20 décembre 1923 - 13h30
Ballottant sa carcasse de bois au grès du chemin étroit qui longeait les terres du domaine familial, le fiacre enchanté progressait avec une tranquille assurance vers sa destination, tout aussi imperméable aux giboulées hivernales qu’à la nervosité grandissante de son hôte. Bien que d’apparence sommaire, ce n’en restait pas moins un carrosse de qualité, aux essieux solides et aux banquettes confortables, et dont les roues ne craignaient pas plus les cahots des routes de campagne que les surfaces glissantes des pavés mondains. Certes, les matériaux d’origine y étaient pour beaucoup, mais c’était surtout grâce aux puissants sortilèges qui l’animaient que ce, qui était initialement une miniature exposée dans une des nombreuses vitrines des Galeries Lafayette, était devenu un véhicule magique tout-terrain, capable de se jouer des esprits moldus les plus perspicaces, malgré son équipage entièrement fait de bois.
Passer inaperçu aux yeux des moldus était, cependant, bien le dernier des soucis qui occupaient les pensées de l’unique passagère, dont le regard ambré ne pouvait se résoudre à se détacher de l’imposante bâtisse qui surplombait le territoire enneigé. Bien des mois s’étaient écoulés depuis sa dernière visite en ces lieux, et si les souvenirs qu’elle en gardait étaient partagés entre la reconnaissance qu’elle éprouvait pour ce refuge, qui gracieusement avait consenti d’être le sien le temps d’une courte saison, et un profond dégoût pour la Noblesse, dont il était la quintessence-faite, il aurait été mentir que refuser d’admettre le sentiment d’appartenance qu’elle ressentait en observant ces hauts murs de pierre, que même les siècles n’avaient su ébranler.
Cassidy et Eleanore n’avait jamais été proches l’une de l’autre ; lorsque cette dernière avait fait son entrée à Poudlard, la plus jeune venait tout juste de fêter ses quatre printemps, si bien qu’elle avait passé une grande partie de son enfance loin de sa soeur aînée, laquelle ne rentrant au domicile familial que pour les vacances d’hiver et d’été. Bien entendu, l’attention de celle-ci était aussitôt accaparée par la Haute Société et ses obligations à n’en plus finir : réceptions mondaines, représentations théâtrales, thés dansants, apparitions dans les salons londoniens, et autres divertissements rythmaient alors la vie de cette figure d’excellence que représentait, pour sa petite soeur, la noble et distinguée Eleanore Selwyn.
Le fiacre ralentit peu à peu l’allure, tandis qu’ils approchaient finalement de l’immense portail en fer forgé, qui gardait l’entrée de la cour ; de part et d’autre de l’allée, une grande haie d’ifs impeccablement taillés faisait office tant de garde-fou que de paravent. Cassidy ferma les yeux, alors que les deux ventaux coulissaient et que le carrosse se remettait en branle ; plus que quelques mètres et la porte en bois s’ouvrirait pour la laisser sortir... La sorcière déglutit et se força à inspirer ; même si elle s’était efforcée de ne pas y penser de façon négative, la perspective de devoir faire face à sa famille l’effrayait. Elle avait fui ce monde qu’elle abhorrait pour ne plus jamais y retourner, et pourtant...
Le carrosse s’immobilisa dans un bref sursaut, si léger qu’il aurait pu passer inaperçu pour peu que sa passagère eut été un brin plus détendue ; ce qu’elle n’était pas. Le silence se fit pesant à l’instant même où les sabots de bois cessèrent de crisser sur l’épaisse couche de neige, qui semblait s’être emparée de l’entièreté du domaine.
