé la porte et affirmé qu’il n’y avait rien à signaler. Le feu s’était arrêté, nous sommes tous partis.
Anne-Victoire parut un moment retenir son souffle, mais elle ne tremblait plus. Elle implorait de ses grands yeux la fin. Severus conclut rapidement, car il n’y avait plus grand-chose à dire.
— Je suis revenu, en s’assurant que personne ne m’avait suivi. Je t’ai ramenée avec moi. Puis quelques temps après, Harmony est venue pour te placer chez les Delahaute, pour que tu sois élevée selon ton rang, auprès d’une famille.
Severus brisa là le récit. Il souffla. Il en était venu à bout. Enfin. Depuis le temps que cette histoire ressassait, il fallait qu’il le confie à quelqu’un. À elle surtout. Ce bébé minuscule qui maintenant avait bien grandi. Une vague sourire lui vint aux lèvres. Une survivante, une jeune fille qui montrait déjà une envie, une rage de vivre surprenante, lui avait confié Harmony. Au fond, il l’admirait. Elle avait tout perdu en une nuit, une famille entière mais restait encore debout, droite, fière et surtout, elle avançait.
Anne-Victoire vint alors lui prendre la main. Severus masqua difficilement sa surprise, mais ne voulut pas retirer sa main de la sienne. Il comprit qu’elle voulait le remercier. Elle hocha la tête d’abord, sans dire un mot. La jeune fille sourit ensuite, tant qu’elle paraissait chasser ces ténèbres lointaines.
— Merci…
Severus toussota maladroitement.
— Tu n’as pas à me remercier… Harmony considérait que c’était important que tu… que tu saches et que tu viennes ici.
Anne-Victoire acquiesça, observant encore une fois ce qui aurait dû être sa chambre. Elle prit une grande inspiration et ferma les yeux face à la fenêtre, seule source de lumière de la pièce. Elle humait comme un parfum du passé. Peut-être cherchait-elle l’odeur de sa mère, qui s’était penchée ici pour la border, ou celle de son père, ou celle de ses cousins, sans doute agglutinés autour du couffin pour apercevoir le nouveau membre de leur famille. Et il ne restait maintenant plus qu’elle. La dernière duchesse d’Isly.
Severus la laissa faire. Seulement, il préféra l’arracher à ses souvenirs, au moins pour le moment. Anne-Victoire était faite pour l’avenir.
— Anne-Victoire ?
Elle sortit de sa rêverie et lui sourit en revenant à lui.
— Rentrons à présent.
Elle acquiesça. Anne-Victoire lui prit la main. Il ne protesta pas. Il connaissait si peu de chaleur. Il tenait tout le monde à distance, mais il n’arriverait jamais à le faire avec elle. Elle était une partie de son histoire. Un lien étroit les unissait. Il ignorait jusqu’à quel point. Au fond, Severus ne s’en plaignait pas. Au moins, il n’était pas complètement seul. Il l’observa encore une fois. Elle lui sourit.
— Et au fait, vous pouvez m’appeler Vica !