- J'irai, moi, dit Léopold. Je vais y aller.
Son père avait la tête entre les bras depuis quelques minutes, mais ces quelques mots lui donnèrent le privilège de voir ses yeux se relever vers lui, louchant légèrement. Il tentait probablement de se concentrer sur son visage distordu après tout cet alcool.
- Tu vas y aller ? répéta son père, la voix pâteuse.
Ce n'était pas une promesse faite à un ivrogne. Celle-là, son père ne l'oublierait pas, malgré toutes les bouteilles qu'il avait déjà vidées ce soir-là.
- Mais oui.
La promesse ne réduisit pas son père au silence, loin de là. Au contraire. Il se lança dans une nouvelle série d'invectives à l'intention de son ancienne épouse. Léopold aurait pu admirer leur inventivité remarquable, leur caractère injurieux et corsé, leur violence non voilée. Cependant, il était assis là, à la table de la cuisine, depuis bientôt une heure, à écouter un discours du même genre et à le regarder vider des bouteilles de bière et de whisky pur feu.
Et la scène se répétait tous les soirs, ou presque (la fréquence augmentait continuellement depuis plusieurs années. Un beau bilan de croissance, monsieur le PDG de la blessure non pansée). Par ailleurs, la cible était sa mère. Et si les insultes avaient pu le faire ricaner quand il avait douze ans, elles n'avaient plus aucun effet sur lui. Injurier cette femme qu'il ne connaissait plus depuis longtemps ne pouvait pas l'amuser.
- Viens te coucher, Papa, fit-il en lâchant un soupir et en se levant.
- Ne m'appelle pas comme ça, articula son père d'une voix pâteuse.
Une gifle. Encore. Il avait pourtant dit qu'il irait. Quelle plus grande preuve de sa filiation pouvait-il bien donner ? Quelle meilleure preuve d'amour pour son père ?
- Viens te coucher quand même.
Il lui attrapa le bras pour l'aider à se lever et le conduisit jusqu'à sa chambre, se contentant de le pousser sur le lit avant de ressortir et de fermer la porte. Il y avait des limites que son père ne le laisserait pas franchir, même s'il le voulait.
L'écouter pendant des heures, très bien.
Descendre dans les rues de Salisbury à des heures indues pour lui acheter à boire, oui.
L'appeler Papa, non.
Et l'aider à enfiler son pyjama, jamais.
* * *
Ce « je vais y aller », Léopold y pensait depuis longtemps. Il savait qu'un jour il le prononcerait. C'était inéluctable, comme la rentrée des classes ou la venue du sommeil. Il suffisait d'attendre tranquillement que cela arrive. « Y aller », bien sûr, affecterait bien plus sa vie que retourner à Poudlard ou que de s'endormir (enfin, enfin !). Pourtant, c'était avec un calme détaché qu'il avait attendu que les mots soient prononcés, comme s'il n'en était pas le maître.
À présent, ils étaient dits.
Après s'être assuré que son père dormait (il s'était effondré en travers des draps à l'endroit précis où Léopold l'avait laissé - il l'avait fait s'arrêter de boire pile au bon moment, semblait-il), il rejoignit sa chambre et s'assit à son bureau.
La première chose à faire : dire au revoir.
Chère Molly,
Je ne te verrai pas à la rentrée. Surprise !
Je sais, tu es déçue. Pas moi. Je vais dans une école privée cette année. On n'y enseigne pas que la magie - les arts aussi. Imagine ce que ça être. Je vais côtoyer tous ces jeunes gens talentueux, avec une intelligence hors du commun. Ça me changera de Poudlard (tu n'es pas inclue dedans, évidemment - ni Tim).
L'école où je vais est dans un endroit très loin d'ici. Je ne peux pas te donner de détails pour l'instant, mais je t'écrirai dès que je pourrai.
J'ai hâte d'être au premier septembre, pour une fois.
Ne m'oubliez pas trop vite non plus !
Léo
Lorsqu'il l'eût terminée, il relut la lettre. Elle était à son goût. Excentrique, délibérément vague, enthousiaste. En accord avec le garçon enjoué et rieur, tête en l'air et blagueur qu'il était à Poudlard. Il la recopia en changeant les prénoms pour l'envoyer à son ami Tim.
Ce n'étaient pas des mensonges.
