On était la veille de Noël, et il était presque dix-huit heures. Alicia Spinnet pesta un instant contre elle-même en priant pour réussir à trouver ce qu’elle cherchait avant que toutes les boutiques sur le Chemin de Traverse ne ferment pour le réveillon et qu’elle ne se retrouve à rentrer chez elle bredouille. Et pour le moment, le constat était rude. La plupart des stores des magasins étaient fermés et comportaient la fameuse pancarte annonçant leur fermeture pour congés. Après tout, les commerçants avaient bien droit, eux aussi, de célébrer les fêtes en famille.
Elle aurait dû s’y prendre plus tôt pour trouver le cadeau parfait pour Jake. Quelle genre de fille pouvait oublier son petit-ami dans sa liste d’achats de Noël ? Certainement aucune, à part elle. Elle aurait l’air tellement ridicule devant lui lorsque minuit sonnerait. Elle imaginait déjà les airs catastrophés de ses parents qui tenteraient de rattraper sa bourde, sans le moindre succès. Sa mère serait d’ailleurs capable de donner l’une des anciennes chemises de son mari à Jake en pensant bien faire. Elle voyait même, dans son esprit, le sourire pincé de ce dernier.
Emmitouflée dans une gigantesque écharpe en laine rouge qu’elle avait remonté jusqu’à son nez pour ne pas se laisser abattre par le froid, et un long manteau jaune trois fois trop grand pour elle, Alicia se décida finalement pour une petite boutique au coin d’une ruelle.
Elle portait un nom que la jeune femme jugea un tantinet machiste et qui la fit légèrement grimacer : « The Wizard’s Winspan ». Comme si cela sous-entendait que les hommes étaient les seuls à posséder de l’élégance. La façade du lieu, en ardoise, ne manquait pas de confirmer son impression puisque dans sa vitrine, sur des mannequins au buste excessivement droit, s’entremêlaient des robes aux tons sombres et aux coupes rigides, assorties de cravates dans des teintes similaires. Une boutique relativement parfaite pour les enterrements, en somme. Elle ne l’aurait certainement pas choisi en premier d’ordinaire, mais Alicia n’avait plus le choix. C’était ça, ou rien du tout.
« Ma pauvre Alicia, tu es tombée bien bas », maugréa-t-elle entre ses dents alors qu’elle franchissait la porte.
Sur les étagères et les étalages en bois, magiquement et parfaitement pliées, étaient disposées une multitude de robes. Pourtant, aux yeux de la jeune femme, elles se ressemblaient toutes, et l’atmosphère du magasin, sentant le vieux parfum capiteux, lui donnait presque la nausée. Elle remonta encore un peu plus son écharpe et ne laissa dépasser que ses yeux, cherchant désespérément un article qui retiendrait son attention dans cet univers étriqué ; mais les vêtements qu’elle apercevait lui donnaient tous l’impression d’être mornes, sans saveur, et bien loin de l’excentrique personnalité de Jake qui ne jurait que par des robes colorées ou à motifs ces derniers temps.
Son petit-ami, bien que parfois pédant, était loin d’être un sorcier réservé. C’était d’ailleurs ce qu’elle avait une nette tendance à lui reprocher depuis quelques semaines, surtout quand il la traînait à ses conventions, lui faisant serrer des tas de mains et sourire à d’innombrables personnes dont elle ne retenait jamais le nom. Paradoxalement, Jake travaillait dans la finance au sein de Gringotts, la prestigieuse banque des sorciers. En charge de la sécurité des coffres-forts, c’était un expert dans son domaine, mais s’il était rigoureux concernant son métier, il était également étrangement extravagant lorsqu’il s’agissait de nouer des contacts au sein de son milieu.
