Souvent, j’entends encore les bourdonnements incessants des mouches au-dessus des corps qui pourrissent, les couinements des rats voraces, qui grignotent les cadavres. Je sens l’odeur de la putréfaction, du tabac et de la pluie. J’ai l’impression que mon corps est enduit de boue, qu’il l’a même absorbée, qu’il en est irrémédiablement imbibé. Je rêve tout le temps que je suis perdu entre deux tranchées, que je glisse dans un trou d’obus et que je nage parmi les cadavres qui grouillent de vers. Il y a des mains sans bras, des pieds sans jambes, verdâtres, blanchâtres, des regards vides, des morts partout…
Je me réveille en sursaut. Henry est à côté de moi et remet le drap sur mon corps. Mina accourt et me force à la regarder dans les yeux.
- Tu es à la maison Evan, la guerre, c’est terminé ! Tu es en sécurité !
J’essaie de me raccrocher à des éléments familiers. Le drap bleu. Ma commode en ébène. Mon pyjama. Le papier peint démodé. La baguette de John qui repose sur ma table de nuit. Je suis au Manoir des Wallergan. Pourtant, dans la bouche, j’ai encore le goût âcre de la poudre. Mina encadre mon visage de ses mains et me chuchote des paroles apaisantes. Henry a trouvé une porte de sortie pour nous. Moi qui voulais sauver des vies, je me suis enfui avec mon frère parce que je n’arrivais plus à supporter les danses perpétuelles avec la mort dans les tranchées.
Hier, j’ai annoncé aux Hartley que John était mort. Son frère m’a souri et m’a demandé si John avait souffert. Alors je me suis approché près de lui et j’ai posé un doigt sur son visage, entre ses deux yeux, qu’il a du même bleu que ceux de John, et j’ai appuyé de toutes mes forces :
- Il s’est pris une balle ici. Il n’a même pas eu le temps de se rendre compte de ce qu’il se passait, je lui ai dit.
Je ne fais rien de mes journées. Mina essaie de me faire réviser mes cours de médecine, mais je m’en moque. Chaque fois que j’apprends quelque chose, je repense aux gestes que j’aurais pu faire pour sauver mes camarades et la bile me monte immédiatement à la gorge. Je n’ai pas eu le temps de laisser éclater ma colère, ma haine et ma tristesse quand j’étais sur le front. Maintenant, la mort de chaque soldat me revient et m’éclate au visage comme une bombe. C’est si violent, que ça me déchire le cœur et les intestins. Ça me broie tout entier…
- Arrête de te punir. Regarde tout ce que tu as accompli, tout ce que tu as fait !
Tout le monde me dit d’aller de l’avant. Mais Henry lui-même a le visage fermé et les yeux cernés. Mina, la plus forte de nous trois, ne dort pas. Elle fait des insomnies et retourne la maison pour s’occuper. Ils s’inquiètent tous les deux. Ils ont peur de voir débarquer des représentants du Ministère de la magie pour ce qu’ils ont fait. Henry a enfreint plusieurs fois le code international du secret magique. Mina aussi. Même s’ils ont oublieté les moldus, ils ne se sentent pas en sécurité. Je les comprends. J’ai également peur pour eux. Cependant, je ne crains rien, en ce qui me concerne. Qu’est-ce que le Ministère peut m’enlever ? Peut-il seulement me punir plus que je ne le fais déjà ? Je suis persuadé que non.
- Je ne sers à rien…
Je pensais me rendre utile. Sauver des vies. Parfois quand je ferme les yeux, les prénoms figurants sur la liste, que Henry m’a donnée, défilent. Mais ils sont vite effacés par tous les fantômes. J’ai servi mon pays mais je n’en retire aucune fierté, surtout quand on sait que je me suis lâchement enfui. J’ai déserté… Je pensais être de ceux qui n’abandonnaient jamais. De ceux qui allaient jusqu’au bout. Je pensais avoir au moins ça pour moi, que toutes ces années à vivre dans la honte d’être un cracmol, m’avaient forgé un caractère de battant. Je voulais leur prouver à tous de quoi j’étais capable. Je voulais me prouver à moi-même, de quoi j’étais capable. Je pensais être un héros, que même si j’étais cracmol, je pouvais, et je me devais même, d’accomplir de grandes choses.
Henry et moi parlons peu. Je n’arrive pas à le regarder dans les yeux, parce que je sais que les fantômes que je lirais, seront ceux que je lui ai imposé. Il s’est engagé pour moi, parce qu’il savait que je craquerai, que je n’étais pas assez fort. Il me connaît mieux que je ne le pensais. Mieux que moi-même…
Je sors du Manoir et passe toute la matinée sur la balançoire. J’y fume des cigarettes et l’odeur du tabac me rappelle Owen. Je n’ai pas retenu le nom du village où il habitait avec Rupert, Harry et Peter. J’imagine au moins cinq familles endeuillées.
- Toi, tu dois être Evan, fait une petite voix dans mon dos.
Je me retourne légèrement mais la jeune femme qui vient de parler fait le tour de la balançoire et se plante devant moi.
