Le vent hurle derrière le carreau. Le ciel noir est zébré d’éclairs et le tonnerre gronde, de plus en plus proche. Daphné frissonne, allongée en chien de fusil dans son lit, ses yeux suivant le trajet des gouttes d’eau qui s’écrasent et glissent sur le carreau.
Cela fait des jours que la tempête sévit sur Londres, avec une puissance toujours redoublée. Des tornades balayent le nord du pays et menacent de descendre vers la capitale, le Ministère leur a donc conseillé de rester chez eux, en attendant que ça se calme. Les mages météorologues sont sur le coup, mais il leur est demandé de faire profil bas et de rester en sécurité plutôt que de prendre le risque d’être vus par des Moldus en train de se balader en pleine tornade.
Depuis l’ouverture des hostilités il y a quelques jours, ils n’ont donc pas mis le nez dehors. Ils vivent les uns sur les autres dans leur petit appartement sous les combles, au sixième étage d’un immeuble bancal un peu défraîchi, mal isolé, avec la pluie et l’orage qui les entourent, et l’ambiance est de plus en plus morose.
Elles ont découvert Théodore sur leur perron juste avant leur isolement. Il revenait d’un voyage au Caire, la bouche en cœur, pour squatter leur canapé en attendant de repartir au Pérou. Sauf que leur canapé était loin d’être confortable, et il n’y avait passé qu’une nuit avant que Tracey ne consente à lui prêter son lit. Et qu’elle vienne dormir dans le sien.
Daphné retient son souffle lorsqu’elle entend la porte s’ouvrir dans son dos, avec un bruit feutré. Sa colocataire se glisse sous les draps sans un bruit, alors que le réveil sur sa table de nuit indique une heure du matin.
— Tu as encore travaillé tard, souffle Daphné.
— Je croyais que tu dormais.
La jeune femme hésite, rien qu’une seconde, avant de se retourner. Les traits de Tracey sont plongés dans la pénombre, et comme d’habitude, elle n’arrive pas à savoir ce qu’elle pense.
— Tu devrais lever le pied, de temps en temps.
— Le cabinet compte sur moi.
— Ils devraient au moins te payer tes heures supplémentaires.
Tracey hausse une épaule, sans répondre. Il n’y a rien à dire, de toute façon. Cette conversation, elles l’ont eu mille fois. C’est pour éviter l’autre discussion. Celle qui importe, celle qui pèse sur leurs épaules, invisible et oppressante, celle qu’elles ont au bout de la langue mais qu’elles évitent. Parce qu’il faudrait poser des mots sur l’inexplicable, et c’est trop dur.
Dans un mouvement devenu habituel, Tracey fait disparaître les dizaines de centimètres qui les séparent et se colle contre elle. Elle enroule son bras autour de sa taille et enfouit son visage dans son cou, avec une tendresse qui désarme Daphné. Celle-ci passe ses doigts dans la longue chevelure brune qui lui chatouille le menton, d’abord hésitante puis d’un geste plus sûr. Malgré les nuits qui s’écoulent à l’identique, elle est toujours bouleversée de la sentir si près d’elle. Si fragile. Sans aucune des barrières qu’elle érige durant la journée.
C’est toujours Tracey qui initie le premier contact, bien qu’elle aussi en crève d’envie à chaque fois. Elle n’arrive pas encore à mettre de mot dessus. Véritable envie ou solitude à combler ? Elle aimerait croire qu’il ne s’agit que de caresses et de gestes innocents, entre deux amies ayant besoin d’affection, mais elle sait au fond d’elle que ce n’est pas le cas. Elle peine à l’admettre à cause de cette douleur qu’elle ressent, qui l’accompagne toujours, malgré les mois écoulés.
Quand elle est dans les bras de Tracey, elle se sent à sa place. Elle oublie, quelques temps, ce sentiment qu’elle a d’avoir raté sa vie. D’être perdue dans un monde qui la rejette.
— Ta peau est si douce, murmure Tracey.
Son souffle sur son épiderme lui donne des frissons. Daphné a une conscience aiguë de la main qui caresse le bas de son dos, du corps chaud pressé contre le sien. Sans répondre, elle effleure du bout des doigts le bras nu posé sur son ventre, chose qu’elle rêve de faire depuis plusieurs nuits déjà.
