Les bavardages allaient bon train et l'alcool coulait à flot en cette Saint Sylvestre 1993. Installé sur une large estrade, un groupe de jazz s'évertuait à faire danser les invités. Qui aurait pu croire, quinze ans auparavant, que Richie Bauwerk aurait pu changer aussi drastiquement de style de vie ? À l'époque, il était coiffé qu'une impressionnante iroquoise verte et était le guitariste du groupe de Wizardrock le plus en vogue. Mais les choses avaient beaucoup évolué depuis la fin de Frank'n'Stone.
Debout dans un coin sombre de la pièce, une jeune femme brune l'observait. Elle se demandait encore pourquoi elle avait accepté son invitation. Elle n'avait envie de voir personne, alors à quoi bon participer à ces futilités ? Agacée contre elle-même, elle tourna les talons, un verre à la main, et sortit sur la terrasse. La nuit de cette fin d'année était froide, et la jeune femme resserra sa cape autour de ses épaules. Toujours frissonnante, elle se hissa sur le muret de pierre qui servait de rampe à l'escalier menant au jardin.
La vie avait vraiment souri à Richie depuis qu'il était devenu l'un des plus célèbres couturiers du monde sorcier, et son immense demeure en était la meilleure illustration. La jeune femme jeta un coup d'œil au travers de la baie vitrée. Elle n'avait décidément pas sa place parmi tout ce beau monde. S'il n'était pas aussi tôt, elle aurait déjà trouvé une excuse pour prendre congé de son hôte. Mais partir à cette heure aurait été des plus impolis, il fallait au moins qu'elle reste jusqu'à minuit.
Elle resta assise pendant un long moment, le regard perdu dans l'obscurité du jardin, l'esprit vide de toute pensée. Elle respirait lentement, profondément, comme dans une sorte de méditation lorsque la porte-fenêtre s'ouvrit soudain derrière elle. Elle se retourna alors, prête à fusiller son visiteur d'un regard de reproches. C'était un homme grand et bien bâti qu'elle reconnut aussitôt.
-Oh, pardon, s'exclama-t-il.
Il marqua une pause, visiblement gêné. Il hésita un instant avant de reprendre la parole :
-J'étouffe là-dedans, dit-il en désignant la salle à manger d'un signe de tête. Est-ce que ça te dérange si je reste prendre l'air quelques minutes.
-Non, répondit la jeune femme en se tournant à nouveau vers le jardin.
L'homme s'approcha et vint s'appuyer à son tour contre le muret.
-Iris, n'est-ce pas ?
Elle acquiesça d’un signe de tête et il lui tendit la main.
-Je suis Gavin...
-... Collins, acheva-t-elle. Poursuiveur au Club de Flaquemare.
Le dénommé Gavin eut un sourire gêné.
-C'est drôle, reprit-elle, nous sommes de la même année et pourtant nous ne nous sommes jamais parlé, lorsque nous étions à Poudlard.
-La faute à la Répartition, répondit-il. Chaque maison a tendance à rester centrée sur elle-même.
-Ça doit être ça.
Il eut un moment de silence, puis Gavin reprit la parole :
-Alors ? Toi aussi, Richie t'a forcée à venir ?
-Oui, répondit-elle, sans pouvoir s'empêcher de sourire. Mais j'ai du mal à imaginer que quelqu'un d'aussi maigre que Richie puisse forcer quelqu'un comme toi à faire quoi que ce soit.
-Eh bien, j'imagine que ses arguments ont été plus convaincants que les miens, répondit Gavin en souriant à son tour. Et encore, aujourd'hui j'ai de la chance, il n'a pas encore essayé de jouer les entremetteurs.
-Comme si tu en avais besoin ! s'esclaffa Iris d'un ton railleur.
Elle essaya de ne pas le regarder de la tête aux pieds, mais cela lui était bien difficile. Gavin avait l'allure athlétique, une mâchoire rasée de près aux os saillants qui se terminait par un menton fendu, et ses cheveux noirs ondulés faisaient ressortir l'intense bleu de ses yeux. Il aurait pu être très sûr de lui et se pavaner d'un air suffisant, et pourtant il semblait plutôt du genre timide et modeste. Il eut un faible sourire qui ressemblait beaucoup à un soupir de lassitude.
-Ce n'est pas si simple de rencontrer quelqu'un qui s'intéresse à autre chose qu'à faire la Une de la presse à scandale ou à mon compte chez Gringotts, souffla-t-il. Mais je suppose que tu as les mêmes problèmes.
Cette fois, c'est lui qui la dévisageait. Iris baissa les yeux et sentit ses joues rosir, mais peut-être n'était-ce qu'un effet secondaire de la fraicheur du vent.
-Ce fut le cas à une époque mais à présent, je n'intéresse plus personne. Et c'est tant mieux. J'aime ma vie d'ermite, comme la nomme Richie.
