Le vent soufflait autour du bâtiment, s'infiltrant sans remord dans le moindre interstice, faisant crier les fantômes sous le toit et dans les esprits des jeunes filles. Dès que le soleil se couchait, les cauchemars et les passés revenaient les hanter. Le seul endroit qui semblait magiquement empêcher les sombres pensées de revenir se trouvait être la cuisine. Elles n'avaient pas le droit d'y être à moins d'avoir écopé de la punition de faire la vaisselle. La chaleur du four réchauffait l'atmosphère et chassait les démons que le vent et l'obscurité apportait.
Jill avait de la chance, elle était de corvée vaisselle depuis plusieurs jours maintenant en compagnie de sa camarade de chambre Ruth. Ruth était complètement amnésique. Elle ne se souvenait même plus de son nom - Jill supposait même que Ruth n'était pas son vrai prénom. Il y avait trop de fillettes de ce nom dans le pensionnat. Jill le savait maintenant, elles étaient nombreuses dont les souvenirs avaient été volés. Pire, c'était le cas pour chacune d'entre elles. Comparée à certaines, elle avait même eu beaucoup de chance. Elle se souvenait de ses parents, de ses frères, de ses sœurs et même du chat qu'elle avait eu petite.
La seule chose dont Ruth se souvenait était une recette de gâteau. Elle ne savait pas d'où elle lui venait mais ce soir-là, alors que dehors le vent hurlait contre la fenêtre et que les ombres des arbres s'allongeaient jusqu'à rejoindre les ombres de leurs passés, les deux fillettes étaient seules dans la cuisine avec Madame Bearling, la cuisinière. Ruth avait posé le torchon avec lequel elle essuyait les assiettes et avait désigné un sac de farine.
- Je peux faire un gâteau ?
Madame Bearling avait acquiescé en souriant - elle était vraiment gentille, la personne la plus gentille que Jill n'avait jamais rencontré si on ne comptait pas sa petite sœur Dorea Black. Le soleil descendait derrière les montagnes pendant que la farine, du sucre, du lait et des œufs se mélangeaient dans un bol. Au moment où toute la lumière naturelle disparaissait, une délicieuse odeur s'élevait dans la pièce. Il n'y avait rien qui n'avait jamais senti aussi bon dans tout le monde. Le léger parfum de vanille embaumait l'atmosphère d'un doux exotisme et complétait l'arôme de la pâte qui cuisait.
- Il sent bon, jugea la cuisinière. Tu ne sais vraiment pas d'où tu as la recette ?
Ruth secouait la tête et se réfugiait derrière Jill qui refaisait la vaisselle. La petite Black ne savait pas pourquoi sa camarade de chambre l'avait choisie pour lui accorder sa confiance mais elle était heureuse de pouvoir sentir ce délicieux parfum envahir ses narines et faire grogner son ventre. Chez elle les odeurs de cuisson n'étaient jamais sortis de la cuisine où un domestique - elle ne se souvenait pas de lui mais sa mère ne faisait jamais la cuisine elle-même donc cela devait être un domestique - confectionnait des plats extravagants qui n'excitaient pas l'attente.
Ici, la senteur passait dans le rez-de-chaussée, ignorée par la directrice plongée dans un livre, et se propageait dans le bâtiment entier, attirant les autres filles. Elles furent deux puis trois puis sept puis plus dans la cuisine de Madame Bearling. Elles étaient en sécurité dans l'exquis mélange d'odeurs du feu de bois, du gâteau et des tisanes, pendant qu'à l'extérieur le vent appelait les fantômes et les dernières lueurs du soleil disparaissaient du ciel obscur comme leurs mémoires.
Un bon gâteau chassait toujours les soucis et les peurs. La délicieuse odeur qui envahissait tous les cœurs clamait son existence et contrait les fantômes.