L’obscurité est tombée depuis longtemps déjà. La brume s’enroule entre les arbres et luit doucement, sans doute sous l’éclat de la lune, pleine cette nuit-là. La clarté étrange qui s’en dégage donne à la scène un aspect fantastique, inquiétant. On distingue à peine le village, pourtant proche, de Laggan, sous cette nape laiteuse.
Minerva frissonne.
C’est un pressentiment, et il est mauvais.
Comment pourrait-il être bon ? C’est la guerre. Selon un informateur de l’Ordre, ce village sera attaqué par les Mangemorts cette nuit-là. Pourquoi un si petit village des Highlands, tous l’ignorent, et pourtant… Ils sont là. Minerva. Et Elphias Doge. Et Dedalus Diggle. Et Alastor Maugrey. Et Robert, le benjamin de fratrie McGonagall – c’est seulement sa deuxième mission. Il a laissé son épouse chez lui, avec leur nourrisson.
Ils sont là. Minerva, Elphias et Dedalus à l’ouest, Maugrey et Robert au Nord, surveillant le village, la route qui y mène et en sort. Ils sont prêts à surgir, à se battre, à tuer ou être tués.
L’Ordre du Phénix.
Quelques sorciers et sorcières, frêle rempart contre l’innommable.
Certes, les informations sont rarement fiables. Mais l’Ordre ne veut pas prendre de risque. Et surtout, ses membres ne savent que faire : Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom frappe de manière si aléatoire et cruelle que même l’esprit brillant d’Albus Dumbledore ne sait démêler la stratégie. On murmure qu’il n’y en a aucune autre que le chaos et la peur… Comment lutter contre le chaos ? Alors, toutes les tentatives sont bonnes.
Voilà pourquoi cette petite escouade attend, dans le froid, à une portée de sort du village de Laggan. Peut-être pour rien. Peut-être pour sauver les pauvres moldus qui y vivent. Peut-être pour comprendre enfin pourquoi les Mangemorts frappent et quelle est leur stratégie.
Minerva frissonne, donc. Et pourtant, elle ne souhaiterait être ailleurs pour rien au monde, et surtout pas dans son lit, à Poudlard. Et tant pis si elle est fatiguée pour ses cours du lendemain.
Elle n’a pas plus de doutes cette nuit-là que durant cette autre nuit, brumeuse aussi – sa vie est-elle vouée à une telle répétition des moments et des saisons ? – quand elle s’est engagée auprès d’Albus.
- Savez-vous, Minerva, où tout cela va vous mener ?
- Oui.
- La bataille, la mort, le sang, en avez-vous conscience ?
- Oui.
- Il va falloir voir les autres se faire tuer et tuer vous-même, comprenez-vous ?
- Oui.
- C’est une guerre, l’issue en sera peut-être mortelle, est-ce clair ?
- Oui.
- Et vous l’acceptez ?
- Par Merlin, Albus, j’ai trente-cinq ans, je ne suis ni une enfant, ni une simple d’esprit. Je comprends parfaitement que ce que vous me proposez, c’est la guerre, et je m’y joins le cœur lourd mais l’âme assurée. Mon père est un moldu, l’homme que j’ai aimé est un moldu, mes frères sont des sang-mêlés, et vous le savez ! Plutôt tuer que de les voir mourir sans avoir rien fait. J’ai beaucoup de respect pour vous, vous avez été mon professeur, vous êtes mon ami et un plus grand sorcier que je ne serai jamais, mais par pitié, cessez de me prendre pour une pauvre chose fragile. Avez-vous oublié les attributs du prénom que m’a offert ma mère ? Avez-vous oublié la maison dans laquelle le Choixpeau m’a envoyée ? Nul ne dira que Minerva McGonagall s’est terrée alors que les siens mouraient. Oui. Oui, j’accepte. J’accepte le sang, j’accepte la guerre, et j’accepte cette mortelle issue si nous en arrivons là ! J’accepte !
Albus Dumbledore était resté coi. Et Minerva avait fait son entrée, triomphale, dans l’Ordre du Phénix.
Triomphale, elle ne l’est plus tant, alors que le froid se glisse sous sa robe de sorcière.
Elle se penche pour murmurer un avertissement vide à Elphias Doge quand elle l’entend.
