Dorea
Les derniers bagages étaient prêts à être emmenés dès la première heure, demain matin.
Juchée sur la première marche des escaliers qui conduisent au hall d’entrée tapissé de velours ocre, j’observe, les bras croisés sur la rambarde, mon époux donner les derniers ordres sur notre départ aux sorciers transporteurs censés s’occuper de notre déménagement de l’Ecosse vers les Etats-Unis.
Avec Charlus, cela fait déjà des mois que nous l’organisons. Des mois que nous comptons les jours où nous allons, enfin, pouvoir accéder à cette liberté tant recherchée. Loin de nos familles, de nos amis, de toute cette pression et société patriarcale qui nous a, malgré nous, obligés à rentrer dans le “moule”.
Peut-être que j’aurais pu me faire définitivement à cette vie en Ecosse, au pays de la tourbe et des fleurs de chardon… après tout, je m’y étais déjà un peu habituée depuis nos quatre ans de mariage et nos trois ans de vie commune, ici, dans cette maison en vieilles pierres, perdue au milieu des champs d’orges.
Je baisse les yeux vers les plus grosses malles en cuir, emportées par les transporteurs. Ces derniers ont encore beaucoup de travail avant l’aube. Ils doivent encore s’occuper d’empaqueter minutieusement toutes les plantes et les fleurs de Charlus, toutes regroupées depuis quelques jours dans la serre intérieure de la maison.
Mon mari est le digne successeur de la famille Potter. Botaniste amoureux de la nature, d’herbes en tout genre - médical, d’apparat ou même celles que l’on fume illégalement - c’est naturellement qu’il a accepté le poste d’enseignant de cette matière à Ilvermorny pour la rentrée scolaire de cette année 1939.
Après avoir refusé la proposition de Poudlard, l’année dernière. Peu de gens ont compris, nous ont compris mais le Montana représentait tout ce que nous ne pourrions pas avoir en Ecosse. À commencer par la paix. Une paix d’âme qui se superpose à une paix physique.
En parfaite épouse, je l’ai suivi et conforté dans ses choix. Ma place était à ses côtés. Et ça me convenait parfaitement.
La porte d’entrée se referme sur le dernier transporteur.
Je croise alors les yeux bleus et rieurs de Charlus. Il se passe une main dans ses cheveux mi-longs d’un noir jais brillant et me lance un regard interrogatoire.
- Pas de regrets, Dorea ? me lance-t-il du bas des escaliers.
- Aucun.
- Eh bien, à nous la nouvelle vie !
- Oui, réponds-je en jetant un coup d'œil au soleil couchant à travers les vitres rondes du couloir de l’étage. Le dîner est servi dans la cuisine. Préfères-tu manger plus tard, seul ou maintenant, avec moi ?
- Plus tard, m’indique-t-il avec légèreté, une encyclopédie d’herbologie sous le bras. J’ai encore du travail.
- Bien.
J’incline la tête puis me retire. La tête haute et le dos droit, je traverse le couloir du premier étage jusqu’aux seconds escaliers qui mènent à la cuisine, ma pièce préférée.
Depuis que je suis devenue maîtresse de maison, je me suis découverte des talents de cuisinière. Autant je suis démunie face à une rose en train de faner, autant le plus difficile des soufflés n’a pas de secret pour moi. Qui aurait pensé qu’une Sang-Pur telle que moi, Dorea Black, aurait eu à cœur de préparer tous les déjeuners et dîners de la maison ? Personne.
Je continue de traverser le couloir ombragé. Les pièces qu’il dessert sont vides. Il n’y a plus de petit salon, de chambres ou de bureau. Il n’y a qu’un parquet ciré et des murs blancs, jaunes ou beiges. Tous les tableaux, les herbiers, les cadres ont été retirés depuis plusieurs jours.
Les derniers courageux rayons du soleil effleurent la surface du papier peint délavé, délimitant le contour d’objets qui étaient accrochés ou suspendus. Le contraste des dernières nuances de clarté et des premières touches d'obscurité confère à cette étendue destituée de vie une aura assez… étrange.
