Sa coupe « Sorcière blanche » servie, il regarda quelques instants avec malice le joli visage altier de la jeune femme, encadré de larges boucles brun foncé et éclairé de deux grands yeux noirs. Enfin, il se décida à lancer sa pique :
- Et les amours Eris ? Toujours rien en vue ?
Elle leva les yeux vers lui de l’air mi-intrigué, mi-agacé auquel elle l’avait habitué.
Il fallait sûrement un peu de temps pour que ses rouages de surdouée enregistrent la question dans la catégorie des taquineries et décide quoi y répondre.
- Pour l’instant, finit-elle par dire. La solitude est ce qui me convient le mieux. Ni mon rythme de vie, ni mes sentiments ne se prêteraient à une existence à deux.
- Il est vrai que tu n’as guère le caractère à t’encombrer d’un homme, mais prends tout de même garde. Vieillir seul n’est pas bon, je te parle d’expérience.
- Non, ce n’est pas vrai, répondit la jeune femme.
Il lui renvoya un regard étonné d’où il ne parvint pas totalement à faire disparaître son indignation soudaine, ce qui n’échappa pas à Eris :
- Je veux simplement dire que tu n’es pas vieux Drago. Pas que tu n’as pas l’expérience de la solitude.
Il se détendit et répondit d’une voix qu’il tentait de rendre plus douce :
- Je me sens vieux, c’est tout ce qui compte.
- Tu te sens vieux parce ce que la perte que tu as subie est comme un avant-goût de la vieillesse, et parce que tu as l’impression que ta vie doit logiquement décliner. Mais tu n’es pas vieux Drago, et tu as le choix.
Il chassa d’un geste sec les paroles de sa cousine et voulut la sermonner, mais la jeune femme ne le laissa pas seulement reprendre :
- Mais assez parlé de toi, je crains que tu n’en supporte pas davantage.
- Eris !
- Si je dois mourir seule et sans bruit Drago, alors je mourrai seule et sans bruit. Les gens comme moi ne sont pas destinés à faire dans le mélodrame. Et puis, pour l’instant je ne suis ni seule, ni silencieuse.
- C’est vrai, avec toute la smala que ton père a ramassée à Azkaban il y a vingt ans...
- Pour l’instant, je suis avec toi, c’est ce que je voulais dire. Et pour ce qui est de la smala, je crois que c’est le plus beau cadeau que mon père m’aie fait.
- Puisse t-il reposer en paix, répondit cérémonieusement Drago en levant sa coupe glacée.
Ils se regardèrent d’un même air de défi malicieux :
- Bref, continua Eris. De toute façon, je crains de ne pas être destinée à vieillir.
- C’est vrai qu’au vu de tes missions aussi risquées les unes que les autres, ton espérance de vie est sujette à inquiétudes.
Drago avait dit cela d’un ton légèrement provocateur. Eris hésita une nouvelle fois au dessus de son fond de milkshake, sur la suite à donner à une telle pique :
- Je ne vais pas te rappeler l’incidence de ton état psychologique sur ta propre espérance de vie, répondit-elle d’une voix neutre, comme pour elle-même.
Une telle réplique aurait du valoir à Eris une secousse mémorable, Drago n’aurait jamais toléré de quiconque une allusion au décès de son épouse, qui d’ordinaire le plongeait dans le plus noir des désespoirs.
Mais voilà, Eris faisait exception. Son esprit de surdouée n’avait jamais pu s’accommoder des réactions de circonstances. Chez elle, émotions et sentiments n’étaient pas soumis à approbation des pairs et l’interaction avec d’autres personnes pouvait se révéler compliquée. Drago le savait très bien
Durant son enfance et son adolescence, la jeune fille avait été fortement contenue par sa grand-mère qui redoutait que de tels écarts ne lui soient nuisibles. Pourtant cette « manie » qu’elle avait gardée de dire à voix haute et neutre ses sentiments les plus profonds ou ceux qu’elle discernait chez les autres s’était souvent révélée un véritable superpouvoir.
Le regard des autres n’agissait ainsi pas vraiment sur elle, mais elle-même agissait dessus par ce biais, en exprimant à voix haute ce que certains n’auraient même pas osé penser. Son absence de crainte la mettait également hors d’atteinte des pressions psychologiques et des sous-entendus que certains (Lucius en premier) ne s’étaient jamais privés de lui glisser.
Capable de rester impassible à l’annonce d’une nouvelle terrible, Eris n’en était pas pour autant insensible. Drago se souvenait encore de sa réaction froide et logique à l’annonce de l’assassinat de leur grand-mère. Eris n’avait pas versé une larme, ne s’était pas effondrée. En revanche elle n’avait pas connu de repos avant d’avoir attrapé le coupable au risque de sa propre vie.
A l’époque, elle n’avait pas quinze ans et l’événement avait marqué le début de sa carrière d’auror, laquelle était déjà très brillante alors qu’elle n’avait qu’une petite trentaine d’années.
Drago connaissait une autre de ses motivations à rester seule : adolescente, Eris avait déjà perdu son père et sa grand-mère, deux événements qui l’avaient bien plus ébranlée que cela n’était visible, et qui avaient largement contribué à faire d’elle la femme forte mais solitaire qu’elle était devenue.
Il voulut lui en faire la remarque, mais à cette instant une série d’explosions déchira le bourdonnement animé de l’avenue. Drago se retrouva projeté au sol et se rendit compte qu’Eris avait bondit sur lui et les avait entraînés tous deux sous la table, protégés d’un côté par une solide cornue remplie de géraniums mordeurs.
Eris, baguette sortie, risqua un œil derrière la cornue. Elle se leva soudain et courut en direction d’Ollivander et de Farces pour sorciers facétieux. Drago la poursuivit avec un juron.