- Je suis venue voir ta sœur. Nous avons servi dans le même hôpital.
Je hausse un sourcil. Il n’y a bien que Mina pour se faire des copines tout en soignant des gens.
- Il est difficile de ne pas devenir amie avec ta sœur, rit-elle.
Elle enlève la cigarette de ma bouche pour la porter à la sienne. Je la regarde faire, totalement démuni, mais un sourire au coin des lèvres. Elle tire dessus, un peu trop, et se met à tousser. Je m’esclaffe. Je pense à Owen. Je lui tapote le dos et mes doigts évitent de s’emmêler à ses cheveux blonds. Elle sent l’été, le soleil et les citrons.
- Je voulais comprendre pourquoi vous aimiez ça ! toussote-t-elle.
- Pour moi, c’est juste une habitude.
- Je vois.
Il y a un long silence, pendant lequel je me contente de humer l’air autour de moi. Je me demande ce qu’il se passe en France, dans les tranchées. Je me demande pendant combien de temps ça va encore durer, et si les arbres et les fleurs repousseront au milieu de tout cet enfer…
- Tu serais étonné de savoir comme rien n’arrête la nature de reprendre ses droits.
- Arrête de lire dans mes pensées, je grogne.
- Je ne peux pas faire autrement.
- Tu es une légimancienne.
- Et toi, tu es un cracmol, rétorque-t-elle.
Je laisse échapper un bruit sourd d’entre mes lèvres, alors qu’elle me redonne la cigarette. Je me balance légèrement, faisant grincer les cordes contre les branches de l’arbre. La cigarette reste entre mes doigts, et se consume lentement.
- Tu es connu Evan Wallergan. Je doutais même de ton existence. T’es comme un mythe, tu sais ? Le fameux dernier fils des Wallergan, que personne ne voit jamais. J’ai été à Poudlard avec ton frère et ta sœur. Ils ne parlaient presque jamais de toi. En revanche, ils pensaient toujours à toi.
Dans ma famille, j’étais un tabou. On ne prononçait jamais le mot « cracmol ». Mon père et ma mère évitaient de parler de moi, tout comme mon frère et ma sœur. Si bien que j’ai parfois pensé qu’ils ne m’aimaient pas vraiment. Finalement, ils étaient peut-être juste maladroits. Ils ne savaient pas comment réagir, je suppose. Moi-même j’étais fermé et en colère. J’étais une déception pour eux. Je le suis pour moi-même, après tout. On a tous dû composer avec ce mélange d’émotions.
- Vous avez tous vos torts, approuve la blonde. Mais toi, tu n’as pas à te reprocher le fait d’être ce que tu es. Comme moi, je n’ai pas à me reprocher de lire les pensées des autres. Et crois-moi, je m’en passerais la plupart du temps.
- Tu connaissais ma sœur avant la guerre ? Je l’interroge en changeant le sujet de la conversation.
- Pas vraiment, répond-t-elle. Nous n’étions ni dans la même année, ni dans la même maison.
- Tu devrais aller vers le Manoir si tu veux la voir, je lui fais en lui désignant ce dernier d’un geste désinvolte.
- En fait, je voulais te voir toi aussi.
Elle s’assoit à mes côtés. Elle sent le désinfectant et le dictame.
- Je m’appelle Helen et j’ai beaucoup entendu parler de toi. J’ai soigné plusieurs soldats, que tu as sauvés. Ton visage était leur dernière pensée consciente à chaque fois. Je t’ai vu compresser une plaie avec la veste de ton uniforme pendant trois heures, alors qu’Arthur se vidait de son sang. Je t’ai vu traîner le corps de William sur plusieurs mètres, parce qu’il lui manquait une jambe et que tu savais qu’il aurait une chance d’y survivre. Je t’ai aussi vu …
- Arrête.
Elle se tourne vers moi et ses yeux ont la même couleur que le whisky. Ça me fait penser à John.
- Comment tu fais pour retenir tous ces prénoms ? Je lui demande.
- Je ne sais pas vraiment. Tu les as oubliés toi ?
- Parfois, je ne les connaissais même pas.
A partir d’un certain temps, je ne le voulais plus…. Surtout après Owen.
- T’es quelqu’un de bien Evan.
J’ai presque envie d’en rire maintenant. Helen me regarde comme si j’étais quelqu’un de bien, alors que je viens de fuir la guerre qui devait me libérer de cette honte, de cette impression d’être utile, d’être quelqu’un d’insignifiant, invisible.
- Pourquoi tu tenais absolument à être quelqu’un de remarquable ? C’est parce que tu es cracmol ?
- Parce que ma vie ne menait nulle part.
De la maison, on entend Mina et Henry qui se chamaillent et ça me fait sourire. Mes lèvres s’étirent, et je ne l’ai pas fait depuis si longtemps, que les muscles de ma mâchoire me tirent douloureusement.
- Tu as de la chance de les avoir, commente Helen. Tu peux partager ce que tu ressens, ils peuvent te comprendre.
