Semées d’étoiles
Deux yeux secs et résolus fixent le plafond depuis de longues heures, n’implorant rien sinon la fin imminente de la journée. Il est quatre heures du matin, mais il pourrait tout aussi bien être minuit. Dans l’obscurité de la chambre à coucher, le jour d’Hermione Granger ne touche toujours pas à son terme. La nuit ne tombe jamais vraiment dans son monde. Il fait si sombre dans sa vie. La nuit, elle n’a rien de la figure de courage et d’héroïsme qu’on lui connaît. Quand elle se couche, elle redevient fragment insignifiant de l’univers, humanité dans toute sa vulnérabilité. L’héroïne de guerre a les yeux rivés sur le vide qui toujours plus l’épuise. À chaque battement de cils, ceux-ci se font pinceaux et, imbibés de larmes vives et de pigments saumâtres, colorent la toile blanche qui surmonte son corps.
Tristes strass sur le voile
Au début, Ronald avait cru bon d’ensorceler quelques étoiles phosphorescentes Moldues au-dessus de leurs têtes afin qu’elles puissent la distraire durant ses insomnies. Mais elle les a arrachées. Elle leur préfère le vide et la nuit totalement blanche. De toute manière, leur scintillement venait troubler le fin voile d’eau qui recouvre parfois le blanc de ses yeux. N’importe qui vous le dira : Hermione Granger préfère y voir clair. Alors elle fixe le plafond durant de longues heures, sans rien attendre que l’égrénement des secondes. À force, sa rétine se constelle de milliers de fragments d’étoiles qui l’étourdissent et qui grésillent, comme la vieille télévision en noir et blanc de son père qui est depuis longtemps rangée au grenier. Elle voit la vie en noir, fait des nuits blanches, et a l’impression d’évoluer dans un de ces grands films muets qui ont fait l’histoire d’Hollywood. Spectatrice, elle assiste à la grande représentation de son impuissance.
Je passe des heures infinies
Le froid la gagne, et avec lui l’effroi qui suinte à travers chacun de ses pores. Ses deux grands yeux marron fixent le plafond depuis de longues heures, n’implorant rien sinon l’écoulement plus rapide du temps. La jeune femme aimerait que la somnolence l’emporte, mais c’est le malaise et la sueur qui s’insinuent tout contre sa peau, comme une caresse assassine va courir sur son cœur. C’est l’inquiétude et c’est l’angoisse, tenaces, qui l’étreignent et susurrent, suaves, à son oreille, qu’elle ne s’endormira pas. Il est quatre heures du matin, mais il pourrait tout aussi bien être six heures. Le cruel lendemain ne tardera pas à pointer le bout de son nez, et le soleil blanchira bientôt timidement l’horizon. Dans l’obscurité de la chambre à coucher, le jour d’Hermione Granger ne touche toujours pas à son terme. Morphée semble garder les bras résolument clos, lui refusant le réconfort du sommeil, à moins que ce soit elle qui s’y refuse.
Qui tapissent mes insomnies
Un. Deux. Trois.
Il est si facile de compter… Elle a toujours été la première de classe, elle aime réciter, alors elle se laisse prendre au jeu de l’énumération.
Quatre. Cinq. Six.
Il est si facile de compter… Elle aimerait perdre le compte et sombrer dans un sommeil sans réveil. Mais à chaque nouveau nombre un nouveau visage s’imprime contre sa rétine.
Sept. Huit. Neuf morts.
Il est si facile de compter… mais seulement les moutons, car ils ne renvoient pas réellement à quelque chose. Ça a un côté très mécanique, et c’est pour ça que cela vous emporte.
Dix. Onze. Douze morts.
Énumérer ceux qui sont partis, c’est sa manière à elle de leur rendre hommage, de se rappeler. Pour qu’ils ne sombrent pas dans l’oubli.
Fred. Remus. Tonks.
Il est si difficile de compter… Le problème d’énumérer ceux qui sont partis, c’est que ça n’en finit jamais, et c’est qu’on ne veut oublier personne.
Seize.
L’image de Cedric Diggory s’impose à son esprit et son cœur se serre. Énumérer ceux qui sont partis, c’est se souvenir. Et souffrir. Parce que cela vous rappelle douloureusement que vous êtes en vie. Que vous, vous êtes encore bien là. Que les autres sont partis.
Ah, je ne dors pas
Harry et Ginny pensent qu’elle est surmenée : le projet de loi du Ministère lui prend trop de temps et d’énergie. Il y a sans doute de cela. Beaucoup de stress. Mais elle est habituée au travail et aux responsabilités. « Tu travailles trop », lui répète Molly. Au contraire, répond-elle silencieusement derrière ses sourires un peu crispés, elle ne travaille pas assez. Penny Haywood ne dit trop rien, parce que l'ancienne Gryffondor est à l’origine du projet de loi, et parce qu’elle abat toujours plus de travail que tous les membres du bureau de replacements des Elfes de maison réunis, mais elle sait qu’elle a dû de se rendre compte de la baisse de régime. Cela fait deux semaines qu’elle n’a pas ouvert un livre. Ou bien peut-être deux mois. Elle qui avait toujours mesuré son moral au volume de bouquins qu’elle pouvait avaler quotidiennement...
