Il y avait des décorations de Noël sur quelques fenêtres de Ravey Street, mais elles faisaient figure d'exception. Les habitants de ce quartier populaire du sud de Londres mettaient un point d'honneur à ne pas suivre le mouvement conventionnel consistant à couvrir ses fenêtre de pochoirs blancs ou de couleurs criardes à l'approche de la fin de l'année. En revanche, les murs étaient couverts de fresques urbaines complexes, sortes d'enluminures modernes autour des pseudonyme choisis par ces artistes nouveaux. Là où, dans d'autres quartiers, les tags semblaient salir les murs, ceux de Shoreditch leur donnaient une nouvelle beauté.
Un taxi s'arrêta devant le numéro 15. Ronica sortit la première de la voiture, et aida Marius à s'en extirper de son mieux, une jambe après l'autre. Il était plutôt en bonne santé pour un homme de soixante-quinze ans, mais une opération du genou récente l'avait obligé à prendre une canne pour quelques semaines. Canne que sa femme, Ronica, lui tendit et qu'il accepta à contre cœur.
Levant les yeux vers l'appartement du deuxième étage, Marius constata que celui-ci non plus n'était pas paré des couleurs de Noël. Cela le surprit. Il lui avait toujours semblé que sa fille aînée et son mari aimaient cette fête enfantine.
Devant la porte, il y avait la camionnette aussi colorée que les tags des murs du quartier, que Marius appelait par dérision « le chariot de laitier » de son beau-fils. En réalité, en plus de lait frais, il vendait toutes sortes de produits locaux, principalement des fruits et légumes, et sa petite affaire tournait bien. Les citadins londoniens semblaient d'autant plus attirés par l'authenticité de la campagne qu'ils ne la voyaient plus qu'en image.
Marius laissa son épouse sonner à l'interphone. Il entendit la voix de sa fille, un long bip indiquant que la porte était déverrouillée, et ils furent dans l'ascenseur. Au premier étage, la porte était entrouverte. Ronica frappa, par politesse, avant d'entrer. L'appartement n'était pas plus décoré que les fenêtres. Il était en désordre, ce qui n'était pas inhabituel en soit, mais cette fois, il y avait de la poussière sur le sol, et une sorte d'odeur de renfermé. Ronica jeta à Marius un regard lourd de sens, auquel il répondit par un hochement de tête. Leur fille n'avait jamais été trop perturbée par les conventions, mais elle était ordinairement irréprochable sur l'hygiène. Ils étaient persuadé que quelque chose n'allait pas. Après tout, jamais ils n'avaient eu besoin d'insister pour la voir à Noël, et cette année, inexplicablement, elle avait tenté d'invoquer toutes sortes d'excuses invraisemblables pour les dissuader de venir. Marius aurait eu tendance à lui laisser de l'espace, mais Ronica ne l'avait pas entendu de cette oreille, et avait obtenu gain de cause.
– Grand-pa ! Grand-ma !
– Elinor ! Dennis !
L'aînée et le cadet de leurs petit enfants se jetèrent à leur cou, sans égard pour la jambe fragile de Marius, qui, pour une fois, ne s'en souciait pas. Il était ravi et rassuré de constater que, concernant la jeune génération au moins, il n'y avait pas de réserve à leur égard.
– Bonjour Julia, bonjour Franck.
Sa fille et son beau-fils étaient beaucoup plus réticents que leurs enfants. Mais ce qui alerta le vieil homme, c'étaient surtout les cernes de sa fille. Elle avait le visage amaigri, tiré, comme si elle avait beaucoup pleuré. Franck n'avait pas l'air heureux non plus. Marius eu l'impression qu'il avait pris du poids, ce qui n'était pas bon signe chez cet homme athlétique.
Ils échangèrent des banalités, et passèrent à table sans que personne ne mentionne le sujet qui était dans tous les esprits. Marius voulait l’aborder, mais ne savait pas comment. Finalement, c’est naturellement Ronica qui se lança :
– Où est Colin ?
Elinor et Dennis baissèrent les yeux. Julia rougit violemment et sembla soudain très absorbée par la carafe d’eau. C’est Franck qui finit par répondre :
– Il… il a dû rester à son école pour les vacances.
Immédiatement, Ronica prit sa fille à témoin :
– Et tu es d’accord avec ça, Julia ? Il a 11 ans, nom de Dieu. Quel genre d’école enlève un enfant de cet âge à ses parents, et ne le laisse même pas revenir chez lui à Noël ?