Il allait dans une école privée. On y pratiquait l'art. Il allait y faire sa sixième année d'études. Les élèves étaient certainement talentueux. L'école était bien située au bout du monde.
Ce qu'il ne leur avait pas dit, c'est qu'il allait dans cette école pour la détruire.
Ou détruire sa mère, la directrice révérée et toute-puissante, ce qui était à peu près la même chose. L'œuvre avait tendance à se confondre avec son créateur - une habitude de l'époque, sans doute.
Son corps pesant soudain une tonne, il quitta son bureau pour s'allonger sur son lit. Il ne garda aucun souvenir des rêves qu'il fit cette nuit-là.
* * *
L'histoire de Léopold se divisait en deux parties. Il y avait celle qu'il racontait volontiers, et l'autre. Celle que son père lui racontait volontiers lorsqu'il se mettait à boire un peu trop, ce qui arrivait bien souvent.
L'histoire racontée par Léopold à ses amis :
- En bref, fils unique. Parents divorcés depuis que j'ai sept ans. J'ai rarement vu ma mère depuis. Elle travaille à l'étranger.
L'histoire racontée à Léopold par son père, telle qu'on pouvait la comprendre une fois mise bout à bout et édulcorée de ses fréquentes pauses blasphématoires :
- C'est de sa faute. De sa faute, s'il est mort. Ton frère. Martin. Martin. Quatre ans, bon dieu. Laisser un gamin de quatre ans tout seul. Pour faire de l'art. Pour chercher de l'art. Quelle connerie. Il faut la détruire. Il faut lui retirer sa raison d'être. Elle les exploite, dans son école. Vautour. Vautour ! Il faudrait que quelqu'un y aille pour leur ouvrir les yeux. Moi je te le dis, Martin.
Pour sa part, Léopold préférait ne pas s'attarder sur ses souvenirs de cette époque. Ils étaient extrêmement confus, peut-être parce que rien en eux n'était joyeux. Rien n'avait mérité de se graver à jamais dans sa mémoire. Après la mort de son petit frère, il y avait eu quelques mois très sombres, cela il en était très sûr, puis une paire d'années chez un oncle et une tante compréhensifs. Puis le retour chez son père, qui le confondait parfois avec Martin.
Martin, ce petit garçon dont Léopold se souvenait à peine, n'était pas le préféré de son père. Pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait que Martin pour lui. Léopold n'était que l'autre, celui qui était resté. Auquel il accordait le minimum d'attention, même s'il devait tenir au moins un peu à lui - il ne l'avait pas laissé vivre avec sa mère, après tout. Il devait craindre un autre accident. C'était ironique si l'on considérait le statut d'épave que lui-même traînait depuis dix ans.
Autant ne pas s'appesantir sur le sujet.
C'était l'opinion de Léopold.
Lorsque celui-ci se réveilla le lendemain matin, il fut surpris de trouver la maison vide. Son père n'y était pas, non plus que les cadavres de bouteilles de la veille.
Il était seul dans l'appartement.
Mâchant sans y prêter attention une part de pizza retrouvée dans la cuisine, il rejoignit le salon. Ses yeux tombèrent sur le piano, resté ouvert, littéralement coincé entre la fenêtre et le meuble de la télévision.
Autant s'entraîner avant d'entrer en scène, pensa-il, riant un peu de lui-même.
Dès qu'il fut assis sur le tabouret, cependant, toutes ses pensées et ses plans furent oubliés. Un temps infime et infini s'écoula pendant qu'il jouait. Il n'en sortit que parce qu'il entendit quelqu'un s'éclaircir la gorge derrière lui. Sans cesser de laisser ses doigts courir sur le clavier, il se retourna à moitié. Son père était là, complètement habillé, rasé, une expression satisfaite et peut-être un peu inquiétante sur le visage.
- Tu n'auras aucun mal à la berner. Viens.
Pour son père, il n'avait jamais aucun prénom. Pour ses amis, les professeurs, tous les autres, il était Léo, un jeune homme bavard et insouciant. Mais pour lui-même, il était Léopold, ce garçon triste et abandonné qui jouait du piano.
Il aurait été incapable de dire lequel de ces trois lui-même suivit son père jusque dans la cuisine ce matin-là.
Ils s'assirent face à face à la petite table. Les places étaient les mêmes que la veille, mais son père était radicalement différent. Comme si ces quelques mots qu'il avait dits, « je vais y aller » avaient tout transformé.