Inconsciemment, ses doigts gantés se crispèrent sur l’armature métallique du réticule qu’elle avait emportée avec elle dans un geste purement mécanique ; ses courtes boucles, maintenues contre sa nuque par un chapeau cloche d’une élégance discrète, lui paraissaient subitement plus lourdes qu’elles ne l’avaient jamais été. Ses cheveux n’avaient jamais repoussé depuis l’instant où elle en avait, d’un coup de baguette, tranché les longueurs, ces mêmes longueurs qu’elle s’était si laborieusement efforcée d’entretenir après avoir entendu sa mère les complimenter devant Carl, alors qu’il essayait de d’en brûler quelques boucles dans un de ses habituels élans de frustration. Nul doute qu’elle ne manquerait pas de le lui faire remarquer, puisque c’était la seule chose qu’elle lui ait jamais trouvé digne d’intérêt...
Perdue dans ses sombres pensées, Cassidy ne put retenir un sursaut lorsqu’un rayon de soleil inonda tout à coup le carrosse ; ses yeux se posèrent sur le gant blanc du cocher, et tandis que l’angoisse la saisissait à la gorge d’une poigne de fer, son corps se mût tel un automate, dont on aurait remonté la clef. L’air était frais et le marche-pied glissant, mais la sorcière descendit du carrosse d’un pas assuré ; puis, elle adressa un sourire de remerciement au pantin de bois, lequel inclina galamment la tête avant de disparaître sans un bruit. Laissée seule, Cassidy franchit les quelques marches du perron et frappa le heurtoir argenté, qui ornait l’épais battant de chêne.
Un elfe de maison, vêtu d’une toge liserée de vert, transplana aussitôt à ses côtés et s’inclina.
- Naddy vous souhaite la bienvenue, Miss.
La sorcière inspira, et déclara d’une voix qu’elle aurait aimé plus ferme.
- Enchantée, Naddy. Veuillez annoncer à Mme Malefoy que sa soeur, Cassidy Selwyn, est venue lui rendre visite.
*
Six heures auparavant.
Le soleil n’était pas encore levé, qu’une bonne odeur de beurre fondu et de chocolat chaud se répandait déjà à travers les différentes pièces de la maison castelthéodoricienne. La sorcière ouvrit un œil en dépit de l’obscurité ambiante, et se ramassa sur elle-même ; un bref mouvement en direction de sa fenêtre lui apprît que l’aube rosissait tout juste le ciel de ses teintes pourprées, et qu’il était, par conséquent, tout à fait normal que la voix d’Elicia ne se fût toujours pas faite entendre. Une longue minute de silence s’écoula avant qu’elle ne vînt finalement à se redresser sur le bord de son lit, les cheveux en nid-de-pie et le corps gourd de sommeil ; mécaniquement, ses pieds nus se glissèrent dans les pantoufles en velours qui reposaient sur le parquet, tandis que ses doigts tâtonnaient à la recherche du tiroir dans lequel elle rangeait sa baguette pour la nuit.
À peine l’avait-elle effleuré que le manche d’acacia venait se glisser dans sa paume, comme attiré par un aimant. Celui-ci émit une douce chaleur qui, en temps normal, l’aurait faite sourire si seulement elle avait eu l’esprit moins embrumé ; mais ses pensées demeuraient lourdes de torpeur, et ce fut d’un geste indolent qu’elle tapota l’horloge ornant sa table de chevet. C’était, pour être tout à fait exact, une pendulette de voyage en bois, que feu son mari lui avait offert lors de leur premier Noël : peinte à la main et ensorcelée par un artiste sans prestige, elle représentait une jolie bergère se reposant à l’ombre d’un arbre, tandis que ses moutons paissaient en toute tranquillité à l’arrière du paysage. Cette dernière tressaillit sous le coup de baguette pour le moins inattendu (puisque, c’était elle qui, la plupart du temps, réveillait la jeune femme, et non l’inverse) et lui lança un regard interloqué.
- Parguenne*, Mad’moiselle Cassie ! Que faites-vous levée avant l’soleil ?
- Je suspecte mes papilles d’avoir su trouver des arguments convaincants, marmonna la sorcière tout en étouffant un bâillement.
- Vous ’vez faim ?
Un sourire se peignit sur le visage de la sorcière, tandis qu’elle nouait un châle en laine autour de ses épaules.