Alicia, au contraire, avait continué sa carrière dans le Quidditch, et jouait au niveau local, même si son club n’était pas encore des plus connus. Au contraire de son petit-ami, elle n’avait jamais été considérée comme quelqu’un de calme, de pondérée. Tout le monde la voyait comme une jeune femme extravertie, franche, et dynamique mais, à bien y regarder, elle avait également besoin de ses moments de solitude et ne se mêlait à la foule qu’en y étant obligée. Leurs caractères étaient tellement aux antipodes qu’elle se demandait ce qui les avait rapprochés, le pire étant peut-être qu’elle ne parvenait plus à s’en souvenir.
Leur rencontre avait eu lieu un soir comme tant d’autres, alors qu’elle buvait un verre en compagnie de ses collègues et qu’il était accompagné des siens. Il lui avait offert un verre, elle avait souri. Ils s’étaient revus plusieurs fois, il l’avait embrassée, et puis c’était tout. Avec Jake, c’était sans surprise. Ce n’était rien d’exceptionnel, mais il lui garantissait une union stable et sécurisante depuis deux ans.
Alicia laissait courir ses doigts sur les étoffes. Dans ce magasin d’un autre temps, seules les matières paraissaient se différencier, contrairement aux couleurs. Au toucher, elle reconnut du velours ainsi que de la soie, et songea soudainement à sa bourse contenant six gallions. La jeune femme fit la moue, désappointée. Elle mettrait très certainement la totalité de son porte-monnaie dans l’un de ces bouts de tissu puisque celui qu’elle tenait encore entre ses mains coûtait déjà près de quatre gallions et cinquante mornilles. La jeune femme espérait, du moins, que Jake apprécierait son cadeau à sa juste valeur et serait satisfait. Elle allait se décider pour l’une des capes d’hiver en velours, quand un vendeur sembla transplaner sans prévenir juste derrière elle. En réalité, perdue dans ses réflexions, elle ne l’avait tout simplement pas entendu arriver.
« Est-ce que je peux vous aider ? s’enquit-il d’un ton morne alors qu’elle se tournait vers lui.
— Non, non, ça devrait… »
Alicia s’interrompit en prenant conscience de la personne qu’elle avait, à présent, face à elle. L’homme parut, lui aussi, la reconnaître puisque ses prunelles sombres s’éclairèrent d’une lueur narquoise. Elle songea qu’il n’avait décidément pas changé d’un pouce. Du plus loin qu’elle s’en souvienne, Adrian Pucey l’avait toujours dépassé de deux têtes, si bien qu’elle devait lever la sienne pour pouvoir le défier du regard lors des matchs de Quidditch Gryffondor-Serpentard à Poudlard. Elle n’était pas prête non plus d’oublier ce petit sourire insolent qu’elle aurait voulu lui faire ravaler.
« Tu cherches quelque chose en particulier, Spinnet ? railla-t-il en considérant la cape entre ses mains.
— Même si c’était vraiment le cas et que je voulais m’acheter une cape dans cette boutique, j’en aurais parfaitement le droit, Pucey, précisa-t-elle, les dents serrées et les joues rougies de colère par l’allusion de son ancien camarade.
— Ai-je dit le contraire ? répliqua-t-il, haussant légèrement les épaules.
— Non, mais…
— Range tes griffes, et épargne-moi ton discours pseudo-moralisateur sur le combat des femmes au sein de la société sorcière, fit-il, légèrement désabusé. J’ai simplement été surpris de te recroiser ici, c’est pas vraiment le genre d’endroit que tu affectionnais, non ? »
Il avait perdu ce sourire insolent qui le caractérisait, refusant soudainement la confrontation. Quant à Alicia, elle croisa les bras dans un automatisme de protection et le fixa quelques secondes, comme si elle tentait de se souvenir de la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Ce devait être lors de leur dernière année à Poudlard, en 1995. Elle était alors poursuiveuse dans l’équipe de Gryffondor depuis cinq ans, il était également poursuiveur depuis le même nombre d’années à Serpentard.