Mais ce n'était pas seulement comme si. Tout était changé.
D'une voix d'homme d'affaires, son père lui annonça qu'il avait envoyé un hibou à sa mère.
- Je lui ai écrit que ton don pour le piano était surnaturel. Qu'il y avait forcément quelque chose de son ressort derrière tout cela. Que parfois tu avais l'impression de devenir fou. Qu'elle saurait faire quelque chose de toi, pour sûr. Que c'était pour ton bien et que, pour cette raison et cette raison seulement, j'étais disposé à faire ce pas vers elle, à travers toi. Elle ne pourra pas résister à cet appât.
Après cela, il lui avait raconté tout ce qu'il savait sur l'école, sur les méthodes de sa mère, sur ce qu'il devrait dire ou non.
Il y avait eu un temps, se rappela Léopold, où son père avait été largement impliqué dans ce qu'il appelait désormais « les escroqueries intolérables de cette femme ». Désormais, tout ce savoir prenait une autre utilité, et un autre goût - celui de la vengeance.
* * *
L'école n'avait pas de date de rentrée des classes. L'école ne donnait pas de vacances.
L'école n'avait pas de liste de fournitures.
L'école n'avait pas d'uniforme, pas de programme scolaire disponible.
L'école n'était pas reliée au reste du monde par un train, ni par le réseau de cheminette, et ne proposait pas de portoloin.
- Alors quoi, il faut y aller à dos d'hippogriffe ? avait marmonné Léopold.
C'était pire que cela, se dit-il en ce 31 août alors qu'il observait son énorme malle posée dans une flaque de boue.
Un peu plus tôt, son père (portant costume, rasé de frais, rayonnant) l'avait fait monter dans le Magicobus. Direction donnée à Ernie Danlmur, le chauffeur : le Manoir de Mme Belichova.
L'estomac déjà retourné, Léopold avait à peine eu le temps de s'accrocher à un des lits qu'ils étaient partis.
Mais ils ne l'avaient pas amené là où il voulait. C'était le but du Magicobus, pourtant : amener le client là où il veut, quel que soit son point de départ, en un temps record (et le secouer un peu au passage).
La vie de Léopold n'obéissant jamais aux règles élémentaires de la vie (votre père ne vous utilise pas comme soldat pour détruire votre mère, le bus ne vous fait pas faux bond), le Magicobus s'arrêta pour lui au beau milieu de nulle part. Ce n'est qu'après que le contrôleur l'eut aidé à descendre son énorme valise que Léopold se rendit compte que « au milieu de nulle part » était décidément la bonne expression.
Il n'y avait rien. Pas de château, ou de manoir, ou de maison. Pas même une tente. Rien qu'une végétation luxuriante, quel que soit le point cardinal vers lequel on se tournait. Non pas que Léopold eût été capable de distinguer le Nord du Sud, à ce stade.
- Où sommes-nous ? demanda-t-il.
- Mentalement, nous, nous sommes déjà à notre prochaine destination, lui répondit le contrôleur en relevant la tête de son calepin. Chez Mrs Patir, grande place, à Kiev. Mais toi, tu es en Slovénie, mon gars. Tu as changé d'avis ?
- Mais... mon école ?
Le contrôleur haussa les épaules et pointa un point invisible derrière Léopold.
- Elle est par là. Il va falloir que tu marches un peu. La magie est trop faible dans ce coin, quelque chose la brouille. Même nous, on ne peut pas y aller.
Sur un appel du conducteur qui s'impatientait, il remonta à bord du bus et fit un petit signe à Léopold.
- Bon courage !
Et, à présent, Léopold était là, posé dans une flaque de boue alors que le sol était herbeux partout ailleurs. La direction dans laquelle il devait se rendre était pour le moins vague, mais il supposa que, dans ce lieu retiré de tout, les chances pour qu'il se trompe de bâtiment étaient pour le moins faible. Il ensorcela sa valise pour qu'elle flotte à côté de lui et fut heureux de constater que cela fonctionnait. Les histoires du contrôleur à propos de la magie « trop faible dans ce coin » étaient probablement bidon. « Comme si la magie était une radio moldue, » pensa Léopold. « Comme si on pouvait brouiller la magie ! »
Secouant la tête devant tant de stupidité, il se mit à avancer dans la direction que l'homme lui avait indiquée
Avancer était un bien grand mot. Patauger était légèrement excessif, malgré toute la boue dans laquelle Léopold avait l'impression de s'enfoncer. Peiner était le mot exact, et il le trouva au bout de quelques minutes seulement.
