Wladimir avait un avis très tranché sur la question. Pour lui, la situation était on ne peut plus dangereuse et il pressait Abraxas de partir pour reprendre leur voyage d’étude où ils l’avaient laissé. Il était urgent à ses yeux de s’éloigner à tout prix de cet endroit maléfique.
Mais Abraxas, lui ne voulait rien savoir. Ce nouveau territoire l’intriguait et il voulait en apprendre plus, comprendre les événements qui s’y étaient déroulés dans un passé plus ou moins proche. Les récits d’Anna, Anton et Emilia Backer avaient piqué sa curiosité naturelle et il ne désirait rien d’autre qu’en apprendre davantage. Les vivernes le fascinaient, il s’étonnait d’ailleurs que Norbert Dragonneau ne les mentionne pas dans son ouvrage, tout en ayant cru comprendre que leur existence était assez secrète.
Mais surtout, et même s’il ne se l’avouait même pas à lui-même, Abraxas voulait revoir les trois ondines de la veille. La beauté des sœurs Wallenstein le subjuguait et, depuis qu’ils avaient quitté Anna et que l’effet de son chocolat s’était dissipé, elles l’obsédaient à nouveau.
Anna lui avait donné une potion destinée à l’empêcher de se laisser happer par des songes comme ceux de la nuit précédente, la prendrait-il ? Rien n’était moins sûr.
Comprenant qu’il ne le ferait pas céder, Wladimir abandonna la partie pour un temps et ils sortirent se restaurer en prenant bien soin d’éviter de s’approcher du cours d’eau qui traversait le petit village. Les lieux étaient calmes et vivants, la compagnie agréable et leur repas savoureux. Une balade en cette après-midi d’hiver ensoleillée serait sans doute très agréable.
En début d’après-midi, Abraxas décida cependant qu’une sieste lui ferait le plus grand bien et rentra seul à l’auberge où il monta directement dans ses quartiers. Son ami l’avait laissé partir, à la fois soupçonneux face à son air profondément rêveur et totalement impuissant.
Il ouvrit la porte et ce qu’il vit dans sa chambre le stupéfia tellement qu’il resta un instant totalement immobile. Heureusement, personne ne se trouvait à ce moment-là dans le couloir. Il n’osait pas imaginer ce que n’importe qui aurait pensé du spectacle s’offrant à ses yeux.
Kuggelblitze, la plus aimable des filles du roi Wallenstein, se tenait devant lui comme un rêve chimérique.
La jeune ondine lui adressant un regard inquiet, Abraxas referma précipitamment la porte de sa chambre en étouffant complètement le cri de stupeur qu’il avait failli pousser.
Assise sur son lit dans une pose décontractée, ses grands yeux noirs pétillant d’ardeur et ses cheveux d’un roux doré étalés sur les épaules, Kuggelblitze semblait l’attendre depuis un bon moment mais aucune contrariété ne se lisait sur son visage.
Complètement déboussolé, il s’approcha d’elle :
- Que faîtes-vous ici ? Lui demanda t-il alarmé.
- Je vous attendais, répondit doucement la jeune femme. Il faut que je vous parle et en urgence.
Elle était si belle, à peine vêtue et à demi étendue sur son lit, qu’Abraxas se sentit fondre. Pour tout vêtement, elle portait sur elle une longue tunique d’un bleu translucide semblable à de la soie. Ses formes mignonnes et harmonieuses se devinaient sans peine au dessous.
Sans même y penser, Abraxas s’assit près d’elle et reçut en plein visage une bouffée d’un parfum chic, un genre d’eau de Cologne dont la senteur évoquait également le corail et le nénuphar.
Mais comme pour mettre fin à sa distraction, Kuggelblitze lui glissa à l’oreille :
- Je sais qui vous avez vu à Nurmengard. Cette femme sur sa viverne qui semblait monter la garde, ce n’est pas quelqu’un de bien. Il faut que vous vous en méfiez absolument.
- Je me méfie, répondit-il.
La jeune femme secoua la tête :
- Pas assez, répondit-elle. C’est une tueuse qui s’était mise au service d’un mage noir… Et aujourd’hui, elle a retrouvé un maître, un sorcier de votre pays qui devient chaque jour plus puissant. Pour l’instant il n’est qu’un jeune homme, mais dans l’avenir il pourrait bien contrôler le monde magique et ce serait la terreur…
- Est-ce pour cela que vous nous avez approchés avec Wladimir hier soir ?
La démarche des trois ondines pouvait s’expliquer après-tout, cependant Kuggelblitze secoua la tête, manière de lui exprimer que la situation était un peu plus compliquée que cela :
- En vérité, répondit-elle. Nous pensions que vous faisiez partie de ses serviteurs. Lorsque nous avons entendu que de jeunes membres d’éminentes familles de sang-purs s’étaient installés à Seebach pour une raison assez mystérieuse, nous nous sommes alarmées et notre père nous a envoyées hier soir vous rencontrer afin d’en avoir le cœur net.
