Doux sous ses pieds, le sol meuble et tourbeux de la terre d’Ecosse.
Douce, dans son âme, cette minute d’absolu sous le ciel.
Douce, la lumière du soleil qui se lève à peine, et teint d’orangé la bruyère qui couvre la lande.
C’est l’été, mais il fait frais à une heure si matinale, dans les Highlands. La rosée couvre le sol et des nappes de brume viennent encore s’accrocher çà et là au relief du paysage. L’humidité n’empêche pas l’air de paraître cristallin, translucide, comme neuf.
Minerva se trouve sur un plateau balayé par un vent qui empêche toute végétation élevée de croître et qui vient faire claquer sa jupe en tartan et la cape qu’elle a posée sur ses épaules.
Elle n’a pas dormi. Elle est pleine d’une énergie nerveuse qui, il lui semble, maintient en état de fonctionnement un corps que l’épuisement pourrait à tout moment faire flancher. Elle est partagée entre l’adrénaline et la fatigue la plus absolue.
Elle vient de faire le choix le plus difficile de sa vie – pour l’instant, il serait illusoire de croire qu’il le reste alors qu’elle a à peine dix-huit ans. Elle sent son cœur battre la chamade dans sa gorge nouée.
Dougal.
Les yeux de Dougal, les larmes qui les brouillent. Dougal, qu’elle a accepté d’épouser hier et qu’elle a quitté, une poignée d’heures plus tard, sans une explication. Dougal qu’elle aime plus fort qu’elle n’a jamais aimé, Dougal et son sourire qu’elle ne verra jamais plus, Dougal et son rire, Dougal et son intelligence…
Entre eux, le poids des non-dits et de cette magie qu’elle choisit au détriment de l’amour.
Entre eux, cette cruauté atroce, dont elle a fait preuve et qu’elle n’a pourtant pas souhaitée.
Minerva a envie de vomir, de se vomir. Elle se déteste. Elle n’ose même pas imaginer ce qu’elle fait ressentir à Dougal. L’abandon. L’incompréhension. La haine peut-être.
Quand ses pas l’ont ramenée chez elle, tout à l’heure, elle n’est pas entrée dans la maison de ses parents. Trop bouleversée, elle a décidé de venir ici, en ce lieu précis. Le lieu de tous les souvenirs. Pour se rappeler. Pour se comprendre. Et pour ensuite, enfin, oublier et s’enfuir.
Douce évasion sur lit de bruyère, loin d’une vie aux décisions trop dures et aux choix impossibles.
Se rappeler, d’abord.
Même lande, même lumière neuve et même éclat.
Souvenir délavé d’une période depuis longtemps terminée. Une femme et une jeune adolescente. Isobel et Minerva McGonagall, assises sur le sol mouillé. Elles étaient toutes deux venues en ce lieu pour échapper à un autre : leur maison. Échapper à sa pesanteur, à ses douleurs. Et pourtant, ce qu’elles avaient fui les avait suivies.
- Il faudra bien leur dire, maman… Malcolm a encore fait de la magie ce matin. Il a eu peur.
Isobel resta silencieuse.
Longtemps.
Un rapace fendit le ciel de son vol immobile. Les deux sorcières le suivirent des yeux, longuement, et fixèrent encore le ciel lorsqu’elles ne purent plus distinguer le point minuscule qu’il était devenu, là-bas, au-dessus de l’horizon.
Et puis, enfin, Isobel répondit. Sa voix éraillée se perdit dans le vent qui battait la lande, mais Minerva, attentive comme jamais elle ne l’avait été, perçut tout de même les mots et leur poids.