Il peinait. À chaque pas qu'il faisait, il devait arracher son pied au sol gorgé d'eau. Les marcheurs devaient être rares, et la terre n'était pas tassée. Ses chaussures n'étaient pas simplement maculées de boue, elles transportaient de la terre. La boue lui faisait un exosquelette sur les côtés de ses chaussures, et derrière. Il lui semblait que ses pieds pesaient chacun un kilo de plus que lorsqu'il était parti. Il n'était pas du genre à exagérer, et c'était sûrement vrai.
Mais avoir raison lui importait peu. Pour le moment, il avait de plus en plus de mal à avancer, et il ne voyait toujours rien - rien qui s'apparente à une école. Rien qui s'apparente à une quelconque preuve de vie humaine.
Peut-être ferait-il mieux de rebrousser chemin et de rappeler le Magicobus. Peut-être sa mère avait-elle flairé la supercherie et avait-elle communiqué une fausse adresse à son père. Peut-être...
BAM.
Le choc lui fit perdre le fil de ses pensées.
Il venait de se cogner contre quelque chose de dur mais d'étonnamment chaud, presque vivant. Il fit aussitôt un pas en arrière, plissant les yeux pour mieux voir, mais fut surpris de trouver le paysage (petits arbres, rochers, boue, et herbe, du vert à perte de vue) aussi vide qu'auparavant. Il n'y avait rien, nulle part. Alors qu'il tendait prudemment le bras, un bruit se fit entendre, qui s'éloignait. Ce bruit était familier, mais il ne parvint pas à se souvenir d'où il l'avait déjà entendu.
Son bras ne rencontrant que du vide, il s'avança à nouveau. Rien.
« Voilà encore de la magie. Je me demande bien quel était le problème de ce contrôleur. »
C'était à nouveau lui contre l'immensité vide... ou pas tant que cela. Lorsqu'il releva la tête, il fut surpris de découvrir qu'un manoir le surplombait de toute sa hauteur, à moins d'une centaine de mètres. Lui aussi était apparu comme par magie.
De soulagement, Léopold laissa retomber sa valise au sol, mais bientôt ce sentiment fit place à l'appréhension.
Il se demanda si des élèves ou des professeurs - ou sa mère - l'observaient depuis les fenêtres du manoir. Depuis combien de temps pouvaient-ils le voir, peinant à travers la campagne ?
« Disparais Léopold », se dit-il. « Maintenant, c'est le tour de Léo. »
Ce fut donc Léo qui transporta sa valise sur les cent derniers mètres et la hissa sur les marches du perron avant de sonner à la porte.
- Salut, fit-il à la fille qui lui ouvrit.
Il décida qu'elle avait à peu près son âge et qu'il pouvait prendre la peine d'utiliser le charme de Léo sur elle.
- C'est ici, l'école d'Agnieshka Belichova ? Vous n'êtes pas faciles à trouver, dit-il en lui envoyant son meilleur sourire.
- Oui, dit-elle, visiblement peu impressionnée.
Il sentit son regard le détailler des pieds à la tête, puis revenir se fixer sur ses pieds.
- Tu t'appelles comment ? demanda-t-il, essayant de distraire son attention des deux blocs de ciment qui étaient en train de se former sur ses pieds.
C'était peine perdue. Elle ignora sa question.
- Madame Belichova t'attend dans son bureau, dit-elle. Tu ferais mieux d'enlever tes chaussures avant de me suivre.
C'était étrange, cette insistance sur le « madame », pensa Léopold. Il y avait quelque chose dans sa voix qui tenait de la révérence et de l'idolâtrie. Léopold aurait aimé s'y attarder, mais cela devrait attendre. La fille avait déjà tourné les talons.
Le bruit de ses pas était étouffé par ses chaussettes. Après avoir monté le large escalier qui trônait face à la porte d'entrée, Léopold se retrouva devant une porte portant une plaque dorée. « Directrice ». La fille le laissa avec la recommandation de « frapper avant d'entrer ».
Il ne frappa pas tout de suite. Il ne pouvait s'empêcher de ressentir de l'émotion et de l'appréhension à l'idée qu'il allait revoir cette femme. Il ne l'avait pas vue depuis ses sept ans. Les rares coups de fil annuels n'entretenaient pas le lien familial aussi bien que certains le prétendaient.