La première fois, Tracey l’a juste prise dans ses bras. Une étreinte très chaste. Puis peu à peu, tout est devenu plus… intime. Sans qu’elle sache réellement pourquoi ou comment mettre des mots dessus. Il y a eu quelques caresses, furtives, rapides, comme honteuses. C’est la première fois qu’elle-même ose laisser libre cours à son envie, sans savoir comment elle sera reçue. Il lui est si inhabituelle de voir Tracey si vulnérable, si abandonnée, elle qui est une reine des glaces lorsque le soleil se lève, et qui ne se laisse atteindre par rien ni personne.
Comme si elle avait entendu ses pensées, Tracey se redresse sur un coude et plante son regard gris dans le sien. Elle est si proche que le souffle de Daphné se coupe dans sa gorge. Malgré sa proximité, elle n’arrive toujours pas à lire ses traits, ni à savoir ce qu’elle pense. Elle n’a jamais su réellement interpréter ses expressions. Malgré leurs études de droit passées ensemble et leurs deux années de colocation, elle lui est toujours si inaccessible et illisible.
— Quoi ? finit par dire Daphné, légèrement sur la défensive.
Elle est prête à se conduire comme une enfant et dire que ce n’est pas elle qui a commencé.
Mais Tracey la prend de court, d’une manière qu’elle n’aurait jamais imaginé possible.
— J’ai envie de t’embrasser.
Dans cette simple phrase, Daphné sent toute la tension accumulée, l’envie restreinte et soigneusement muselée. Elle écarquille les yeux de surprise, pourtant elle ne l’est pas tant que ça. Au fond d’elle, elle savait que ça allait arriver, pas vrai ? Et puis, elle aussi en a envie, depuis quelques temps déjà.
Il y a un moment de flottement. Qui s’éternise. Tracey serre les dents et commence à s’éloigner, mais Daphné pose une main sur son bras, instinctivement. Les mots sont là, sur ses lèvres, elle a juste peur de les prononcer. Parce que ça changera tout. Et lorsqu’elle parle enfin, elle a l’impression de se jeter dans un précipice sans fond.
— Qu’est-ce que tu attends ?
Cette fois, c’est au tour de Tracey d’être surprise. Il est évident qu’elle ne s’attendait pas à cette réaction. Pourtant, elle n’hésite qu’une seconde. Juste une seconde, et leurs lèvres se rencontrent, avec un mélange de douceur et d’avidité qui font naître en elles l’envie de plus.
Le cœur battant à tout rompre, Daphné essaye de ne plus réfléchir, de ne pas se dire qu’elle embrasse Tracey Davis et de mettre son cerveau en pause. Mais elle n’y arrive pas, pas totalement. Elle interrompt le baiser, haletante, sans pour autant se détacher totalement d’elle. Le désir qu’elle lit dans les prunelles plantées dans les siennes la remue.
— Je suis désolée, chuchote-t-elle. Je…
— Tu n’en as pas envie.
— Si. Bien sûr que si. Mais…
Elle hésite, laisse sa phrase en suspens. Tracey ne la presse pas, elle la regarde juste, d’un regard brûlant qui lui donne envie de mettre fin à cette conversation et de l’embrasser de nouveau. Sauf qu’elle ne peut pas fuir le malaise logé au fond de son estomac, ce ne serait pas sain. C’est ce sentiment-là, cette peur, cette crispation, qui lui a saboté toutes ses relations depuis sa séparation avec Blaise. Et Tracey est trop précieuse dans sa vie pour qu’elle la perde sur des non-dits.
— Je ne sais pas si je veux que les choses changent, finit-elle par dire après une hésitation, se maudissant de ne pas oser dire ce qui la tracasse réellement.
— Elles ont déjà changé, je crois, dit ironiquement Tracey.
Un doigt taquin effleure sa cuisse et Daphné frissonne. Elle secoue la tête pour s’éclaircir les idées.
— Ne fais pas l’étonnée, Daph’. Toi et moi on savait que ce n’était qu’une question de temps.
— C’est vrai, admet-elle.
Avec un demi-sourire, elle repense aux premiers temps embarrassés de leur colocation, aux effleurements, aux rougissements, aux regards qui traînent et se dérobent. La tension a toujours été plus ou moins là, sous-jacente, terrifiante. Aucune n’a osé jusqu’ici faire le premier pas, de peur d’être rejeté, de perdre une amie précieuse, et avec le recul, cela semble si évident que tout cela était destiné à arriver un jour ou l’autre.