- Il faut que je te raconte quelque chose, Minerva. Je pense que tu l’as déjà deviné, mais il faut que tu l’entendes de ma bouche. Quand j’ai quitté Poudlard, je suis tombée amoureuse de ton père. Je n’avais jamais aimé de la sorte. J’aimerais dire que je n’avais jamais fait confiance à quelqu’un de la sorte, mais c’est faux. Je ne faisais pas confiance. Des années durant, j’ai menti. J’ai caché ma magie, abandonné mes rêves et mes projets. J’avais peur : du rejet, de la haine, peut-être. Chaque jour qui passait rendait la vérité plus difficile à annoncer. Et puis tu es née. Alors, je me suis rendue compte que ce mensonge qui durait depuis toujours ne pouvait plus continuer, que tu allais faire de la magie, toi aussi, que tu en faisais déjà – quelle enfant précoce tu étais ! – et qu’en mentant à propos moi, je mentais aussi à propos de toi. Et ça, ce n’était pas acceptable. J’ai tout avoué, et ton père a accepté, bon gré mal gré, mais quelque chose s’est brisé et nous n’avons jamais pu le bâtir à nouveau. Voilà pourquoi je n’ai encore rien dit à tes frères. Une mère ne devrait jamais dire ça à sa fille, mais j’ai peur, Minerva. J’ai peur parce que la magie sera toujours ce qui nous brise et nous sépare.
Le silence était retombé. Le vent soufflait.
Minerva ne savait pas quoi répondre. Elle comprenait, certainement. Elle aurait voulu rassurer sa mère, mais avait peur, elle aussi de rompre quelque chose en prenant la parole. Elle était trop jeune, trop enfant encore, pour s’aventurer à briser l’équilibre qui régissait les relations d’une mère et d’une fille.
Elle l’aiderait, en silence.
- Tu comprendras, un jour, avait murmuré Isobel.
Elles s’étaient levées, et elles avaient quitté cette lande et rejoint le lieu que, de toute façon, elles n’avaient pas réussi à fuir.
Minerva comprend, désormais.
Elle porte un prénom antique, et destin digne d’une tragédie. Tragique hérédité, tragique accomplissement d’un destin prédit par une mère qui, pourtant, ne se prénomme pas Cassandre. « La magie sera toujours ce qui nous brise et nous sépare. » Rien jamais n’avait été prononcé de plus vrai.
Minerva comprend, désormais.
Elle comprend, et elle refuse : elle ne partagera pas le sort de sa mère. Rien ne vaut ces années d’angoisses, de division, de morosité. Elle ne sera pas comme sa mère et s’il faut quitter Dougal pour cela, alors elle quittera Dougal. Dougal, ses yeux, son sourire, son intelligence et tout l’amour qu’elle lui porte, elle y renonce, le cœur lourd mais l’esprit assuré. L’amour triomphe de tout, certes, mais s’il apporte avec lui le malheur et la trahison, alors mieux vaut encore l’abandonner sur le bord du chemin, et partir.
S’enfuir.
Minerva s’assied dans la bruyère, et ferme les yeux.
Elle prend de l’élan, tout en restant immobile. C’est comme une large bouffée d’air avant un plongeon, comme une provision de chaleur avant l’hiver.
Elle entend l’air pur et humide de la lande écossaise qui entre et sort de ses poumons, et elle quitte un instant ce corps, ses sentiments et ses douleurs.
Quand elle est venue, avec sa mère, la chape d’inquiétude qu’elles tentaient de fuir les avait suivies. Minerva décide que cette fois, ça ne se passera pas comme ça. Nul ne la suit quand elle ne souhaite pas être suivie.
Elle entend son souffle, et devient légère, légère… Elle plane comme le rapace qui, il y a si longtemps, a survolé l’angoisse d’Isobel.
Et puis, doucement, elle retrouve son corps.
Elle est loin, la douleur. Elle existe, elle lui brise le cœur, mais elle est à sa place. Minerva n’est plus bouleversée. Elle n’est plus perdue. Elle n’a plus envie de vomir.
Elle se sent libre.
Elle a dix-huit ans, elle est une sorcière, et elle est forte. Plus forte que les chagrins d’amour. Demain, elle commencera à travailler au Ministère de la Magie.
Minerva se relève et se met en marche d’un pas vif. Sa jupe en tartan et sa cape claquent sous le vent. Elle sait où elle va, et elle s’y rend d’un pas décidé.
Doux sous ses pieds, le sol meuble et tourbeux de la terre d’Ecosse.
Douce, dans son âme, cette minute d’absolu sous le ciel.
Douce, la lumière du soleil qui se lève à peine, et teint d’orangé la bruyère qui couvre la lande.
Douce évasion sur lit de bruyère, loin d’une vie aux décisions trop dures et aux choix impossibles.