Un hurlement, à glacer le sang.
Et puis un autre. Et un autre encore.
- Des loups-garous ! s’exclame inutilement Dedalus Diggle.
Ils ont tous compris.
Inquiets, ils regardent autour d’eux. La brume s’est épaissie. C’est un brouillard dense qui les entoure. Ils ne voient pas à deux pas.
Le village est attaqué, c’est vrai. Mais les moldus qui y vivent n’en sont pas la cible.
- C’est un piège, murmure Minerva. Pourquoi envoyer des loups-garous sur des moldus ? C’est nous qu’ils visent.
Personne n’a le temps de répondre, parce que l’instant d’après, c’est le chaos.
Ils sont multitude. Des bêtes, tout en crocs et en griffes, hurlantes et écumantes. Comme des loups, elles les encerclent. Comme des loups, elles apparaissent et disparaissent dans la brume, insaisissables. Les sorts ne les touchent pas.
Mais ce ne sont pas des loups. Les loups ne sont pas cruels. Les loups ne tuent pas pour tuer. Ceux-là ne sont pas des loups, ce sont des monstres. Il n’y a ni fureur animale ni malédiction en eux. C’est leur part d’homme, et pas la bête, qui est monstrueuse.
Contre eux, les sorciers s’épuisent en magie inutile.
Minerva s’en moque. Elle jette trait sur trait. Rouge, vert, toutes les couleurs sont bonnes, puisqu’elles n’atteignent jamais leur cible.
- On rejoint les autres ! crie Elphias, couvrant un instant les hurlements des loups.
C’est Elphias, le chef de leur groupe. Alors Minerva le suit, vers le Nord.
Mauvaise idée. Très mauvaise idée.
En un rien de temps, ils sont débordés. Les monstres qui les attaquent n’attendaient que ça. Ils profitent de leur course pour les séparer les uns des autres. Les crocs claquent. Les yeux brillent dans la nuit.
Bientôt, Minerva est seule dans le brouillard. Elle jette des sorts au hasard, sans se soucier du risque de toucher plutôt ses compagnons que les loups. Les hurlements lui percent les tympans. Ils se répercutent dans la brume et se multiplient en dizaines d’échos. Les loups pourraient être dix ou cent, impossible de savoir.
C’est bien un piège.
Elle profite d’un instant d’accalmie pour envoyer un patronus. Ils ne s’en sortiront jamais sans renforts.
Et puis, elle tend l’oreille, espérant que son ouïe serait plus efficace que sa vue pour retrouver ses compagnons d’armes.
Au début, elle n’entend rien du tout. Les hurlements se sont tus. Suspicieuse, elle avance de quelques pas. Et c’est là qu’il retentit.
Le cri.
Ce n’est plus le hurlement animal des loups. C’est un cri à glacer les os parce qu’il est familier, chaleureux, aimé.
Le sang de Minerva ne fait qu’un tour.
- Robert !
Minerva court.
Elle se prend les pieds dans les racines, chute. Se relève, court encore. Le monde autour d’elle est flou. Rien d’autre ne compte que le cri de douleur absolue que produisent les cordes vocales de son frère.
Le cri dure, dure, dure encore. C’est un phare qui guide Minerva à travers la brume. Elle court, droit devant elle, sans se soucier du reste.
Et puis elle arrive, enfin.
Le brouillard s’est allégé, juste un peu, et elle le voit sous l’éclat de la lune.
C’est trop tard.
Trois loups massifs se ruent et mordent, puis reculent. Encore, et encore. Le sang gicle, noir sur l’écharpe de brume cristalline. Minerva agite sa baguette, crie des sorts, au hasard. Ils touchent les loups, l’un après l’autre.
Il est presque impossible de neutraliser un loup-garou une nuit de pleine lune. Qu’à cela ne tienne, c’est la force du désespoir qui anime Minerva. Alors elle fait mouche.
Bientôt, les loups gémissent. Elle frappe encore. Les loups reculent. Elle jette sort sur sort. Et même lorsqu’elle ne les distingue plus, elle continue de s’acharner.
- Minerva…
La voix étouffée de son frère la ramène à la réalité.
