Il passait toutes ses nuits à en rêver, se réveillant chaque matin encore plus épuisé que la veille et il ne fallut pas longtemps avant que lui-même ne se reconnaisse plus.
Aussi en toute logique, il fallait s’attendre à ce que son entrain et son humeur s’en ressentent. Au bout de cinq jours de présence dans la Forêt Noire, Wladimir commença d’ailleurs à s’alarmer sérieusement.
- Tu n’es pas dans ton état normal Abraxas, fit remarquer le jeune homme. Depuis deux jours, tu manges à peine et ton visage est de plus en plus cerné.
Abraxas balaya sa remarque d’un revers de main. En fait, si son ami avait bien voulu se taire, il aurait probablement achevé de revivre le rêve torride qu’il avait fait cette nuit-là. Un rêve dans lequel Feuersterne avait accompli des prouesses dans ses bras, plus magnifique et attirante que jamais. La première nuit, il avait rêvé de Kuggelblitze, la seconde également, mais cette troisième nuit avait été différente et il ne s’en plaignait pas: elles étaient aussi belles l’une que l’autre.
Wladimir ne semblait cependant pas décidé à abandonner et lui demanda très franchement :
- Abraxas. As-tu encore quelque-chose à faire ici ? Quelque-chose de valable j’entends.
Abraxas aurait pu être honnête et répondre que non. Cependant il voulait gagner du temps et rester ici. Les ondines agissaient sur lui comme un aimant et il se sentait si irrésistiblement attiré par elles qu’il n’arrivait pas à envisager de partir. Les nuits chimériques qui étaient les siennes depuis presque une semaine agissaient comme une drogue et il n’arrivait tout simplement pas à envisager la suite :
- Je n’ai pas fini mes recherches, dit-il donc à Wladimir. Et comme je suis malade…
- Tu es vampirisé Abraxas, lui répondit sombrement le jeune homme. Je sais ce qui t’arrive et ce n’est pas un rhume des foins.
- Je vais très bien ! Je suis juste un peu secoué mais ça va passer. Je veux finir mes recherches et toi… Vu tout ce que nous avons appris sur la région, je pense que pousser un peu sur la question de ton frère serait peut-être productif.
- Ne détourne pas la conversation ! Gronda le russe.
- Je ne la détourne pas, répliqua Abraxas. Je pense sincèrement que ton frère, sa mort du moins, pourrait bien être liée à ce qu’il s’est passé ici pendant la guerre. Penche-toi sur la question.
- Très bien, répondit Wladimir.
Abraxas crut un instant qu’il s’était véritablement mis en colère mais son ami poursuivit à sa grande surprise :
- On va faire comme ça. J’étudie la question qui pourrait en effet être très intéressante. Mais j’y mets une condition.
- Laquelle ? Demanda Abraxas.
- Si je trouve ce que je cherche, le moment où je trouverai marquera la fin de notre séjour ici.
- J’accepte.
Wladimir ne s’attendait pas visiblement à le convaincre aussi facilement car il eut un temps d’hésitation avant de lui dire :
- Tu es vraiment pâle Abraxas, et je m’inquiète pour toi.
Abraxas balaya une fois de plus sa remarque et monta bientôt se recoucher en laissant son ami triste et désemparé, trop épuisé pour envisager la suite et trop obsédé pour admettre la gravité de son état. Il s’endormit profondément à peine eut-il posé la tête sur l’oreiller.
Combien de temps resta t-il ainsi endormi ? Il ne le savait pas mais les rêves se remirent aussitôt à l’envahir comme une brume opaque et lorsqu’une main vigoureuse le secoua comme un prunier, il émergea avec mauvaise humeur, prêt à rabrouer durement Wladimir.
Mais ses reproches moururent sur ses lèvres en voyant qui se tenait devant lui :
Anna Klein qui l’avait réveillé l’observait avec inquiétude, tandis que Gletscher, penchée sur lui, tenait ses deux mains à quelques distances de son front.
- Ce n’est pas Kuggel qui a fait cela, dit-elle au bout d’un moment d’un air profondément étonné. Elle l’a marqué en effet, comme elle marque tous ses amants, mais c’est Feuersterne qui le vampirise.