- Selon Emilia Backer, répondit Abraxas. Ce que vous lui avez rapporté l’a rendu furieux.
- C’est exact, répondit la jeune fille. Mais pas pour les raisons que vous croyez. Feuersterne, ma sœur, lui a raconté votre insouciance, votre ignorance même, tandis que vous lui parliez de Nurmengard.
- Il est vrai que je n’imaginais pas les enjeux autour de cet endroit, reconnut Abraxas. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Je ne connais pas la région.
- Mon père, répondit Kuggelblitze. S’est aussi profondément agacé que vous, un sorcier de haute famille, vous soyez laissé berner par notre apparence et alors même que vous cherchez à prouver la pureté de votre sang, que vous ayez fait preuve de familiarité avec ma sœur.
- De familiarité ?
Abraxas s’était offusqué mais Kuggelblitze lui répondit doucement :
- C’est ce que Feuersterne a raconté et mon père l’a crue. Si Gletscher ne l’avait pas modéré, il aurait envoyé ses troupes contre vous en pleine nuit.
Elle le fixait avec insistance et Abraxas déglutit, soudain mal à l’aise. L’idée d’être attaqué par surprise sur ordre du roi des ondins n’avait en effet rien pour lui plaire et il n’était pas sûr d’être à la hauteur du défi.
- Et actuellement ? Lui demanda t-il. Est-il revenu de sa colère ?
- Oui, répondit Kuggelblitze. Au moins pour un temps. Mais il se remettra facilement en colère s’il a à nouveau des soupçons.
- Vous-même savez ce qu’il en a été réellement, répondit Abraxas. Pour le reste, comment puis-je éviter d’entrer en conflit avec votre père ?
- Avant tout, répondit Kuggelblitze. Soyez prudent tant que vous vivrez dans le coin. Ne frayez surtout pas avec cette criminelle, et si celle-ci vous sollicite quittez immédiatement la région. En outre restez éloigné de mes deux sœurs. Car elles ne manqueront pas de rapporter vos moindres faits et gestes à mon père.
Comme il lui renvoyait un regard atterré, elle poursuivit :
- Je sais que vos recherches vous importent et je sais aussi que nous sommes présentes dans votre esprit, car il est dans notre nature de laisser des traces dans l’esprit des humains. Mais ne vous attardez ici que le temps qui sera nécessaire à vos recherches, puis quittez les lieux et n’y revenez pas avant plusieurs années.
- Pourquoi venez-vous me dire tout cela ? Lui demanda t-il.
Kuggelblitze l’observait avec une tendresse mêlée de douceur :
- Parce que je vous apprécie, finit-elle par répondre. Et parce que je n’ai pas envie qu’il vous arrive malheur. Hier soir, nous venions vous trouver en temps qu’espionnes car nous voulions nous assurer que ce sorcier criminel qui rôde dans la région en ce moment n’était pas en train de rassembler des troupes.
- Vous pensiez que nous répondions à son appel ?
- Nous l’avons craint oui, répondit Kuggelblitze. Et nous vous aurions traité en conséquence si cela avait été le cas.
- D’où vos charmes, répondit Abraxas.
- Exactement, dit Kuggelblitze. Cependant, il est rapidement devenu évident que vous étiez innocents et, au yeux de Feuersterne qui dirigeait la manœuvre, vous avez soudain perdu tout intérêt.
- D’où votre départ précipité, devina Abraxas.
- Oui. Même votre récit de Nurmengard n’a pas suffi à retenir ma sœur et pourtant il lui a fait grande impression.
- Il m’a semblé le remarquer en effet.
Kuggelblitze sourit. Abraxas la trouva plus belle encore et se rapprocha instinctivement, attiré de manière irrésistible par ce corps qu’il devinait sous sa fine tunique :
- Hier soir, lui fit-il remarquer pour se donner contenance, le souffle rauque. Vous étiez vêtue comme une sorcière de bonne famille. Et cet après-midi en revanche, on vous croirait habillée d’un filet d’eau fraîche.
L’ondine sourit de plus belle en haussant les épaules avec insouciance :
- C’est qu’hier j’étais là en reconnaissance, répondit-elle. Je devais obtenir des informations et éviter dans un premier temps de me dévoiler. Alors qu’aujourd’hui, disons que la situation est moins tendue et que je peux me permettre d’étaler davantage ma nature. De plus, je partagerais volontiers le lit d’un homme, si vous voyez ce que je veux dire.
Abraxas voyait très bien et il sourit à son tour avec convoitise tout en attirant Kuggelblitze à lui, celle-ci accepta son étreinte mais l’arrêta un instant, juste assez de temps pour l’avertir :
- Nous ne sommes pas comme les humaines, dit-elle. Une seule fois avec nous et vous en serez marqué à vie.
- Cela m’est égal, répliqua Abraxas en l’allongeant sur le lit. Ou plutôt, je ne demande que ça.
Et il entreprit aussitôt de la débarrasser de sa tunique.