Qui venait-il voir, exactement ?
Sa mère ? Mais dans ce cas frapper aurait été inutile. Et il était impossible que la fille n'ait pas su - que les ragots n'aient pas fuité dans cet endroit si rarement touché par l'extérieur.
La responsable de la mort de son frère, alors ? Elle ne cesserait jamais de l'être, c'était certain. Mais ce n'était pas pour l'accabler entrée de jeu, au contraire. Ici, elle était...
La directrice, et une professeure de l'école, tout simplement ? C'était le rôle qu'elle jouait, elle. Léopold devait faire semblant d'y croire, lui aussi. Mais en même temps, il ne devait pas se laisser prendre à son propre jeu.
Sa proie. Voilà ce qu'elle était avant tout. Il fallait qu'elle se mette à l'aimer, où tout du moins qu'elle lui fasse confiance, le trouve indispensable.
Il toqua. Il entra.
Avec la femme qu'il découvrit, et qui n'avait rien à voir avec la mère que ses souvenirs avaient gardée, il fut le même qu'à Poudlard. C'était son meilleur rôle. Il fut charmant et impertinent, naïf et plein d'esprit. Bavard et tête-en-l'air. Il sortit de son bureau sans encombre quelques minutes plus tard.
Agnieshka Belichova s'était contentée de lui livrer les informations de base : règlement, emploi du temps, attentes artistiques. Comme si elle le jaugeait. Le sujet de leur parenté n'avait pas été mentionné une seule fois, non plus que celui des fantômes. Les fantômes, les esprits, ou quel que fût le nom qu'il fallait leur donner... voilà ce à propos de quoi Léopold voulait en savoir plus.
Son père n'avait pas été capable de lui expliquer exactement la chose. Il n'y prenait pas part, même dix ans plus tôt. La seule allusion avait été déposée au milieu de la table par Léopold. Il était resté volontairement vague, comme s'il ne savait pas exprimer tout ce qu'il ressentait.
- Et pour toutes ces... choses, dans ma tête... qui parlent... vous allez faire quelque chose ?
L'effet avait été immédiat. Elle lui avait souri pour la première fois. Un sourire aussi charmeur que le sien, et Léopold eût instantanément la certitude qu'il le tenait d'elle.
- Ne t'inquiète pas, jeune homme. Nous sommes là pour nous en occuper.
Après un instant de silence, elle avait ajouté :
- Ici, à l'école, nous vous laissons très libres. Ta chambre est au deuxième étage, tu la trouveras facilement.
Ainsi congédié, il sortit et montage encore un étage. Aucun bruit ne filtrait des nombreuses portes, toutes closes, du palier supérieur. Il trouva sa valise posée devant l'une d'elles, et entra.
Le mobilier était sommaire. Lit simple, armoire, petite fenêtre. Il ne prit même pas la peine de prendre connaissance de la vue. Il se traîna jusqu'au lit et s'y laissa tomber tel qu'il était.
Il y avait quelque chose d'exténuant dans l'atmosphère de ce manoir silencieux.
* * *
C'est une sonnerie qui tira Léopold du sommeil. Encore à moitié endormi, il se leva et ouvrit sa valise, cherchant une paire de chaussures. Il ouvrit ensuite la porte de sa chambre et passa la tête à l'extérieur.
Il n'y avait personne.
La sonnerie avait cessé et le silence était de nouveau assourdissant.
Il descendit d'un étage et colla son oreille à quelques portes. Rien. Où étaient passés les élèves ? Les profs ? La fille revêche, et même Madame Belichova ?
Cependant, le rez-de-chaussée lui apporta un semblant de réponses. Alors qu'il descendait le large escalier, il entendit un froissement de tissu et le bruit des chaises raclant le sol. Dans la salle sur sa gauche, les élèves étaient là, en train de s'asseoir à table.
L'heure du dîner.
Pour lui, il aurait tout aussi bien pu être minuit ou dix heures moins douze.
Plaquant sur son visage un sourire exprimant un entrain qu'il était loin d'avoir, il se hâta de les rejoindre. Madame Belichova était là et elle assura son rôle de directrice en le présentant.
- Voici Léopold Dayne, notre nouvel élève. Il est habité par la musique, comme toi Aimée, dit-elle en s'adressant à une fille sans que Léopold parvienne à voir laquelle. Pour lui, cela s'exprime à travers le piano.