C’est un choc, à nouveau. Elle s’effondre à genoux. Elle baisse les yeux. Il est là. Son sang coule noir dans l’herbe humide. Sa robe de sorcier bleue devient noire, elle aussi, et la tache ne cesse de s’élargir. Son bras s’arrête à l’épaule.
Le visage de Robert, lui, est plus blanc encore que la brume qui les entoure.
- Minerva, ne sois pas triste.
Le cœur de Minerva pourtant, se brise un peu. Elle ne répond rien. Sa voix est morte dans sa gorge.
- Nous savions que nous nous battions à mort, je le savais, et je l’ai accepté. Toi aussi. Tu prendras soin de Lavinia et du petit, s’il te plaît ? Tu leur diras que j’ai pensé à eux avant de m…
L’indignation fait renaître la voix de sa sœur.
- Non Robert, parce que tu ne vas pas mourir. Je te sauverai, je vais faire venir les médicomages. Je trouverai un retourneur de temps, je viendrai te sauver, j’essaierai des dizaines de fois s’il le faut, mais tu ne vas pas mourir…
L’écume perle sur les lèvres translucides de Robert, rose. Il laisse échapper un rire qui ressemble déjà à un gargouillis.
- Tu vas faire comme le fantôme d’Esclarmonde, la seule moldue à être revenue parmi les vivants pour sauver ses patients ? Chaque nuit tu tenteras en vain de me sauver, maintenant et pour les siècles à venir ? Et le village de Laggan sera connu de tous comme un village hanté ? Cesse tes sottises, et prends ma main… Celle qui reste. Reste avec moi. Il fait froid, tu ne trouves pas ? Et ce fichu brouillard… Tu es juste à côté et je te trouve déjà floue, tu te rends compte ?
Alors Minerva prend sa main. Et serre. Elle a mal de le trouver si fidèle à lui-même, plaisantant au seuil de la mort comme il l’a fait toute sa vie. Elle ne dit rien. Elle n’a jamais été douée pour les mots tendres, et aucun autre mot ne pourrait être prononcé à cet instant précis.
Ses yeux sont brouillés de larmes.
La voilà, l’issue mortelle pour laquelle elle s’est engagée. Elle a accepté, pourtant.
- Il va falloir voir les autres se faire tuer et tuer vous-même, comprenez-vous ?
- Oui.
- C’est une guerre, l’issue en sera peut-être mortelle, est-ce clair ?
- Oui.
Et quand Robert laisse échapper son dernier soupir, elle ne lâche pas sa main.
Elle ne la lâche pas non plus lorsqu’Alastor, Elphias et Dedalus arrivent. Elle ne leur parle pas. Elle ne veut pas les entendre.
Mortelle issue.
Aurait-elle un instant songé qu’elle serait si cruelle ?
La brume se dissipe presque, mais pas tout à fait, ne laissant traîner que quelques haillons sur le paysage. Le jour n’est pas encore levé. Les autres sont partis. Une robe ornée de demi-lunes froufroute près d’elle, et c’est la voix d’Albus qui retentit à travers le coton qui bouche ses oreilles.
- Minerva, il faut le laisser partir. Vous ne pouvez plus rien pour lui. Nous allons rentrer. Je comprendrais que vous ne vouliez plus vous battre après cela, je comprendrais, mais il faut y aller.
La sorcière lève les yeux vers lui. Elle se lève soudain et défroisse sa robe tachée de sang, comme si rien ne s’était passé.
- Ne plus me battre ? Enfin Albus, cessez de vouloir m’écarter de cette guerre. J’ai plus que jamais envie de me battre. Et si l’issue doit être une nouvelle fois mortelle, eh bien, ce sera pour les Mangemorts ou pour moi. Mais je vous promets que jamais, jamais, je ne laisserai un autre de mes proches mourir. Maintenant j’aimerais que vous me laissiez me recueillir. Dites à mes élèves que je serai absente aujourd’hui.
Albus hoche la tête, et s’éloigne.
Elle se baisse. Avec tendresse, elle soulève le corps ensanglanté de son frère. Sans magie. Comme s’il n’avait rien pesé. Le cœur lourd et la rage à l’âme, elle s’en va l’enterrer dans le petit cimetière du village où elle a grandi.
Prête à se battre encore, plus que jamais.
Minerva, la guerrière.