Et plus je pense et moins j’oublie
Cercle vicieux auquel, plus elle pense, plus elle est aux prises. Mais peut-être, songe-t-elle parfois, que si elle s’endort ce sera encore pire. « Déjà, enfant, tu intellectualisais tout », lui a soufflé sa mère la semaine auparavant. Ou peut-être était-ce il y a un mois. Cette réponse à son tourment ne l’a laissée que plus affligée. Elle songe qu’elle aimerait pouvoir déposer son cerveau en-dehors de son crâne. Se faire torturer jusqu’à la folie par des Doloris pour ne plus avoir à penser à rien. Recevoir le baiser d’un Détraqueur, et ne plus avoir à se soucier du monde autour d'elle. Tout oublier. Et arrêter de se torturer l'esprit.
Qui s’étendent au fond de mon lit
Tremblante, elle se noie dans la mer de couvertures et sous la pression de la vie. Elle se sent si minuscule au fond des draps. Si insignifiante, elle qui est d’habitude si sûre d’elle. Peut-être soudain le lit va l’avaler. Et faire cesser sa peine et son désœuvrement. La nuit, elle n’a rien de la figure de courage et d’héroïsme qu’on lui connaît. Quand le soleil des convenances se couche, elle se heurte aux limites de sa propre existence, et c'est l'impasse. Quand elle se couche, elle redevient fragment insignifiant de l’univers, humanité dans toute sa vulnérabilité. Sa seule certitude devient l'angoisse. Sa seule infinité son anxiété.
Qu’il est cosmique cet ennui
Ronald dort à poings fermés, alors elle glisse hors de leur lit et enfile ses chaussons pour faire les mille pas, anxieuse. Sous ses pieds, les planches de parquet craquent, sinistres. En passant de l’une à l’autre, elle s’imagine jouer sur un piano géant, comme si lorsqu’elle alternait d’une planche à l’autre chacune révélait une sonorité propre, et comme si elle pouvait soudain se faire musicienne. Comme si elle pouvait se faire artiste. Comme si elle pouvait lutter contre le silence. Comme si elle pouvait se faire puissance. Comme si elle pouvait avoir une emprise momentanée sur ses nuits. Sur son esprit.
Anesthésier l’insomnie ?
Une petite voix lui souffle parfois qu'il existe une manière très simple de retrouver l'emprise sur son corps et son esprit... Oui. Les somnifères Moldus la feront dormir, mais à quel prix ? Ses paupières ne veulent jamais se faire lourdes, parce que leur engourdissement la rendrait vulnérable.
Entre deux partitions de musique de chambre, elle croit soudain entendre un bruit et se raidit. Un éclat de lumière attire son regard. Se félicitant de ne pas avoir cédé à l’appel du sommeil, elle se précipite à la fenêtre et dégaine sa baguette qui ne la quitte jamais. Ouvrant la fenêtre et s'y penchant légèrement, elle plisse attentivement les yeux dans la rue à la recherche de ce qu'elle a aperçu quelques secondes plus tôt.
Rien. Il ne se passait rien.
Ce n’était que le bruissement des feuilles et les bourrasques du dehors. Ce n’était que les ombres mouvantes des arbres portées par les réverbères de l’allée. Bredouille et glacée, elle referme la fenêtre le plus doucement possible pour ne pas réveiller Ronald.
Rien. Il ne se passait plus rien.
Ils n’étaient plus blottis l’un contre l’autre au fin fond de la forêt de Dean. Ce n’était plus son tour de garde. Elle pouvait désormais baisser la garde. Ils étaient en sécurité.
Ah, je ne dors pas
Harry et Ginny pensent qu’elle est surmenée. Molly pense qu’elle travaille trop. Penny Haywood pense qu’elle ne travaille pas assez. Kingsley Shacklebolt pense qu’elle ferait une excellente Auror. Neville et Hannah pensent simplement qu’elle devrait venir plus aux dîners. Luna pense que tout ceci est dû aux Joncheruines, et pour une fois c’est peut-être celle qu’elle a le plus envie d’écouter. Son père pense qu’elle se laisse aller. Sa mère pense qu’elle pense trop.
Les autres pensent beaucoup pour elle, mais elle-même pense déjà assez pour douze.