Certains des professeurs qui étaient là lui lancèrent un regard approbateur. Un autre l'ignora royalement. Les élèves, eux, le regardèrent sans la moindre manifestation de sympathie. Léopold se demanda si par hasard il n'était pas davantage couvert de boue qu'il ne l'avait cru.
Elèves et professeurs partageaient la même table.
La seule place disponible était entre la fille qui lui avait ouvert un peu plus tôt et une minuscule petite gamine, qui le regarda avec des yeux ronds lorsqu'il tira la chaise à côté d'elle.
- Salut, fit Léo à la fille revêche en s'asseyant. J'ai failli ne pas me réveiller tout à l'heure.
Elle garda le silence.
- Vous êtes souvent aussi peu nombreux, ou y a-t-il des élèves qui sont absents ?
Léopold les avait comptés. Avec lui-même, ils n'étaient pas plus d'une dizaine, même en comptant une fille un peu plus âgée dont il n'arrivait pas vraiment à identifier le rôle. Il espérait que l'effectif n'était pas si réduit. Son objectif était de se fondre dans la masse, après tout, pas de se faire dévisager comme c'était le cas en ce moment.
- C'est notre nombre habituel, dit la fille avant de se servir une louche de soupe.
Léo commença à manger, et petit à petit les autres pensionnaires et les professeurs reprirent leurs conversations. Voyant cela, il fit d'autres tentatives pour parler à sa voisine. Sans succès. Elle répondait à peine, ou pas du tout, et la raison de tant de silence lui restait obscure. Lorsque le garçon assis à droite de la fille se pencha vers lui pour lui demander de passer le pain, Léo saisit sa chance.
- Elle ne parle pas beaucoup ta copine, lui lança-t-il. Je ne sais même pas comment elle s'appelle.
L'autre eut un sourire amusé.
- C'est Anna. Moi, c'est Fred.
Enfin une conversation normale.
- Fred, reprit-il, toujours penché au-dessus de la table pour voir son interlocuteur, tu sais que j'ai failli ne pas trouver votre école ? Je me suis même heurté à votre mur magique, au début.
- Mur magique ? répéta l'autre d'un ton surpris.
- Mais oui. Et puis il a disparu avec un petit bruit... comme des sabots sur les rochers, en fait, réfléchit-il tout haut.
Il ne pensait pas que leur conversation était épiée. Pourtant, à peine eut-il dit ces mots que tous ses voisins tournèrent la tête vers lui. La fille à côté de lui eût un regard de triomphe. Léo regarda Fred, sur le visage duquel passèrent plusieurs expressions. Déception. Ennui. Curiosité. Puis résolution.
À la grande surprise de Léo, il éclata ensuite d'un rire sonore qui fit taire les quelques conversations qui subsistaient.
- Mur magique... alors c'est ça, le nom que vous donnez aux Sombrals, dans ton pays ? Avoue que ce n'est pas banal. D'où est-ce que tu viens ?
Le tout fut accompagné d'un froncement de sourcils éloquent. Léo se saisit immédiatement de la perche.
- J'ai vécu un an au Luxembourg, sourit-il sans même marquer un temps d'arrêt. J'ai plaqué leur expression en anglais. Tu ne devinerais pas le nombre de mots qu'ils transforment pour se distinguer des Français.
Il était clair, à l'air éberlué de la plupart des indiscrets, qu'ils n'avaient jamais entendu parler d'un pays appelé Luxembourg.
- Vraiment ? fit Fred. Il faudra que tu m'en parles, alors.
Avec cela, il se remit à manger comme si de rien n'était, et Léo fit de même. Il sentait la fille à côté de lui - Anna - bouillonner d'une rage contenue.
Il n'avait pas le temps de s'y attarder.
Apparemment, il s'était trahi dès le premier soir (à cause des Sombrals - des Sombrals, ici ?). Mais Fred l'avait aidé à mentir.
Assis là, mangeant une soupe dans une école où il n'était pas sûr d'apprendre quoi que ce soit, il se dit que sa situation était de plus en plus compliquée.
Aux échecs, les blancs commencent toujours les premiers. Envoyé par le Roi, le Cavalier vient de faire son entrée dans le jeu. Il fait face aux Pions de la Reine. Et espère qu'il a préparé assez de mensonges.