Prologue
Moyen-Âge.
Le village était niché entre deux hautes vallées. Comme enfermé dans un cocon, il était protégé du vent mais ne recevait du soleil qu’aux alentours de midi. Majoritairement plongé dans l’ombre, l’accueil peu chaleureux qu’on pouvait y recevoir poussait les voyageurs qui s’y arrêtaient à repartir aussitôt leurs sacs remplis de nourriture et d’eau. L’ambiance y était pesante pour un étranger qui ne connaissait pas la région, mais les villageois ne s’en plaignaient pas. Ils préféraient leur tranquillité aux mouvements incessants des pèlerins et marchands qui évitaient soigneusement de s’enfoncer trop dans la lande. Néanmoins, malgré leur isolement, les contes et légendes y circulaient autant que dans tout le pays. Ils étaient d’ailleurs particulièrement fiers de se présenter comme l’un des villages qui s’opposait le plus aux sorciers. La lutte y était grande et c’était ici-même qu’une célèbre famille de sorciers avait été décimée quelques années plus tôt, alors qu’elle tentait de fuir, donnant son moment de gloire aux quelques maisonnées alignées en désordre autour de la rue principale.
Le chemin était terreux. Il suffisait d’un peu de pluie pour que les chaussures et les bottes mettent de la boue partout et que les capes trempées laissent des flaques d’eau sur le sol à l’entrée des chaumières. Miss Stetson avait horreur de ce temps, surtout lorsque des opportuns avaient l’idée de braver les intempéries et finissaient par s’abriter chez elle. Elle tenait le seul bar du village – si bar était une dénomination qu’on pouvait donner à une salle minuscule où il y avait tout juste la place de mettre trois longues tables et de simples bancs. En ce mercredi pluvieux, une femme et sa jeune fille de sept ans s’étaient présentées à sa porte, demandant un repas chaud et de quoi s’abriter pendant l’averse. Miss Stetson ne les avait pas rejetées, d’un mouvement sec du menton, elle leur avait simplement indiqué la salle vide puis était partie en cuisine pour réchauffer le bouillon qu’elle avait préparé la veille.
Assise devant la grande cheminée de pierres, l’enfant s’était délestée de son manteau trempé et avait sorti une drôle de poupée, affublée d’une robe mauve et d’une cape noire. Elle la faisait sauter dans tous les sens autour d’elle en gémissant et en papotant toute seule, imaginant un univers qu’elle seule pouvait voir. Sa mère s’était laissé tomber sur un banc, épuisée par le voyage, et observait les flammes d’un regard vague. Le moment était rêvé. L’ombre qui se tapissait dans un coin de la salle se décida à bouger et apparut en quelques secondes aux côtés de la fillette, la faisant sursauter.
- Je peux voir ta poupée ?
La nouvelle arrivée était une enfant qui devait avoir le même âge que la première. Ses cheveux bruns pendaient lamentablement autour de son visage en mèches grasses et indisciplinées.
- Elle s’appelle comment ? demanda-t-elle en tendant la main, arrachant presque le jouet à sa propriétaire.
- Dame Serdaigle, répondit l’autre en plaquant la poupée contre sa poitrine, légèrement offusquée qu’on soit venu les déranger dans leur discussion.
- Serdaigle ?
La brune regarda l’étrangère avec un rictus mauvais qui illumina son regard. Cette dernière se recula légèrement, effrayée par son air malveillant.
- C’est une sorcière ?
La propriétaire du jouet ne répondit pas, se contentant de serrer les dents. Dans son esprit, une recommandation de sa mère lui revint en mémoire. Elle n’y avait jamais vraiment fait attention, mais alors qu’elle se trouvait devant cette inconnue, elle avait soudain envie de taire toutes les fabuleuses histoires qu’elle se plaisait à imaginer.
- Tu vas organiser son procès ! Est-ce que je peux voir ça ? C’est un jeu que j’aime bien faire moi aussi. Mais avec des morceaux de bois. Nous ne sommes pas assez riches pour que maman m’offre des poupées, même en chiffon. Alors je demande à Tommy de me sculpter des figurines en bois. Ma préférée, c’est aussi Dame Serdaigle.
La brune se rapprocha comme si elle s’apprêtait à révéler son plus grand secret, le regard illuminé par les flammes qui brûlaient dans la cheminée.
- C’est ici qu’ils sont tous morts, chuchota-t-elle avec un sourire triomphant aux lèvres. Dans une clairière non loin. J’étais trop petite pour que maman accepte que je vois ça mais Tommy m’a tout raconté. Ils étaient cinq. Deux hommes, une femme et deux enfants. L’odeur a plané dans la vallée pendant au moins trois jours. Une odeur de chair brûlée. C’était pas très agréable, mais en même temps quand on sait ce que faisaient ces monstres… Ils l’ont bien mérité.
Mal à l’aise, l’enfant serra contre sa poitrine sa poupée et se releva. Elle lança un dernier regard dégoûté à la fillette qui l’avait importunée puis alla retrouver sa mère sur le banc un peu plus loin.
- Range-moi ça Gabrielle, chuchota l’adulte lorsqu’elle aperçut la poupée. Je t’ai dit que tu ne devais pas la sortir ici.