Ronald, lui, pense beaucoup à elle. Mais il ne pense jamais pour elle. Il lui a dit une fois qu'il n'oserait jamais ne serait-ce qu'essayer de penser à sa place, parce que ce serait une insulte à son intelligence, et parce que c'est elle, la tête pensante de leur couple. Elle avait ri. Puis lui avait répondu qu'il avait tort. Que cela n'avait rien à voir.
L'adolescent emporté qu'il avait été avait mûri — ou avait été forcé à grandir plus tôt que prévu. Il ne pense jamais pour elle. Il ne prétend pas savoir ce qu'elle ressent et il l'écoute. Ils ne pensent jamais l’un pour l’autre. Ils s'écoutent. Elle a l’impression qu’il est peut-être le seul à la comprendre. À accepter ses failles. Même Harry lui semble désormais à des années-lumière. Parce que les autres ne semblent pas considérer l’espace d’un instant qu’elle puisse être faillible. Longtemps, elle n’a pas non plus accepté de se considérer comme telle. Mais Ronald l’aide à panser à son rythme les plaies encore béantes.
Au rythme des tachycardies
La voix de Bellatrix. Les entailles sur sa peau. L’explosion de la maison de Xenophilius. Les yeux vides de Fred. Les hurlements de Ginny. L’idée solidement ancrée en elle qu’elle ne reverrait jamais plus ses parents. Le corps sans vie de Remus. Et puis le bruit angoissant de son propre cœur qui bat sous sa poitrine. Et le silence. L’insupportable silence qui la laisse seule face à elle-même. Face à ses propres démons et leurs grands orchestres de bruits blancs qui la torturent. Alors elle se fait encore pianiste pour couvrir leurs affreux cris sourds, et elle presse ses pieds plus fort et en rythme sur les lames de plancher pour imposer sa propre mélodie face au tumulte de l’émotion et de la douleur qui la submergent.
Et tout m’étale et tout me fuit
Un pied après l’autre, elle se balance, pressant la semelle de ses chaussons contre le sol. Ses assauts sont si frénétiques que cela ne l’étonnerait guère que des bleus ornent bientôt ses mollets. Elle connaît la chorégraphie, sa mémoire lui fait rarement défaut. Alors elle danse comme elle sait si bien le faire, au rythme des tachycardies. A défaut de calmer les soubresauts de son cœur, elle saute avec lui. Elle ne fait qu’un avec sa cavalière : l’insomnie. Elle tournoie et s’enivre, mais jamais ne s’autorise à fermer les yeux. Les pas deviennent douloureux et la font hésiter un instant à lever le pied. Mais se rallonger et affronter le plafond blanc et l’immensité de ses draps serait pire encore.... Il faut qu’elle s’occupe le corps. Il faut qu’elle s’occupe l’esprit. Ou le vide profitera aux cauchemars.
La vie est une maladie
A la faveur de la lune, elle se meut, l’air maladif. Les cratères que l’on perçoit du satellite sont semblables à ceux qui cabossent son cœur et sa tête. Elle file, file, ridicule étoile filante, de planche en planche, pour continuer à faire vivre la fugace impression que c’est elle qui mène la danse. Mais elle va finir par se fatiguer. Elle finit toujours par se fatiguer. Mais pas par dormir.
C’est toujours la même chose à l’approche de la Victoire, car la victoire est amère. Cela fait déjà quatre ans, et la douleur sourde sous sa poitrine ne semble pas vouloir se taire, les images de la guerre et les visages de ceux qui sont partis ne semblent pas vouloir s’effacer.
Les autres ont des insomnies
Hermione s’en veut parfois de penser cela. Les nuits des autres aussi sont peuplées de cauchemars, et sans doute font-ils aussi comme elle : ils taisent leurs tourments. Elle sait que Ronald pleure parfois. Il enlève précautionneusement les couvertures pour marcher à petits pas jusqu’à la salle de bain. Pour la protéger. Lorsqu’il tourne le verrou, les valves sont ouvertes. Il se déverse en sanglots et elle entend parfois le nom de Fred.
Les autres ont des insomnies
Elle observe la poitrine de Ronald se soulever à un rythme régulier. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas autant dormi. A-t-elle seulement le droit de le réveiller pour lui infliger ses propres nuits blanches ?
Quant à moi, j’ai des insomnies
Elle va la lui laisser, sa chance. Peut-être bientôt qu’un jour elle aussi se remettra à rêver. Il est quatre heures du matin, mais il pourrait tout aussi bien être midi. Deux yeux humides fixent le parquet mais retiennent leurs larmes, car il ne faudrait pas qu'il reste sur le sol des traces de ses tourments nocturnes.
Je ne dors pas
Les mots résonnent dans sa boîte crânienne et s’entrechoquent encore plus bruyamment si c’est possible. C’est le vacarme inaudible de sa vie et de toutes celles que la guerre a prises.
N'dors pas
Dors pas