Au travers des fenêtres, je regarde, inquiète, le soleil disparaître timidement derrière les collines qui peuplent l'extrémité des landes écossaises. Le paysage, rocailleux mais verdoyant, se teinte des couleurs chaudes telles que l’ocre, le pourpre, le violet foncé, le rouge brique, ou bien le doré et l’ambre. Autant de couleurs qui me donnent l’impression de contempler un ancien tableau peint à l’huile dont les nuances, sans se mélanger, paraissent pour autant s’articuler entre elles.
Les prémices de la nuit me font instinctivement frémir d’angoisse et je referme mon châle noir autour de mes frêles épaules. Le crépuscule m’a toujours mis mal à l’aise. Autrefois, il peuplait mes pires cauchemars, ceux où je n’étais qu’une enfant fragile face à son patriarche insistant et intrusif. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le crépuscule est le moment où je termine de cuisiner, où je dîne, où je paresse avec un thé et un livre alors que Charlus, les mains dans la terre, s’occupe de ses “ bébés” qui n’ont guère la forme. Nous ne parlons pas souvent, d’ailleurs, mais lui comme moi, en privée, nous affectionnons le calme et le silence. Surtout moi, et je sais qu’il s’y est plié pour me faire plaisir.
Soudain, un doux parfum d’anis, de badiane et d’oignons caramélisés s'infiltre dans les petits escaliers secondaires et viennent jusqu’à moi, chatouillant mes narines et réveillant aussitôt mes papilles gustatives. J’ai passé plus d’une heure et demie à faire mijoter ce ragoût dans les règles de l’art, avec un bouquet garni, des cébètes, des pommes de terres, quelques carottes, et une bonne pièce de viande. Il me tarde de goûter à ce petit plat succulent. L’eau à la bouche, je descends les marches, dissimulées dans la pénombre du crépuscule.
J’agite ma baguette pour éclairer mes pas, toujours envoutée par cette fragrance relativement salée qui m’attire.
La vapeur qui s’échappe de la marmite - en équilibre sur le feu - dégage ses dernières effluves de bouillon, un tendre humet assez poivré dû à l'assaisonnement à la girofle. Fermant les yeux, je hume doucement l’air, m’attendant à repérer une senteur plus corsée en raison de l’utilisation de baies roses mais contre toute attente, c’est un parfum bien plus sucré, bien plus fleuri qui prend, étonnamment, le dessus. J’ouvre alors un œil, sceptique, sachant pertinemment la raison de ce mélange désastreux, altérant ainsi l’équilibre parfait de l’odeur de mon plat.
Sur ma droite, jalonnant tout le parterre de la cuisine au sol carrelé, des dizaines de pots de fleurs, de rosiers pour être exacte, sont entassés les uns sur les autres. Les jeunes boutons jaunes, rouge ou blancs, sont aux prémices de l’éclosion. Et pourtant, ils libèrent déjà tout leur arôme naturel. Un subtil croisement d'odeurs de rosée, d’herbes coupées, de terre humide et, bien sûr, de rose. Juste de rose. La multiplication des pétales, agglutinés en son cœur, intensifie cette émanation musquée qui vient affronter celui poivré de mon ragoût, mijotant à seulement deux mètres de ces fleurs.
Je croise les bras et penche la tête sur le côté, relativement agacée.
Être marié à un passionné de ces plantes m’a fait les aimer. Un peu. Mais je préfère le fumet d’un plat cuisiné à l’émanation d’une fleur naissante. Quoique, maintenant que j’assiste à ce duel de parfum, je m'aperçois que cela renvoie parfaitement à notre mariage avec Charlus. Lui, sucré, moi, poivré, il y avait peu de chance que notre cohabitation fonctionne mais… cela a fonctionné. Et plutôt bien même, démontrant ainsi que deux flux distincts peuvent très bien coexister. Tant qu’ils ont chacun leur place, chacun leur rôle.