L’intimité créée par le fait de vivre ensemble avait transformé leur amitié en bien plus que ça, en une attirance tacite qui n’avait besoin que d’un coup de pouce – comme de partager le même lit, par exemple.
— Alors qu’est-ce qui te bloque ?
Daphné essaye de rassembler ses esprits quelques minutes. Elle n’arrive pas à formuler le bazar qui se bouscule dans sa tête.
— Je ne sais pas comment… Depuis Blaise je…
Elle se tait brusquement. Ce nom fait peser une atmosphère gênante dans la pièce. Elle sent Tracey se raidir contre elle. Puis se détacher doucement. Retourner de son côté du lit. Daphné enroule ses bras autour de son ventre, elle a froid soudain, sans sa présence contre elle. Et Tracey laisse échapper un rire, sans qu’elle comprenne pourquoi.
— J’aurais dû m’en douter, dit-elle avec une amertume qui la secoue. Ce sera toujours lui, pas vrai ?
— Comment ça ?
— Tu es toujours amoureuse de lui ?
— Non. Pas du tout. C’est juste…
Daphné soupire et se retourne sur le dos, fixant le plafond, mal à l’aise.
— Il fera toujours partie de moi, c’est un fait. On a été ensemble si longtemps. J’ai passé dix ans de ma vie avec lui, le renier serait hypocrite. Mais ce n’est pas de ça dont je voulais te parler.
— Alors pourquoi est-ce que tu as parlé de lui ?
Son ton est accusateur, blessé, et Daphné s’en veut, mais elle est obligée de parler de ce poids sur son cœur, si elle veut vraiment que tout débute bien entre elles ; si elles sont réellement prêtes à plus. Elle s’est trop laissée avoir, les autres fois, dans des relations mortes avant même d’avoir commencées car elle n’a pas été honnête et qu’elle se laissait bouffer par ses idées noires, jusqu’à ce que l’autre ne sache plus comment gérer une peine qu’il ne comprenait pas.
— Parce que tu as toujours des sentiments pour lui, répond Tracey à sa propre question, d’une voix un peu distante, un peu dure, comme d’habitude quand elle essaye de se protéger.
— Non, en tout cas aucun sentiment amoureux. Je suis toujours profondément attachée à lui, parce qu’il a été quelqu’un de très important pour moi, mais ça n’a rien à voir.
— Je ne comprends pas.
Daphné finit par se tourner vers elle. Elle se couche de nouveau sur le côté et glisse son bras sous sa tête. Tracey la contemple, les sourcils froncés.
— Depuis combien de temps est-ce que tu en as envie ? demande-t-elle dans un murmure.
— De quoi ? réplique sa colocataire, sur la défensive.
Daphné hésite sur la manière de le formuler. De m’embrasser, de m’avoir, de m’aimer. Elle finit par opter par quelque chose de plus neutre.
— De nous.
— Qu’est-ce qui te fait dire que je veux un nous ?
Ces mots la blessent, mais elle n’en montre rien. Elle la connaît bien, elle sait qu’elle dit ça sur la défensive, pour se retrancher derrière une carapace d’insensibilité, qu’elle ne le pense pas vraiment… n’est-ce pas ? Elle la connaît très bien, et pourtant elle doute.
— Parce que tu veux plus que ces quelques étreintes nocturnes, non ? Ou tu ne serais pas si blessée par le fait que j’évoque Blaise.
— Je te déteste, Greengrass.
Un sourire attendri se dessine sur les lèvres de Daphné. Cette simple phrase, son nom de famille, lui évoquent leurs années d’études, ces longs cours de droit sorcier ennuyeux et passionnants à la fois où elles ont appris à se connaître. Une amitié qui l’a sauvée de la rue ou de la honte de devoir retourner habiter chez ses parents lorsque Blaise l’a quittée.
Millicent venait tout juste de partir aux Etats-Unis pour son travail, Tracey avait besoin de quelqu’un pour l’aider à payer le loyer de cet appartement, si minuscule soit-il, beaucoup trop cher pour sa paye misérable d’avocate exploitée dans un cabinet du centre sorcier. Daphné venait d’abandonner son boulot de juriste, dans lequel elle ne s’épanouissait pas, et son salaire de vendeuse leur permettait à peine de joindre les deux bouts, mais elles vivaient en harmonie, heureuses de leur indépendance.
— Allez, essaye d’être sincère pour une fois dans ta vie, dit Daphné sur un ton un peu taquin. Depuis quand ?