Son visage était plus doux que celui de ses deux sœurs mais à cet instant cela ne voulait plus dire grand-chose car ses yeux bleu de glace étincelaient de détermination. Son apparence était également moins séductrice que la première fois qu’il l’avait vue et, contrairement à Kuggelblitze, elle n’était pas venue vers lui vêtue de soie translucide. En fait, elle portait un ensemble gris qui aurait pu la faire passer pour n’importe quelle jeune fille moldue du village.
- Que faîtes-vous ? Demanda le jeune homme
Abraxas jetait à Anna un regard plein d’incompréhension et celle-ci répondit :
- Wladimir avait peur pour vous. Aussi il a trouvé le moyen de me contacter par l’intermédiaire d’une connaissance et j’ai prévenu Gletscher.
- Et heureusement, compléta la jeune ondine. Car vous êtes dans un sale état ! J’ignore à quel jeu mes sœurs jouent, mais entre Kuggel qui est totalement inconsciente et Feuer qui prend plaisir à vous manipuler, vous n’auriez sans doute pas fait long feu à ce rythme.
Elle avait dit cela sur un ton terriblement naturel, une vraie petite matrone sans la moindre sophistication bien loin de l’image qu’il avait gardée d’elle. Abraxas laissa retomber sa tête sur les oreillers et marmonna quelques protestations, mais lui-même se sentait si faible qu’il arrivait à peine à bouger. Alors s’insurger…
Avec cette brume qui semblait le recouvrir et le plaquer contre son lit jusqu’à l’en étouffer, c’était peine perdue.
Dans un coin de la pièce, il aperçut Wladimir qui l’observait, toujours avec cette même inquiétude. Il n’eut même pas la force de lui adresser des reproches.
- Il est de plus en plus faible, souffla Gletscher alarmée. Son état est en train de complètement se dégrader...
- Il faut que vous veniez chez moi, dit soudain Anna à Wladimir. C’est une des rares zones protégées contre la magie ondine et Feuersterne ne pourra pas poursuivre ses maléfices là-bas.
Comme Gletscher tressaillait, elle ajouta avec douceur :
- Je ne dis pas cela pour toi bien-sûr. Tu sais que je te tiens en haute estime. Mais sans une solide protection, ce garçon court droit à sa perte.
Abraxas, soudain paniqué et terrifié à l’idée d’être coupé du monde ainsi que de ses projets, essaya de protester et de trouver un prétexte pour empêcher cela :
- Je ne peux pas transplanner, souffla t-il d’une voix épuisée.
Anna, Gletscher et Wladimir devaient déjà en être conscients car ils se regardèrent avec accablement, cherchant désespérément une solution :
- Tu crois que l’Unterwelt express accepterait de le transporter ? Demanda soudain la jeune ondine à Anna.
Elle acquiesça, le visage pâle mais déterminé.
- Je vais faire en sorte que oui, dit-elle.
- Qu’est-ce que l’Unterwelt express ? Demanda alors Wladimir un peu interloqué.
Gletscher se tourna vers lui tout en adressant à Abraxas un curieux sourire en coin :
- Si votre ami était en état, dit-elle. Je pense qu’il apprécierait la découverte. L’Unterwelt express est un réseau de transport gobelin et Anna a… Disons quelques contacts avec eux.
- Une histoire de services rendus, compléta la jeune fille. En attendant Wladimir, trouvez-nous une voiture moldue et ramenez-la en bas de l’auberge.
Le jeune homme, écarquillant les yeux entre scandale et surprise, répliqua :
- Comment voulez-vous que je fasse une chose pareille ?
Anna faillit lui lancer une réplique cinglante mais réalisa visiblement que l’expérience était en effet inédite pour lui :
- Suivez-moi, soupira t-elle. Nous y allons ensemble.
Ils quittèrent la pièce, laissant Abraxas avec Gletscher pour seule compagnie :
- Vous êtes tellement… Différente. Souffla celui-ci avec ses dernières forces.
- Je n’ai pas vraiment goût pour la séduction, répliqua celle-ci. Et Anna est une amie depuis longtemps.
- Je croyais qu’elle n’aimait pas les ondins…
- Disons que je pense qu’elle fait une exception pour moi.
Abraxas n’en entendit pas plus, il sombra à nouveau dans l’inconscience.