Prologue :
Sang bleu, sang de bourbe, sois maudite, toi et tous ceux que tu aimes !
Anne se réveilla en sursaut. Elle avait sept ans. Elle ne comprenait pas.
Les mots avaient pris une forme étrange dans son esprit.
Le monde avait pris une forme étrange autour d’elle. Et pour cause.
Tout flottait. Elle ne sentait plus sa couche sous son dos. Elle n’avait plus mal à la jambe contrefaite qui la faisait boiter. Plus rien ne semblait l’attacher au monde. Elle osa esquisser un regard vers le bas…
Elle flottait, un mètre au-dessus de son lit. Sans explication logique.
Alors qu’elle s’apprêtait à pousser un cri, elle retomba dans les couvertures. Le choc lui coupa le souffle et l’empêcha de réveiller sa nourrice et ses filles de compagnie. C’était sans doute pour le mieux.
On lui avait déjà suffisamment fait comprendre qu’elle aurait mieux fait de naître mâle. Elle n’allait pas non plus ajouter à tout cela des histoires de malédiction.
Le cheval d’Anne se cabra violemment. Il avait toujours été rétif, mais la petite duchesse l’aimait beaucoup, et sa jambe ne l’empêchait pas de le monter. Cependant, sortir un jour de tempête était sans doute présomptueux… Elle n’était pas seule, sa nourrice et un conseiller de son père, ainsi que leur suite, avaient tenu à venir. On ne laisse pas une jeune fille de haute noblesse chevaucher seule, surtout lorsqu’elle n’a pas neuf ans.
Le cheval se cabrait, et Anne ne savait que faire. Elle tenta de tenir en selle, priant Dieu… Et finit par se sentir glisser.
Mais en lieu et place du vol plané auquel elle s’attendait, elle ne connut qu’une course douce et fluide. Lente.
Beaucoup trop lente vu l’énervement du cheval et l’amplitude de la ruade.
Anne eut même le temps de jeter un regard autour d’elle, avant de se poser délicatement sur le sol meuble de la lande.
Invraisemblable.
C’était invraisemblable.
C’est d’ailleurs ce que crièrent leurs gens et le conseiller de son père.
Sa nourrice, elle, s’approcha pour l’aider à se relever.
Seule Anne remarqua qu’elle agitait un étrange morceau de bois allongé dans son dos.
Seule Anne remarqua, aussi, que tous les autres eurent un instant l’air perdu.
Personne ne lui reparla jamais de sa chute extraordinaire.
***
Anne ne savait pas si elle voulait rire, crier ou pleurer.
Dans le doute, elle ne fit rien de tout cela, se contentant d’arpenter sa chambre, un peu perdue, un peu ébahie.
Une sorcière. Elle était une sorcière. C’était sa nourrice qui le lui avait dit.
Évidemment, d’abord, elle avait été saisie d’inquiétude, mais sa nourrice avait su trouver les mots, comme toujours. Elle avait cette voix douce et sucrée, cette apparence si insignifiante, ses jolis cheveux gris qui dépassaient de son fichu, elle était si paisible… On ne pouvait que la croire. Anne lui avait toujours fait confiance, à elle plus qu’à quiconque.
La vieille nourrice avait donc rassuré ses craintes : non, les sorcières n’avaient rien à voir avec le Malin, non, Anne n’était pas la seule, oui, elle pourrait pratique la magie. Non, ce n’était ni étrange, ni une malédiction.
Anne était une sorcière.
Comment était-ce possible ?
Elle fit un petit saut qui la fit grimacer car elle était retombée sur sa mauvaise jambe. Son père savait. Il savait depuis toujours. Cela ne changeait rien. Après tout, il ne l’aimait pas vraiment. Il souhaitait juste la marier.
Peu lui importait, à Anne. Maris, pères, alliances.
Elle était une sorcière, et elle métamorphoserait la Terre pour lui forger le visage qui lui plairait.