— Je ne pourrais pas te donner une date exacte, finit par maugréer Tracey.
— Poudlard ? Nos études ?
— Non. Ton emménagement ici. Après ta rupture avec Blaise justement. Tu étais une autre personne sans lui. Et je ne sais pas, je…
— Pourtant ce n’est pas l’impression que j’ai, au vu de tes nombreuses conquêtes.
Daphné garde une voix légère, mais elle se rappelle les coups d’un soir qui défilaient sans s’arrêter chaque semaine, et cela la blesse de plus en plus à chaque souvenir.
— Je pensais que c’était voué à l’échec.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es à Blaise, peu importe le temps qui passe, ton esprit, ton cœur seront toujours à lui. Et j’avais raison, apparemment.
Son regard, à la fois accusateur et blessé, fait de la peine à Daphné. Elle a envie de la prendre dans ses bras. Pour cette fois, elle s’écoute, malgré le risque d’être rejetée, et elle se rapproche d’elle, très proche, sans la toucher.
— Je te l’ai dit, Blaise fera toujours partie de moi, de mon passé, et il faut l’accepter, mais ce n’est pas sur lui que j’ai du mal à tourner la page.
— Lui ou votre relation, c’est pareil.
Un fantôme de sourire flotte sur les lèvres de Daphné. Elle baisse les yeux, se mord les lèvres, retient les larmes qui perlent au coin de ses paupières. Elle sent sa gorge se nouer, comme à chaque fois qu’elle pense à ça. Elle espère, très fort, que Tracey pourra comprendre ce qu’elle ressent. Si ce n’est pas le cas… Quelque chose sera définitivement brisé cette nuit.
— Quand j’étais avec Blaise, je voyais ma vie toute tracée, dit-elle dans un chuchotement étranglé, étreinte par l’émotion. Un grand mariage en blanc, des enfants avec l’homme que j’aimais, une vie heureuse et comblée, remplie de bonheur. Une famille nombreuse, de grands repas de famille.
— Je n’ai pas besoin de savoir quels étaient tes rêves avec…
— Laisse-moi finir, s’il te plaît. Ce que j’essaye de te dire… je… Je n’en ai pas parlé à beaucoup de personnes. Pansy, bien sûr. Théo, un peu, aussi, il a été très présent pour moi. C’est lui qui m’a sauvée, à l’époque. J’avais l’impression de n’évoquer que la pitié chez les gens. Après une relation de dix ans qui finit si abruptement, de façon si incompréhensible pour tout le monde, je n’étais que cette petite chose à prendre en pitié. C’était pesant. Théo a su vraiment m’écouter. Je ne savais pas à l’époque si on était réellement amis, ou si on l’était juste pour Blaise, j’ai su ce jour-là qu’on était lié par quelque chose de vrai.
Elle se tait un instant, se remémorant leur conversation si bouleversante, juste avant qu’il ne parte pour Tokyo, il y a deux ans.
— Tu ne sais pas pourquoi on s’est séparé, avec Blaise.
Ce n’est pas une question, personne ne sait vraiment, excepté quelques rares privilégiés. Pansy, Théo. Sûrement Drago, si elle ne lui en a pas parlé directement, Blaise a dû le faire. Elle sait par contre qu’Astoria n’est pas au courant. Elle a essayé d’en parler à sa sœur, plusieurs fois, mais à chaque fois les mots sont restés bloqués dans sa gorge. Le poids est trop lourd, trop présent, trop réel. Elle n’arrive pas à y faire complètement face, même aujourd’hui.
— D’après Drago, Blaise a dit qu’il avait pris la décision la plus difficile de sa vie en te quittant. C’est tout.
Daphné laisse planer quelques secondes de silence. Elle ne sait pas pourquoi elle se sent soudain si en sécurité avec elle. Des barrières sont tombées ces dernières nuits. Avant de connaître réellement Tracey, elle n’aurait jamais osé se laisser aller à ses émotions devant elle. Pleurer en sa présence, c’est avouer sa faiblesse. C’est comme se jeter dans la fosse aux lions. Elle peut être redoutable quand elle veut, et ne fait qu’une bouchée de ceux qu’elle méprise. Elle sent la médiocrité comme un requin flaire du sang.