- Qui n’aurait pas faim pour les croissants de Madame Hortense ?
Elicia secoua la tête d’un air désabusé.
- Elle vous traite comm’ un animal sauvag’ qu’on n’peut attirer qu’avec des sucreries, vous ’vez conscience d’ça ?
Cassidy haussa les épaules et sortit de la pièce sans un bruit. Le couloir, à l’image de sa chambre, demeurait plongé dans les ténèbres de la nuit, mais ce fut à peine si elle s’en aperçut : comme aimait à le dire Reverose, elle tenait plus au petit matin du pantin mécanique que d’un être doué de pensée, tant elle agissait par automatisme. Ce n’était pas comme si elle pouvait y faire grand chose non plus : elle avait toujours eu le sommeil lourd et le réveil pénible, en particulier, quand elle ne voulait pas voir les heures passer. Il avait même été un temps où le simple fait de voir le soleil se lever chaque matin lui était devenu haïssable... mais cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus maudit la lueur du jour nouveau.
Le coton de sa robe de chambre frôla la peau de ses chevilles découvertes, lorsqu’elle franchit les dernières marches du large escalier qui donnait sur le hall d’entrée ; elle n’y prêta nulle attention, cependant, puisque son regard venait de rencontrer celui, bien plus éveillé, de sa colocataire. Un sourire qu’elle connaissait bien illumina aussitôt les traits fins de cette dernière, tandis qu’elle repliait le journal qu’elle lisait probablement encore un instant plus tôt.
- Cassie ! Comment te sens-tu ?
- Suffisamment éveillée pour connaître les teneurs du courrier qui nous vaut un tel petit-déjeuner, répondit l’interpellée en prenant place autour de la table basse excessivement garnie.
- Parfait ! Nous sommes attendues au Ministère de la Magie de Londres dans une heure et demie pour discuter de la mission qui vient de nous être confiée. Aucun autre détail n’a bien sûr été mentionné, si ce n’est le nom du responsable chargé du dossier... un nom qui nous est, si je puis dire, fort familier.
La sorcière lui lança un bref regard par-dessus la tasse en porcelaine fumante qu’elle venait de porter à ses lèvres, mais ne fit aucun commentaire ; la pointe de joyeux amusement qui avait percé dans sa voix ne laissait nulle place au doute quant à l’identité du responsable en question.
- Ah... Il me tarde de revoir ce cher Odéric !, soupira Reverose tout en étalant une cuillerée de confiture sur une tranche de pain frais. C’est à peine si je me rappelle notre dernière rencontre.
Cassidy s’étrangla au souvenir de la teinte violacée qu’avait pris le visage de l’Auror, alors qu’il s’efforçait tant bien que mal de ne pas provoquer la sorcière en duel dans un énième accès de colère, et reposa lentement sa tasse sur la coupelle qui lui était associée.
- Je ne suis pas... hum hum... certaine qu’il puisse en dire autant.
- Vraiment ?
Cassidy se pencha en avant pour attraper une petite grappe de raisin et se donner, par la même occasion, un bref instant pour réfléchir à la façon la plus adéquate de formuler sa réponse.
- Eh bien, pour commencer... tu as fait exploser son bureau (elle avala un premier grain), puis tu as saboté son opération, laissé la cible s’échapper (un deuxième fruit glissa entre ses lèvres), pour finalement déclarer que s’il tenait vraiment à blâmer quelqu’un, il ne pouvait que blâmer sa propre incompétence.
La sorcière prit un moment pour avaler une poignée de grains supplémentaire, et releva la tête.
- Tu as failli finir en détention pour le restant de la semaine, Reverose.
L’interpellée soutint son regard sans flancher, l’ombre d’un sourire moqueur flottant sur ses lèvres pâles.