Plusieurs mois de rumination étaient sortis brusquement. Marius était parfaitement d’accord avec ce que disait sa femme, mais, pendant qu’il parlait, il voyait au regard perdu de Franck et aux sanglots retenus de Julia que quelque chose ne collait pas. Leur fille et son mari leur cachaient quelque chose au sujet de Colin. Impitoyable, Ronica continua :
– Quand tu m’as dit que Colin partait en pensionnat, je n’ai rien dit, parce que c’était ton fils, et que je n’avais pas à juger tes choix d’éducation, mais là, ça va trop loin. Mais franchement, je ne comprends pas d’où cela vous est venu. Franck, tu as toujours méprisés les traditions bourgeoises, et d’un coup, tu te mets à appliquer la plus inhumaine d’entre elles ? Elinor est à Alleyn’s School et elle y est parfaitement épanouie. Pourquoi Colin ne pouvait pas y aller aussi, franchement ? Ce gamin est adorable. C’est parce que c’est un garçon, c’est ça ? L’homme de la famille devait aller en pensionnat ? C’est pathétique !
– Il a été attaqué !
Ronica s’arrêta brusquement. C’était Dennis qui était intervenu, pour défendre ses parents visiblement incapables de réagir à ce torrent verbal.
– Qu’est-ce que tu veux dire par « attaqué » ? demanda Marius.
– Une créature l’a attaqué. Il est devenu tout rigide. Ils l'ont gardé pour le soigner.
Un silence suivi cette déclaration. Ronica devait se demander si on se moquait d'elle, ou, si c'était la vérité, ce qu'elle avait bien pu faire à sa fille pour que celle-ci lui cache un accident grave arrivé à son petit fils. Marius, lui, eut le sentiment que le temps s'arrêtait. Il ne connaissait qu'une explication possible aux paroles étranges de Dennis. Une explication qu'il ne voulait surtout pas entendre. Mais Franck, qui ne voulait plus de secret ni de mensonge, prit la parole.
– Nous ne vous en avons jamais parlé, parce que vous nous auriez pris pour des fous, mais il y a toujours eu des événements étranges depuis la naissance de Colin… Certains de ses jouets se transformaient. D’autres apparaissaient et disparaissaient sans explication. Cela arrive aussi à Dennis, parfois.
La main glaciale d’un passé refoulé et haï saisi la nuque de Marius en entendant cela. Il avait besoin de serrer quelque chose. Ce fut son couteau, et il se fit de profondes marques dans la main, qu'il ne sentit même pas.
– L’année dernière, nous avons reçu la visite d’une femme habillée en vert. Elle nous a dit que Colin était un sorcier, et qu’il avait inscrit à une école de sorcellerie. Colin était très excité, et… nous aussi, à vrai dire. Tout cela semblait tellement extraordinaire. Mais le mois dernier, elle est revenue. Elle nous a dit que Colin avait été attaqué par une créature dans cette école. Il n’est pas mort, mais il est toujours inconscient. Et nous ne savons pas quoi faire. Si nous portons plainte, ils nous ferons oublier jusqu’à l’existence de Colin !
La suite fut une cacophonie confuse. Ronica ne croyait pas un mot de l’histoire. Elle commença par les accuser d’être d’une crédulité pathologique, puis réfuta, avec sa rationalité implacable, chacune de leurs tentatives pour se défendre. La voix de Julia était de plus en plus aigüe. Fragilisée par des semaines de culpabilisation, elle ne supportait pas les reproches, en d’autres circonstances compréhensibles, de sa mère. Personne ne faisait attention à Marius, la main serrée sur son cœur qui battait à une vitesse impossible, les oreilles bourdonnantes et les yeux vagues. Il lui fallut plusieurs minutes pour trouver la force de murmurer :
– Leur histoire est vraie, Ronica. Et c’est de ma faute.
La dispute se tût immédiatement. Tout le monde le regarda.
– Mes parents étaient des sorciers. Mes sœurs aussi. Et mon frère. Mes oncles, mes tantes. Je suppose que mes neveux et nièces en sont aussi. Ils sont tous allés à Poudlard. C’est par moi que Colin a eu sa magie.
Les réactions à cette déclaration étaient assez partagées. Du côté des enfants, Elinor et Dennis étaient surtout soulagés de ne plus entendre leur mère et leur grand-mère se déchirer, quoique l'aînée devine que ce n'était pas pour le mieux. Ronica s'était figée comme s'il l'avait frappée. Franck semblait vouloir réagir, mais ne parvenait qu'à ouvrir la bouche et la refermer sans parvenir à en faire sortir un son. Mais derrière Ronica, Julia était en train de passer du soulagement, à l’espoir : l’espoir d’une mère qui voit enfin une sortie au tunnel de désespoir dans lequel elle était ensevelie depuis des semaines.