À ma gauche, mon ragoût. Poivré, salé, caramélisé presque brûlé.
À ma droite, ses fleurs. Musquées, sucrées, fleuries presque rosées.
À ma gauche, moi, mon silence, ma plénitude, mon antre.
À ma droite, lui, sa passion, son humour, son jardin.
Chacun son côté et la cohabitation n’en sera que meilleure.
Je délaisse les pots entassés dont les hautes fleurs épineuses dissimulent le paysage presque nocturne en raison de l’infime morceau de clarté qui persiste au travers du manteau ténébreux de la nuit, et agite ma baguette pour faire le service. J’allume quelques lampes à huile pour mieux éclairer la vaste cuisine carrée.
Je suis prête à passer à table et à me délecter de ce merveilleux ragoût qui affole mes papilles lorsque, dans la pénombre de la cuisine, la haute et fine silhouette de Charlus se découpe de l’embrasure de la porte.
Tel un chat - et ce n’est pas pour rien que son patronus en est un - il bondit près de moi pour se servir un café. Un café… à sept heures du soir. J’arque un sourcil alors que je me sers de ce met, encore dans la marmite. Je ne cautionne pas ses horribles habitudes mais je ne dis rien. Charlus Potter est un grand garçon et je ne suis pas sa mère. Bien qu’Elea ne l'ait jamais contredit sur quoi que ce soit.
- J’ai dû mettre mes rosiers ici, m’indique-t-il en venant s’asseoir près de moi, une tasse remplie de son breuvage noir dans la main.
- Je vois ça.
- Il leur fallait une pièce chaude à mes jolies petites.
La fin de sa phrase est ponctuée par ses doigts qui me chapardent une pomme de terre à même mon assiette. Excédée, je lâche mes couverts et lui adresse un regard noir. Son minois, toujours hilare, ne prend évidemment pas mon avertissement au sérieux. Charlus est bien au-dessus de tout ça. Il est enjoué, bavard, et s’amuse de tout, ou presque… l’inverse de moi en somme. Qu’est ce que je disais déjà tout à l’heure ? Poivre contre rose, c’est ça.
- Désolé, glousse-t-il sachant très bien que ce genre de conduite m’agace. Mais je crois que je suis affamé. Finalement, je vais manger avec toi.
Il se lève et revient avec une assiette et des couverts. Je le sers alors en ragoût et il retire sa veste puis remonte les manches de sa chemise blanche en un froissement de tissu disgracieux jusqu’à ses coudes. Là non plus je ne dis rien.
Dîne, Dorea et ne t’occupe pas de Charlus, pensé-je. Il fait ce qu’il veut. Tu as signé pour ça d’ailleurs. Pour qu’il puisse faire ce qu’il veut et toi aussi !
- Autant profiter de ce dernier dîner tous les deux, non ? me dit-il, un sourire en coin avant de prendre une bonne bouchée de mon plat. Oh putain, c’est trop bon !
- Merci.
- Mais de rien. J’adore quand tu mets de la badiane et de la muscade dans le ragoût.
- Je sais.
- En plus ça embaume tout le rez-de-chaussée pour la nuit, et le matin je trouve ça agréable de prendre un thé dans ce parfum un peu fané.
Je lui lance un regard en coin tout en dégustant un morceau de bœuf. Une vraie pipelette !
Mais… je l’ai choisi. Par un effroyable concours de circonstances. Et depuis toutes ces années, je n’ai jamais regretté mon choix.
Charlus nous sert deux verres de vin puis m’adresse un clin d'œil, complice.
- Ok... je me tais. Tu as gagné.
- Je gagne toujours, précisé-je en dégustant mon verre de vin.
- Ça, je sais… c’est ton côté Black.
- Exactement.
Nous nous échangeons un vague regard amusé, puis, tendrement, il pose sa main sur la mienne.
- Pour le meilleur et pour le pire ! me dit-il, enjouée.
- Pour le meilleur et pour le pire, confirmé-je.
Pour le meilleur et pour le pire...