La jeune femme se souvenait des tensions qui régnaient dans l’équipe, de la rivalité exacerbée avec Serpentard cette année-là. L’angoisse du retour de Celui-dont-on-ne-devait-pas-prononcer-le-nom était, à cette époque, à son paroxysme. Les amitiés en étaient perturbées, les conflits devenaient virulents. Les relations de Gryffondor avec Serpentard, déjà mauvaises, avaient alors empirées. Avant les matchs, les capitaines se broyaient la main. Après leur envol, les batteurs frappaient les cognards de toutes leurs forces de façon à ne pas manquer leur cible, les poursuiveurs se donnaient des coups d’épaule bien sentis, les attrapeurs prenaient des chemins deux fois plus risqués en espérant faire tomber leur adversaire de son balai. Sur le terrain, on réglait les comptes mais, en-dehors, les quolibets viraient parfois aux altercations musclées.
Alicia s’en était préservée du mieux qu’elle avait pu, avait souvent tenté de calmer Fred et George qui n’étaient jamais en reste pour souffler sur les braises d’un feu déjà incandescent. De son côté, malgré son sourire insolent, Adrian restait la plupart du temps silencieux. Il n’abandonnait pas son équipe évidemment, cela aurait été considéré comme une trahison informelle, mais il ne donnait pas son point de vue, ne participait pas à la lutte acharnée qui semblait devenir une affaire personnelle pour les deux équipes. Dans les airs, il jouait franc-jeu, même s’il ne manquait pas de lui adresser un léger clin d’œil moqueur lorsqu’il parvenait à intercepter le souafle. Quelque part, Adrian Pucey, sous ses airs effrontés, s’était tenu éloigné de la lutte engagée entre les deux clans.
Elle ne l’avait pas recroisé depuis leur dernier jour à Poudlard, en juin 1995, alors qu’elle transportait sa valise en bas du grand escalier. Il lui avait adressé un sourire en coin, elle avait simplement froncé les sourcils. Elle ne l’avait pas revu ensuite. Elle n’avait jamais su où il se trouvait durant la guerre. Il n’avait pas participé à la bataille de Poudlard, et elle avait juste entendu dire par Patricia Stimpson, l’une de ses anciennes camarades de maison à Gryffondor, qu’il avait quitté le pays avec sa famille en septembre 1996.
On ne pouvait pas vraiment dire qu’ils avaient été proches, pas plus que de simples connaissances. Alicia fronça les sourcils et secoua la tête, quelque peu irritée par son attitude. De quel droit se permettait-il de penser qu’elle préférait tel ou tel lieu ? Bien qu’il eut raison, elle n’acceptait pas le fait qu’on puisse lui donner un avis sans être l’un de ses proches.
« Ne fais pas semblant de me connaître, Pucey, rétorqua-t-elle finalement.
— Je ne dis pas que je te connais, Spinnet, je te fais simplement part de mon étonnement de te trouver ici.
— C’est-à-dire ?
— Question d’observation. Tu traînais avec les jumeaux Weasley à Poudlard, et je n’ai encore vu personne de plus excentrique que ces deux-là. Et si tu veux mon avis, cette boutique est tout, sauf de ce genre là, dit-il en baissant le ton de sa voix. Je ne devrais pas dire cela parce que je risquerais de perdre mon boulot si mon patron m’entendait, mais bosser dans cet endroit me fout le cafard… »
La jeune femme haussa un sourcil, vaguement surprise par sa confidence, mais ne chercha pas à en savoir plus. De toute manière, elle ne devait pas s’attarder et cette discussion n’avait pas lieu d’être. Tout ce qu’elle voulait, c’était acheter cette fichue cape en velours et rentrer chez elle afin de se préparer pour le réveillon.
« Bien, fit-elle en lui tendant l’objet de sa convoitise. Tu veux bien me faire un joli paquet cadeau ? Je la prends.
— T’as vu le prix ? s’enquit-il à voix basse, en tournant délicatement l’étiquette vers elle.