– Tu… tu connais des sorciers ?
– Ils m’ont chassé, Julia. Ils haïssaient tout ce qui n’est pas sorcier. Et tout ce qui n’est pas suffisamment sorcier. C'était il y a une éternité. J'étais un enfant...
– Mais tu les connais ? Je veux juste passer un message à cette femme en vert. Lui demander de voir mon fils un instant. Juste le voir, papa, ils ne nous laissent même pas faire ça !
Marius ne pouvait pas résister à l’appel informulé derrière la question de sa fille. Parce qu’elle en avait besoin, il était prêt à oublier six décennies de peur et de haine. Et c’est pour cette raison qu’il lui dit :
– Il s’est passé tellement de temps… Mon oncle Sirius avait une maison à Londres. Ses enfants y habitent peut-être toujours. Je vais aller les voir, Julia. Je vais leur demander de l’aide.
Marius prit sa canne, et s’efforça de se lever, mais son genou ne le porta pas, et il retomba dans son fauteuil. Ronica le regarda, incrédule.
– Tu veux y aller maintenant ?
– Une fin d’après-midi, c’est le meilleur moment pour être sûr de trouver quelqu’un. Et cela fait soixante ans que je ne sais plus s’ils reçoivent le jeudi soir. Je n’ai pas plus de chance d’arriver à un mauvais moment aujourd’hui que demain.
– Mais regarde-toi, tu ne peux pas y aller tout seul !
Marius ne pouvait pas vraiment la contredire. Sa jambe n'était visiblement pas d'humeur à le porter.
– Oui, il faudrait que quelqu’un m’accompagne, convint-il, mais ce n’est pas possible…
– Je t’accompagne !
Ronica, Franck et Julia avaient tous parlé en cœur. Mais Marius secoua la tête.
– Non… La maison des Black est couverte de sortilèges pour repousser les non-sorciers. Si j'amène des gens normaux chez lui… Si le chef actuel de la famille ressemble à ma grande tante Elladora, ils pourraient vous attaquer...
– Quel genre de personne ferait cela ! s’exclama Julia
– Le genre de personne capable de jeter dehors un enfant de onze ans parce qu’il n’a pas de pouvoirs magique, répondit-il, amer. Non, je me débrouillerai. J’irai seul.
Soudain, une petite voix qu’on n’avait pas entendue jusque-là dit :
– Moi, je peux t’accompagner, grand-pa.
Tous les regards se tournèrent vers Dennis, qui les soutint avec l’arrogance de l’enfance.
– Je suis un sorcier, dit-il. Comme Colin. Moi aussi je peux faire des choses extraordinaires
Marius réfléchit un instant. Sa volonté d'y aller seul était une fanfaronnade. Depuis son opération, il était incapable de lâcher sa canne. Un escalier était une épreuve insurmontable. La solution que proposait Dennis semblait idéale, que l'enfant soit vraiment un sorcier comme son frère, ou pas, d'ailleurs. Julia dut voir sa décision dans son regard, car elle protesta :
– Mais ce n’est qu’un enfant ! Et tu dis qu’ils sont dangereux !
– Mais grand-pa ne peut pas marcher tout seul, maman !
La voix de Julia se brisa. Marius la sentait déchirée en le désire de revoir Colin, et la peur de perdre aussi Dennis.
– Papa, tu me promets qu’il ne risquera rien ?
– Qu'il ne risquera rien, cela, je ne peux pas te le promettre. Mais je ne crois pas que ma famille soit tombée si bas, qu’ils en arrivent à faire du mal à un enfant.
– Ils t’ont rejeté, toi ! Et tu étais un enfant.
C’était vrai. Marius réalisa que, malgré toutes ces années, il leur cherchait encore des excuses. Pourtant, au fond de lui, il savait qu’il avait raison. Par un paradoxe qui ne peut exister qu’au sein de l’âme humaine, ses parents, impitoyables pour leur enfant qui n’était pas celui qu’ils avaient voulu, pouvaient faire preuve de compassion envers un enfant né-moldu, dont ils n’attendaient rien.
– Je te promets que je ne l’emmènerais pas si je pensais qu'il sera blessé, dit-il, et c'était suffisant.
Marius regarda son petit fils qui tentait de garder le menton haut pour être à la hauteur de la mission qu'on attendait de lui. Il s'apprêtait à partager avec lui un passé qu'il avait tenu secret pendant toute sa vie. Et il ne savait pas encore ce qu'il ressentait à propos de cela.