-Toi aussi ? s'étonna Gavin.
-Pardon ?
-C'est exactement cet argument qu'il me ressort à chaque fois que j'essaie de décliner l'une de ses invitations, que je ne peux pas continuer à vivre en ermite. Mais tout le monde n'a pas besoin de vivre une existence mondaine. En ce qui me concerne, je me sens très bien en restant tranquille chez moi !
Le sourire d'Iris s'élargit. Elle ne s'était pas attendue à cela de la part d'une star de Quidditch.
-Exactement, approuva-t-elle. Il ne veut jamais comprendre que j'ai mes raisons de vouloir rester à l'écart !
-C'est vrai que Rita Skeeter t'a fait pas mal de misères, à l'époque. Toutes ces rumeurs sur Matt McDougal...
Gavin s'interrompit en plein milieu de sa phrase, horrifié par ce qu'il venait de dire. Iris avait été la bassiste du groupe Frank'n'Stone et Matt McDougal, le chanteur. Il avait été assassiné treize ans auparavant, presque jour pour jour, par des fidèles de Lord Voldemort, et Iris n'avait jamais pu se le pardonner.
-Je suis désolé, murmura Gavin.
Il semblait sincère.
-Ce n'est rien, répondit Iris à voix basse. Changeons de sujet, si tu veux bien.
Gavin hocha la tête, mais ils restèrent silencieux pendant de nombreuses minutes.
-Tu penses que vous allez réussir à battre les Frelons de Wimbourne lors du prochain match ? demanda-t-elle enfin.
-On va tout faire pour, répondit Gavin, visiblement soulagé que la jeune femme ne semble pas lui tenir rigueur de sa maladresse. Tu t'intéresses au Quidditch ?
-Oui, avoua-t-elle avec un sourire malicieux. Même les ermites ont la radio et les journaux dans le fond de leur grotte.
Gavin éclata de rire.
-Et tu supportes quelle équipe ?
-Aucune en particulier, répondit-elle. J'aime le suspens, quand le résultat est très serré.
Gavin hocha à nouveau la tête, cette fois d'un air appréciateur.
-La musique ne te manque pas ? demanda-t-il à son tour.
-Je continue à faire de la musique, répondit-elle. Mais je joue seulement lorsque je suis sûre que personne ne m'entend.
Elle hésita un instant avant de poursuivre :
-Je ne pourrais pas remonter sur scène, après tout ce qui s'est passé. Et puis de toute façon, j'aurais bien du mal à faire concurrence aux Bizarr'Sisters.
-Tu leur as quand même ouvert la voie, rappela Gavin d'un ton très sérieux. Tu étais la première fille membre d'un groupe de Wizardrock, à l'époque. Tu étais une pionnière.
-Oh, souffla Iris en rougissant pour de bon, merci.
Ils se turent à nouveau. Un grand brouhaha s'éleva soudain du salon, et les deux jeunes gens se retournèrent, intrigués.
-Cinq, quatre, trois, deux, un, BONNE ANNÉE !
Ils pouvaient entendre le bruit des sifflets et des coupes de champagne que l'on entrechoquait.
-Bonne année, dit Gavin avec un sourire.
-À toi aussi, répondit Iris en levant son verre.
Le jeune homme l'imita. Ils trinquèrent en veillant à bien se regarder dans les yeux puis burent une longue gorgée.
-Est-ce que tu veux danser ? demanda soudain Gavin.
Iris le regarda avec surprise et, après un instant d'hésitation, accepta son invitation.
En véritable gentleman, Gavin ouvrit la porte de la baie vitrée et fit signe à Iris de passer devant. Ils se dirigèrent ensuite vers la piste et d'un geste maladroit, Iris posa sa main gauche sur l'épaule de Gavin, et le jeune homme serra délicatement sa taille de la main droite. Leurs autres mains se rejoignirent pour ne faire plus qu'une.
-Je manque un peu d'entraînement, avoua-t-elle en évitant soigneusement son regard.
-Moi aussi, confia-t-il en retour.
Il commença cependant à la guider d'un pas plutôt sûr de lui. Iris n'avait pas menti en affirmant ne plus avoir dansé depuis très longtemps, mais c'était quelque chose d'autre qui la troublait : cela faisait de bien nombreuses années qu'aucun homme ne l'avait prise dans ses bras. Le dernier avait été Remus, le seul de ses amis qui avait survécu à la guerre et à l'Ordre du Phénix.
Tandis que l'heure tournait, les premiers invités commencèrent à prendre congé, les uns après les autres, mais ni Iris ni Gavin ne semblaient le remarquer. Ils continuaient de danser comme si leur vie en dépendait. Il était trois heures du matin lorsque le groupe cessa de jouer et les deux jeunes gens constatèrent alors qu'ils étaient les deux dernières âmes présentes sur la piste de danse.