Pourtant, elle aussi s’est montrée vulnérable ce soir. Elle l’a embrassée. Elle lui a avoué à demi-mots en avoir envie depuis des années. Et le plus important, Daphné veut réellement se livrer à elle et lui parler de ce poids sur son cœur, qui lui pèse depuis si longtemps. Elle a besoin de le faire, avant même d’envisager plus. Chose dont elle a terriblement envie d’ailleurs, pour la première fois depuis des mois. Des années, même, peut-être.
— On cherchait à avoir un enfant, dit-elle d’une voix lointaine. Depuis plusieurs mois. J’ai fini par consulter et… les Médicomages m’ont appris que j’étais stérile. J’ai senti ma vie basculer ce jour-là. Blaise a été très compréhensif, au début. Il m’a soutenue. Puis il a voulu amener le sujet de l’adoption sur la table. C’était comme s’il ne comprenait pas ce que je ressentais. Je me sentais… incomprise. Pas entendue. Comme s’il niait mes émotions. Les disputes se sont enchaînées, jusqu’à ce que ça devienne trop. Et on s’est séparé alors qu’on s’aimait encore, parce qu’on ne pouvait juste pas supporter cette situation.
Sa voix reste fiable jusqu’au bout. Elle est fière de ne pas s’être brisée en disant ça. Tracey ne dit rien et se contente de glisser sa main dans la sienne, qu’elle serre fort. Un geste qui vaut plus que n’importe quels mots vides de sens qu’elle aurait pu lui adresser.
— Je ne comprends pas, finit-elle par avouer dans un murmure. Tu ne voulais pas adopter ?
Daphné la regarde enfin. Elle sent son regard battre plus fort, devant ces grands yeux gris un peu confus, qui semblent avoir réellement à cœur de comprendre, de la soutenir, d’être là pour elle. Elle a un sourire un peu fragile, qui tremble sur ses lèvres.
— Non. Parce que j’ai réalisé le jour où on m’a annoncé que je ne pouvais pas tomber enceinte que je ne voulais pas d’enfants. Je n’arrivais pas à le dire à Blaise. Je n’arrivais même pas à démêler le vrai du faux, à l’époque, il m’a fallu du temps. C’était tellement quelque chose d’important qu’on m’avait inculqué : la famille. Ne pas vouloir d’enfants… Est-ce que je n’en voulais vraiment pas ? Ou est-ce que je pensais juste cela par dépit, par fierté ? De ne pas pouvoir en porter, de ne pas pouvoir enfanter. Je me suis sentie inférieure. Pas vraiment comme une femme. J’ai été perdue, pendant très longtemps. Et même encore aujourd’hui, je crois que je le suis encore un peu.
Elle lève une main hésitante pour caresser la joue pâle de la femme qui lui fait face. Tracey se laisse faire, les lèvres légèrement entrouvertes.
— Toi aussi tu as la peau douce, murmure-t-elle.
— Ne change pas de sujet, répond Tracey, malgré le sourire que lui tirent ces mots. Qu’est-ce que ça veut dire alors ?
— Pour nous ?
Il y a un moment d’hésitation. Puis Tracey se met elle aussi sur le flanc, lui faisant vraiment face, toute proche. La peur, le doute dans ses yeux, se transforment en certitude, en détermination.
— Oui, pour nous.
— Que tu acceptes parfois que je ne sache pas où j’en suis, murmure Daphné. Que je craque. Que j’ai des absences. Que je passe du temps à réfléchir. Que je change d’avis sur ce que je veux peut-être, un jour. Je ne sais pas quoi te dire d’autre. J’ai l’impression d’être un peu cassée, de ne pas mériter d’être heureuse. Et si jamais toi tu veux des enfants, je…
Avec une expression plus sérieuse qu’elle ne lui a jamais vue, Tracey pose un doigt sur sa bouche, tout doucement. Elle se rapproche, et murmure, tout contre elle, son souffle chaud s’échouant contre ses lèvres :
— Tu mérites d’être heureuse, Greengrass. Et j’accepte tout de toi. Parce que je t’aime.
Interdite devant cette déclaration plus qu’inattendue, Daphné n’arrive à y répondre que par l’humour.
— Je ne pensais pas Tracey Davis si sentimentale ! Tu n’es pas censée avoir un cœur de pierre ?
— Avec les autres, si. Et tu n’es pas obligée de me répondre. Ni aujourd’hui, ni jamais, si tu n’en as pas envie. Je veux juste que tu saches que je suis là pour toi.
Un éclair déchire le ciel, tout proche, illuminant la pièce un brève instant. L’expression farouche qu’elle lit sur son visage attendrit Daphné.