Sa fille s’exécuta, remarquant le regard de convoitise que lui lança l’enfant de l’autre bout de la salle. Un frisson la secoua alors qu’elle plongeait le jouet dans leur sac et qu’elle se collait à sa mère. Elle comprenait à présent pourquoi cette dernière avait rechigné à s’arrêter ici. Malgré le fait qu’elles avaient un toit sur leurs têtes et un repas chaud à déguster, le silence des environs était beaucoup trop pesant et malsain. Gabrielle ignorait si les dires de l’autre petite fille étaient véridiques, mais elle s’imaginait sans mal le bûcher emporter les vies de ces sorciers, leur arrachant un ultime cri de douleur et de désespoir. Quel âge avaient ces enfants ?
La pluie continuait de s’abattre au dehors et les obligea à prendre une chambre pour la nuit. Elles mangèrent en silence, dans un coin de la salle, un repas sans saveurs et à moitié froid. Miss Stetson leur donna des couvertures râpeuses et les conduisit à une chambre minuscule composée d’un unique lit au matelas usé. Gabrielle se blottit contre sa mère et, épuisée par le voyage, ne tarda pas à s’endormir.
¤
Au milieu de la nuit, alors que le tonnerre se mit à gronder dans la nuit, juste au-dessus de leurs têtes, Gabrielle se réveilla en sursaut. Les images de son cauchemar mirent du temps à disparaître de son esprit, laissant se renforcer la peur et l’angoisse qui lui tordaient le ventre. D’une main encore endormie, elle farfouilla le lit, essayant de ne pas réveiller sa mère, mais ne parvint pas à retrouver sa poupée. Cette disparition fit monter son appréhension d’un cran et finit par la réveiller totalement. Le plus silencieusement possible, elle sortit du lit et chercha à l’aveuglette pendant plusieurs minutes dans leurs affaires. Aucune trace. Elle l’avait peut-être oubliée dans la salle à manger. Ne supportant pas d’imaginer sa poupée abandonnée sur un banc, seule, dans le noir, avec un orage grondant juste au-dessus d’elle, Gabrielle enfila rapidement ses chaussures puis sortit de la chambre au moment où un nouvel éclair déchirait le ciel.
Dans la salle de réception, les tables et les bancs étaient toujours à la même place. Néanmoins, l’obscurité de la nuit faisait s’étendre les ombres sur le sol et les murs, transformant la pièce en un endroit froid et menaçant. Mal à l’aise, Gabrielle s’avança doucement, contournant soigneusement chaque obstacle pour arriver à la table à laquelle elles avaient dîné quelques heures plus tôt. Tout était vide. Leurs gamelles avaient été débarrassées, ne laissant que quelques miettes du pain rassis dont elles avaient eu droit pour accompagner leur soupe. Il n’y avait aucune trace de sa poupée.
Dépitée, Gabrielle allait remonter se réfugier dans les bras de sa mère lorsqu’elle entendit un petit ricanement. Le son s’était élevé entre deux grondements de tonnerre, sinistre. Il lui donna un frisson et accentua son mal être. Elle resta immobile une longue seconde, attendant qu’un nouvel éclair ne passe puis contourna lentement la table, poussée par la curiosité. Face à la cheminée, elle put apercevoir le dos courbé d’une enfant. Elle reconnut sans mal les cheveux sales et emmêlés, d’un brun presque roux à la lueur des flammes. Ces dernières semblaient reprendre vie dans l’âtre, attisées par le tisonnier en fer que la fillette plongeait avec force dans les braises, essayant ainsi de les faire renaître. Le cœur battant, Gabrielle s’avança doucement alors qu’un nouveau coup de tonnerre grondait tout autour d’elles, engloutissant le bruit de ses pas. Lorsqu’elle se pencha en avant, elle sentit l’odeur de brûler avant de voir un objet difforme empalé sur le tisonnier. Une tâche violette lui sauta aux yeux avant qu’elle ne disparaisse dans les flammes une énième fois. Accompagnant son geste, la fillette qui lui avait dérobé son jouet se mit à marmonner :
- A mort la sorcière ! A mort la sorcière ! Brûle et va pourrir en enfer !
La simple odeur de tissu brûlé se transforma alors en une odeur insupportable. Devant les yeux de Gabrielle, les flammes grandirent d’un coup, manquant de brûler le bourreau. La poupée s’enflamma entièrement, obligeant la fillette à poser son tisonnier. Des cris s’élevèrent autour de Gabrielle qui se rendit compte une minute plus tard que tout se produisait dans sa tête. Elle voyait le bûcher et les flammes qui léchaient le bois humide. Elle entendait les pleurs des enfants et les cris d’une mère suppliant.
En reculant, elle se cogna contre une table et fit racler les pieds en bois sur le sol. Le bruit fit sursauter la petite fille qui se trouvait devant la cheminée et la fit se retourner d’un bond. Leurs regards s’accrochèrent pendant de longues secondes alors qu’un roulement de tonnerre explosait de nouveau dans le ciel. Lorsque le sourire victorieux étira les lèvres de la brune, Gabrielle poussa un cri et partit en courant.