Je ressens beaucoup trop de culpabilité pour me confier à mon frère ou à ma sœur. Ils ont leur propres démons à combattre. Je ne veux pas leur imposer les miens, comme je le fais depuis maintenant trop longtemps. Puis, chaque fois que j’essaie de me confier, je vois dans leurs yeux toute la peine qu’ils ont pour moi, et l’horreur, leurs souvenirs qui se distillent dans un amas gluants d’atrocités et de morts… Dans nos têtes, il n’y a que des morts de toute façon. Je n’arrive pas à me sentir bien avec eux, pas en ce moment, pas après ce que je leur ai fait subir.
- Ils sont partis de leur plein gré, tente de me rassurer Helen.
- Pas vraiment, je grogne.
J’aurais au moins pu leur épargner la guerre. Juste parce que je me croyais inutile, indigne de ma famille…
- Tu sais, personne n’est inutile. On est tous le héros de quelqu’un. On est tous aimé par quelqu’un. Toi aussi. Tu n’échappes à pas cette règle, juste parce que tu es différent.
Il m’aura fallu une guerre pour me rendre compte que mon frère et ma sœur iraient jusqu’en enfer pour moi. Mais pour ce qui est du reste… Je vaux moins qu’eux.
- Pourquoi tu penses que ta vie vaut moins que celle des autres alors ? reprend la blonde.
- Arrête de lire mes pensées, je grogne.
- Tous les humains se valent. Personne n’est épargné, pouvoir magique ou non.
- Je suis désolé, je m’excuse penaud.
- De quoi ? D’être différent ? s’offusque-t-elle soudainement. Je ne sais peut-être pas ce que ça fait, de naître dans une famille noble tout en étant un cracmol, mais toi, tu ne sais pas ce que ça fait, d’entendre des voix dans ta tête sans savoir les faire taire. Oublie pas que tu n’es pas le seul à avoir des sentiments.
- Je le sais.
- Alors arrête d’agir comme un petit salop.
Je lui souris, en l’entendant prononcer un mot si vulgaire alors qu’elle paraît si propre sur elle. Helen est l’archétype même de la jeune femme anglaise, blonde aux yeux lumineux, au teint pâle et à l’allure élégante.
- On est tous pareils face à nos différences.
- La guerre me l’a bien prouvé.
- Elle t’a prouvé autre chose ?
Je n’ose plus parler. Que je suis un lâche. Que je ne suis pas la personne que je pensais être.
- On ne peut se montrer courageux que lorsqu’on a peur. J’ai l’impression que tu as pris cette guerre pour un test, qui allait déterminer qui tu serai pour le reste de ta vie. Mais on a que dix-neuf ans…
Je l’observe et je remarque ses traits tirés. Mina a les mêmes.
- J’ai fait la même chose, murmure-t-elle, presque coupable. Moi aussi, j’ai pris cette guerre pour un test. On s’est tous les deux royalement plantés.
- Je voulais me donner une raison d’être fier de moi, j’avoue à voix basse.
- Tu le peux.
- J’ai peut-être sauvé des vies. Peut-être que je le faisais juste pour racheter la mienne. Mais dans tous les cas, ce n’était pas désintéressé de ma part.
- Tu es trop dur avec toi-même.
- Je ne suis pas un héros et je ne le serai jamais.
J’ai abandonné trop de choses, trop de sentiments derrière moi pour en être un. Puis, désormais, je n’en vois même plus l’intérêt.
- Je suis partie moi aussi, marmonne Helen. Mon frère est mort pour cette guerre. J’aurais pu rester pour sauver les bouts d’hommes qu’on nous envoyait à l’hôpital. Mais je n’ai plus réussi à leur faire face..
Elle lève la tête vers moi. Ses yeux m’enivrent un peu. Peut-être sont-ils réellement faits de whisky.
C'est toujours mieux que la liqueur ou le rhum.
- Toi aussi, tu as l’impression d’y être resté ?
- Parfois.
Une partie de moi est toujours sur le front, et j’aimerais redevenir celui que j’étais avant, le garçon qui pensait qu’il allait pouvoir s’acheter une vie normale et digne en sauvant des moldus… J'ai changé. je ne suis plus le même petit cracmol qui a peur de défier sa famille et la vie. Henry a raison après tout : la mort, elle en a rien à foutre de la magie. En fait, je suis juste un homme. Un homme moins courageux qu'il ne le pensait. Un homme qui croyait que la magie, cette même magie qui l'avait rejeté enfant et toute sa vie, allait lui sauver la vie. Un homme qui pensait que la guerre serait presque un jeu. Mais, au final, même si moi j’étais son jouet, la guerre, elle, était une boucherie. Au moins, elle a eu le mérite de me montrer ma vraie nature.
- Mina m’a dit que si j’avais besoin de parler à quelqu’un, elle serait là pour moi.
- Va la rejoindre. Elle doit être dans la cuisine à cette heure-ci.
Pourtant, elle reste à mes côtés et prend appui sur ses pieds pour faire bouger la balançoire. Nous tanguons tous les deux, suspendus, comme le temps, les yeux remplis de fantômes, les mains couvertes de sang. Je n’échangerai ma place pour rien au monde. C’est peut-être ça qui me dégoûte le plus. Je ne suis pas un héros. Juste un homme.