— Est-ce que ça veut dire qu’on emménage dans la même chambre ?
— Et prendre le risque que Théo squatte jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Pas question.
Elles étouffent leurs rires dans un second baiser, plus tendre que le premier, plein de la douceur résultant de leur conversation si difficile. Leurs caresses se font plus appuyés, elles se serrent l’une contre l’autre, à la recherche de chaleur, de contact.
Quand soudain quelqu’un toque à la porte de la chambre.
Surprises, elles étouffent des cris de surprise, sorties brutalement de leur petite bulle de bonheur.
A travers le panneau de bois retentit la voix épuisée de Théodore.
— Ecoutez les filles, je suis vraiment super content pour vous, je vous assure, surtout après tout ce temps à vous tourner autour.
— Tu n’étais même pas là pour le voir, toi, réplique Tracey en se redressant sur un coude, haussant la voix pour couvrir le bruit du tonnerre. Toujours à crapahuter aux quatre coins du monde.
— Pas besoin d’être présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour le voir, grince Théo avec son ironie habituelle. Je disais donc, je suis très heureux pour vous, mais j’ai aussi très sommeil, et je ne veux pas dire mais les murs sont fins, votre appartement n’est pas au top niveau intimité. Si vous pouviez me laisser dormir et attendre mon départ pour…
Il se tait brusquement lorsque Daphné ouvre la porte, un sourire espiègle aux lèvres.
— Dis-moi Théo, tu as une baguette ?
— Oui, répond-il, dubitatif.
— Alors utilise-la pour te boucher les oreilles.
— Ou va te faire cuire une bouse de dragon, ajoute Tracey, plus pragmatique.
— Je…
— Bonne nuit à toi.
Daphné referme la porte et revient se glisser sous les draps en étouffant un rire, se sentant rajeunie de dix ans.
— Vous devriez arrêter de faire vos ados, ça ne vous va pas au teint, renchérit Théo d’un ton bougon depuis le salon.
Tracey lève les yeux au ciel et attire Daphné contre elle, l’embrassant une nouvelle fois avec douceur. Elles l’entendent s’éloigner et refermer sa porte de l’autre côté de l’appartement ; elles étouffent un nouveau rire complice.
— Tu penses qu’il est aussi frustré parce qu’il n’a rien fait depuis longtemps ? demande Tracey.
— J’ai sûrement tiré mon coup plus récemment que toi Davis ! rétorque l’intéressé.
— Il a raison, les murs sont beaucoup trop fins, dit Daphné avec un rire.
— Il faut qu’on déménage, marmonne sa colocataire dans un soupir.
— On ?
— On habite ensemble depuis plus de deux ans, non ? Tu voudrais que ça change ?
Daphné secoue le menton, un sourire apaisé sur les lèvres. Si on lui avait dit cinq ans plus tôt qu’elle se sentirait si bien dans les bras de Tracey Davis, elle aurait ri au nez de la personne qui aurait eu l’audace de formuler cette absurdité. Cette nuit, elle a juste envie de respirer sa peau, de profiter de sa douceur, d’oublier ses nuages noirs qui la poursuivent constamment, et de continuer durant toutes les nuits à venir.
— Je pense qu’il vaut mieux qu’on attende qu’il soit parti pour être vraiment tranquille, finit par dire Tracey d’un ton boudeur en balayant d’un geste doux une mèche de cheveux qui lui barre le front.
— On a été patiente jusqu’ici, on peut l’être encore quelques jours ?
La grimace peu convaincue de Tracey la fait rire de nouveau. Elle se rapproche et se blottit contre elle, les yeux fermés.
— Juste serre-moi fort, chuchote-t-elle.
Tracey s’exécute, sans arrêter ses caresses sur ses bras, son dos, ses cheveux.
Au-dehors, le tonnerre gronde toujours.
Et lorsqu’elles entendent enfin Théodore ronfler, elles se laissent aller à leurs envies de l’autre, le plus silencieusement possible.
Le reste de leur nuit est ponctué de baisers brûlants, de gémissements étouffés et d’instants de pur plaisir. Une fois leur désir assouvi, elles s’endorment dans une dernière étreinte entre les draps froissés.
Daphné, la tête posée sur la poitrine de Tracey, part dans les bras de Morphée le sourire aux lèvres.
Avec le sentiment d’être enfin là où elle aurait toujours dû être.