— J’ai vu, Pucey, acquiesça-t-elle avec un sourire moqueur. Dis-moi, tu procèdes toujours comme ça avec tes clients ? Non, parce que j’étais en train de me dire que tu dois être un piètre vendeur.
— Je travaille ici pour les fêtes » lui apprit-il, haussant les épaules d’un air blasé.
De nouveau, le sourire insolent qu’il arborait lors de leurs rencontres avant-match refit surface. Alicia remarqua qu’il s’était même rapproché d’elle de quelques centimètres, la considérant du haut de ses un mètre quatre-vingt dix. Gênée par le peu de distance entre eux, Alicia recula doucement tandis que ses joues prenaient une teinte rosée.
« Je suis bien meilleur dans d’autres domaines, Spinnet, lâcha-t-il avec un clin d’œil.
— C’est-à-dire ? le provoqua-t-elle, irritée par le fait qu’il puisse avoir un certain pouvoir sur elle.
— Le Quidditch, répondit-il, un rictus en coin. Je suis bien meilleur poursuiveur que toi, et nous le savons tous les deux.
— Tu rêves, Pucey. »
Étrangement, la jeune femme se sentit soulagée que la conversation s’oriente sur leur rivalité d’avant-guerre. La tension qui avait existé entre eux pendant une fraction de seconde la mettait mal à l’aise, et elle la relégua au fond de son esprit. Adrian Pucey, lui, paraissait amusé par la lueur de défi qui régnait dans ses yeux. Lui faisant signe de le suivre, il se dirigea vers le comptoir de la boutique et plia la cape de velours en quatre. Une grimace se forma sur ses lèvres, et il releva les yeux vers elle.
« Tu es certaine de vouloir l’acheter ?
— Je n’ai pas vraiment le choix, toutes les boutiques sont fermées à cette heure, répondit Alicia.
— D’accord. Comme tu voudras. »
Alors qu’il emballait soigneusement le vêtement dans un paquet cadeau vert argenté, Alicia se prit à penser que le jeune homme était bien loin du gars prétentieux qu’elle s’était longtemps imaginé à Poudlard. Elle lui avait même octroyé, victime de ses préjugés, une famille appartenant à l’aristocratie sorcière. En l’observant travailler dans cette boutique, habillé d’un pull en laine de seconde main et comprenant qu’il n’était qu’un simple vendeur saisonnier n’hésitant pas à critiquer les prix et l’allure pompeuse de la boutique, elle savait qu’elle s’était fourvoyée. Prise de remords, elle lui adressa un sourire sincère en lui tendant la somme qu’elle lui devait.
« Je te souhaite un Joyeux Noël, Pucey, lui dit-elle en récupérant son paquet qu’elle plaça dans son sac en bandoulière.
— Joyeux Noël à toi aussi, Spinnet. Content de t’avoir revue » déclara Adrian en remettant négligemment les mains dans ses poches.
Alicia hocha la tête et lui sourit une dernière fois. Elle allait sortir de la boutique quand une idée germa dans son esprit. Une idée qu’elle se prenait à apprécier plus qu’elle ne voulait bien l’admettre.
« Tu sais, je joue dans un club local pas très connu : les Billywig Invisibles. Je me disais qu’on pourrait… je sais pas… s’affronter un de ces quatre. Histoire de voir qui de nous deux est vraiment le meilleur… Si tu fais l’affaire, peut-être que le capitaine décidera de te prendre. Enfin bref, si ça te tente, passe nous voir. »
Alicia n’attendit pas la réponse de son ancien adversaire et s’évada dans les glaciales rues du Chemin de Traverse. Elle était en retard, et elle allait devoir se dépêcher si elle ne voulait pas que Jake lui fasse l’une de ses réflexions hautement sarcastique sur son manque de ponctualité. Elle n’avait aucune envie de se disputer avec lui le soir de Noël, d’autant plus quand elle avait déboursé une somme astronomique pour son cadeau. Toutefois, elle prit conscience qu’elle ne regrettait plus de l’avoir acheté à la dernière minute.