Ils avaient le ciel à portée de main
Un cadeau de la providence
Alors pourquoi penser au lendemain ?
Allongés entre les herbes folles, les deux garçons gardaient le silence. Le calme qui régnait dans le parc des Rosier n’était troublé que par les fredonnements des criquets, le bruissement du vent et les quelques notes des chants perdus des mésanges. Il y avait dans cette après-midi d’août une certaine mélancolie. La douceur de l’été touchait à sa fin, et il serait bientôt temps pour eux de reprendre le train pour Poudlard.
Ç’aurait été mentir de prétendre qu’Evan détestait la rentrée. En vérité, l’ambiance familiale lui pesait chaque jour un peu plus, et il ne supportait plus les exigences insupportables de son aînée, les remarques aigries de sa mère, l’innocence agaçante de sa cadette et l’indifférence de son père. Les disputes quotidiennes qui opposaient les trois femmes de la maison manquaient de lui vriller le cerveau, et si sa benjamine Adhara devait le suivre à l’école cette année, il n’avait aucun doute qu’elle lui y ficherait la paix.
Pourtant, à la différence des années précédentes, il ne comptait pas les jours avec la même impatience. Malgré l’atmosphère invivable du manoir, il aurait aimé que l’été ne s’achève pas déjà. Car il ne supportait pas l’idée de renoncer à ces journées au soleil en compagnie de Richard Wilkes.
Il risqua un coup d’œil discret en direction de son meilleur ami. Les bras croisés derrière sa nuque, Richard gardait les paupières closes. Les traits détendus, il paraissait si paisible… Evan se mordit l’intérieur de la joue alors qu’une douce chaleur se répandait dans son abdomen. Il détourna le regard et fixa ses prunelles sur le ciel dégagé de tout nuage. La clarté étincelante du soleil l’éblouit un instant.
Le garçon crispa ses doigts entortillés entre les brins d’herbe. Allongé dans son jardin, sous un temps radieux, en compagnie de celui qui partageait toutes ses aventures depuis leur plus tendre enfance, il était en sécurité. Pourtant, il ne s’était jamais senti si vulnérable.
Il ferma les yeux et expira profondément. Allait-il enfin oser troubler le silence ?
Il songea à Poudlard, à leurs camarades de dortoir avec qui ils devraient partager leur intimité, à la rareté des moments qu’ils pourraient avoir seuls. Quand l’image de la locomotive rouge, qu’il reverrait le lendemain, se dessina dans son esprit, il se redressa. Non, il ne pouvait définitivement pas se permettre de se taire une année ou une seconde de plus. Il risquait de le perdre pour toujours, mais il ne pouvait plus vivre dans le mensonge.
Son mouvement brusque effraya une perdrix qui paressait dans un buisson voisin. Richard entrouvrit un œil, et bâilla lascivement. Evan déglutit et sentit comme une pierre lui tomber sur l’estomac.
— Tout va bien ? demanda Richard en se relevant sur les coudes. Tu es tout pâle, d’un coup.
— Je… Oui. Enfin…
Evan posa un instant son regard sur ses mains qu’il tordait nerveusement. La pression à l’intérieur de son crâne semblait avoir augmenté en moins d’une seconde, et il sentait son sang battre à ses temps si fort qu’il en était presque étourdi. Il toussota et s’éclaircit la gorge avant de cliver son regard dans celui de son ami.
L’épreuve lui semblait insurmontable. Rien ne lui avait jamais demandé tant de courage. Mais il n’avait pas le choix. Il ne se laissait pas le choix.
— À vrai dire, il y a… Il y a quelque chose dont j’aimerais te parler.
— Tu peux me parler de tout, le rassura Richard en haussant négligemment les épaules.
— C’est… Ça te concerne. Ça nous concerne tous les deux.
— Comment cela ?
— Je… Promets-moi juste de ne pas me détester.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Promets-le-moi. Rick, s’il te plaît.
— Très bien. Je te le promets.
Evan se dandina et rajusta sa position inconfortable. Il soupira. Du haut de ses seize ans, il ne s’était jamais senti si ridicule. Il se faisait l’effet d’être une de ces stupides mijaurées sentimentales et absurdes.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive, Evan ?
— Je… Je ne sais pas trop comment m’y prendre pour te dire ça, bégaya-t-il en sentant le rouge lui monter aux joues. Cela fait un moment que j’y pense. Et je ne sais pas si c’est normal. Pourtant ça me semble si naturel…
— Arrête de tourner autour du pot, ricana affectueusement Richard.
— Très bien. Alors… Rick, j’ai… Je ressens quelque chose pour toi.
Son ami pâlit à ses mots. Evan, lui, était écarlate. Son cœur battait à tout rompre, prêt à exploser.
— Comment ça ? murmura précipitamment le jeune homme.
— Je… On a toujours été proches, et tu me comprends comme personne. Mais ça va au-delà de ça. C’est… C’est quelque chose que je ressens, là, dit-il en posant sa paume contre son sternum. Ça me prend aux tripes, parfois, quand je te regarde, j’ai l’impression que je vais exploser.
— Je ne…
— Je suis désolé, je dois te paraître… Je sais que ce n’est pas normal, et si tu ne veux plus me voir, je comprendrais, je crois que je…
— Arrête.
Le ton autoritaire de Richard coupa le souffle à Evan. Pétrifié, il n’osa plus bouger un cil. Ses paupières étaient lourdes des larmes qui avaient rempli ses yeux. Il sentait tout son corps parcouru de tremblements incontrôlables. Quelle folie avait-il commise ?
Rick se releva complètement, et s’assit face à lui, à quelques centimètres de son visage. Il posa ses deux mains sur ses épaules. Evan frissonna à ce contact.
— Evan Rosier, tu es l’homme le plus courageux que je connaisse.
Et sur ses mots, il franchit la distance qui les séparait et posa ses lèvres contre les siennes. Evan eut la sensation que le sol s’ouvrait sous eux. Et qu’il chutait d’une hauteur vertigineuse.
Il lui rendit son baiser, et sentit ses entrailles s’enflammer.
À l’aube d’un tournant, il crut naïvement avoir franchit, dans cet acte de bravoure, la plus grande épreuve de sa vie. Mais il venait seulement de faire le premier pas sur le chemin tortueux que l’avenir lui réservait.