-Je crois qu'on nous demande poliment de partir, murmura Gavin à l'oreille d'Iris.
En sentant le souffle chaud de l'homme dans le creux de son cou, Iris fut parcourue d'un frisson incontrôlable. Elle s'écarta de lui dans un réflexe, non par peur de ce qu'il pourrait faire, mais parce qu'elle n'était pas sûre de ses propres pulsions.
-Oui... souffla-t-elle. Oui, je crois que tu as raison.
Toujours en prenant soin de ne pas croiser son regard, elle prit la direction du petit salon. Richie et son compagnon étaient installés confortablement chacun dans un fauteuil et regardèrent avec amusement Iris entrer suivie de Gavin.
-Vous avez passé une bonne soirée ? demanda-t-il d'un ton gentiment moqueur.
Iris se sentit rougir mais ne répondit pas. Gavin, quant à lui, adressa à son hôte un large sourire, mais n'ajouta rien non plus.
-Je vais y aller, dit Iris à Richie ne désignant la cheminée. Merci pour l'invitation. Et tous mes meilleurs vœux.
-Merci d'être venue, répondit Richie en lui lançant un clin d'œil. Mes meilleurs vœux à toi aussi.
La jeune femme se sentit rougir de plus belle et attrapa le pot qui contenait la poudre de Cheminette. Puis, elle entra dans l'âtre, en jeta une pincée et articula l'adresse. Un instant plus tard, elle avait disparu.
Les trois hommes se retrouvèrent alors seuls dans le salon.
-Tu veux prendre un dernier verre ? proposa Richie, faisant signe à Gavin de s'asseoir.
-Ce n'est pas de refus, répondit ce dernier.
Richie agita sa baguette en direction du minibar, où une bouteille d'hydromel versa deux doigts de son contenu dans une petite coupe, qui s'envola ensuite pour venir se poser dans la main de Gavin. Celui-ci la prit avec reconnaissance et huma le parfum qui s'en dégageait. Il y eut un instant de silence pendant lequel Richie l'imita, puis Gavin prit la parole :
-Je peux te poser une question ? demanda-t-il à Richie. Tu m'as présenté une dizaine de filles, pourquoi pas Iris ?
Richie se pencha vers la table basse et y déposa son propre verre. Il garda un moment la tête baissée, faisant semblant de réajuster les bagues qui ornaient ses doigts. Lorsqu'il reprit la parole, sa voix était devenue hésitante :
-Elle n'est pas simple, Iris, dit-il finalement.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? questionna Gavin en fronçant les sourcils.
-Elle a vécu des choses… pendant la guerre… Je crois... oui, je crois que ça l'a traumatisée.
-Tu parles de l'assassinat de Matt McDougal ?
-Pas seulement, répondit Richie, de plus en plus mal à l'aise. Pour être franc, je ne lui ai jamais demandé de détails parce que je ne tiens pas à le savoir. En tout cas, si jamais tu décides de la revoir, sois prudent.
-Tu t'inquiètes pour elle, ou pour moi ? s'enquit Gavin, de plus en plus irrité.
-Les deux, avoua Richie en relevant la tête. Tu sais avec qui elle était à Poudlard, et encore quelques années après ?
Gavin secoua la tête. Il avait beaucoup aimé la musique de Frank'n'Stone et bien sûr, il savait parfaitement que c'était Iris qui jouait de la basse avec son camarade de Poufsouffle. Mais à l'époque, il n'avait pas jugé nécessaire de s'intéresser à sa vie affective.
-Sirius Black, déclara Richie d'un air dégoûté.
Il y eut un moment de silence pendant lequel Gavin encaissa la nouvelle tandis que Richie se laissait retomber contre le dossier de son fauteuil. Sirius Black était un assassin notoire qui s'était évadé de la prison d'Azkaban cinq mois auparavant. Personne avant lui n'avait réussi cet exploit et tous les Aurors avaient été mobilisés pour le capturer, sans succès jusqu'à présent.
-Tu crois qu'elle sait où il est ? demanda enfin Gavin.
-Non, trancha Richie. Je crois qu'elle a été très amoureuse de lui et qu'il s'est servi d'elle. Elle n'a plus confiance en personne depuis qu'il a été arrêté, après la chute de Tu-Sais-Qui.
Il marqua une pause avant de reprendre :
-Tu risques de perdre ton temps à essayer de l'amadouer. Et je ne veux même pas imaginer les conséquences si jamais tu lui brises le cœur.
À ces mots, Richie se pencha à nouveau pour attraper son verre et avala son contenu cul sec. Gavin l'imita. Il était très troublé par ces révélations et pourtant, quelque chose semblait le pousser à relever le défi.
-Je vais y aller, dit-il enfin en se levant. Merci pour la soirée... et les conseils...
-Pas de quoi, répondit Richie.
Moins d'une minute plus tard, Gavin sortit dans le jardin et disparut dans un CRAC ! sonore.