- Je te trouve bien injuste : cette explosion lui a sauvé la vie, après tout. Quant à son opération, elle était vouée à l’échec, dès le départ ; la « cible » a été rattrapée, une partie du réseau démantelée, et les créatures soignées et renvoyées d’où elles venaient. Et tu sais tout comme moi, qu’il se serait épargné bien des soucis s’il s’était juste donné la peine de nous écouter.
Cassidy reposa la rafle dénudée sur le bord de sa coupelle, avant de répliquer, pas dupe :
- Tu as volontairement ouvert ce courrier, quand bien même tu le savais piégé.
- C’était la meilleure chose à faire, rétorqua la sorcière en haussant les épaules. Tenter de neutraliser le sort aurait été laborieusement long et aurait constitué une perte de temps que nous ne pouvions nous permettre ; et en supposant que je n’y eus pas touché, ce cher Odéric aurait dédaigné mes avertissements et se serait pris le sort de plein fouet, ce qui, certes, ne l’aurait peut-être pas tué sur le coup, mais l’aurait inévitablement immobilisé un certain temps dans un lit de Sainte-Mangouste. J’ai assumé qu’il valait mieux sacrifier son bureau.
- Sauf que Mr Greenberg ne le voit pas de cette façon.
- Well... cela m’importe peu. Ce qu’Odéric ignore ne peut pas lui faire de mal.
Cassidy fit la moue, mais ne répondit pas ; il eut été parfaitement vain de continuer ainsi, sachant que Reverose ne trouverait jamais rien à redire de sa propre conduite, quand bien même celle-ci lui valût de passer derrière les barreaux.
- Si nous sommes attendues au Ministère de la Magie pour 9h30, reprit-elle finalement sur le ton de la conversation, je suppose qu’un Portoloin nous a été alloué ?
- Très juste, Cassie. Ce qui me fait penser que tu ne devrais peut-être pas le manipuler de la sorte : on ne sait jamais avec ces trucs-là, un rien peut parfois suffire à les détraquer.
La jeune femme marqua un temps d’hésitation, avant de baisser les yeux vers le petit couteau arrondi, dont elle venait de couvrir la lame de beurre.
- Si c’est une blague, Reverose, elle n’est guère plaisante.
- Je dois reconnaître que je me suis également posé la question : après tout, les Anglais sont réputés pour leur sens de l’humour... particulier. Il semblerait cependant que le Ministère soit tout à fait sérieux.
- Sainte Avalon, Bonne Fortune... !, jura Cassidy à voix basse en relâchant brusquement le couvert grassouillet. Pourquoi donc l’avoir laissé sur la table dans ce cas ?
Reverose lui offrit un sourire contrit, et d’un geste délicat, essuya la lame du Portoloin sur une demie tranche de pain.
- Mes excuses, il faut croire que je l’avais oublié. Tu noteras pour ma défense, que l’heure de réception du courrier était on-peut-plus matinale, pour ne pas dire parfaitement indue.
- Tu as failli perdre notre Portoloin, Reverose, siffla la sorcière, dont l’expression balançait entre incrédulité et agacement. Une fois de plus !
- Je ne l’avais pas perdu, simplement... égaré.
- La différence étant... ?
- Momentanée, répondit-elle, non sans une pointe de taquinerie dans la voix. Et puisque nous sommes sur le sujet, j’ignore combien de temps nous serons retenues sur place : ce peut être une question d’heures comme de semaines. Je doute, cependant, que nous puissions passer Noël ici.
Un bref silence ponctua sa remarque.
- ... Je vois, lâcha finalement Cassidy. Que faisons-nous des cadeaux ?
- Je ne sais pas. Que suggérerais-tu de faire ?
- Laissons-les ici, déclara-t-elle après un moment de réflexion. En supposant que la mission soit aussi délicate qu’elle semble l’être, nous n’aurons ni temps ni énergie à consacrer aux festivités, toutes restreintes qu’elles fussent.
- Bien raisonné. Et qui sait, après tout ? Peut-être serons-nous revenues pour le Réveillon... !
*
9h20 - Chambre 16, Chaudron Baveur
A peine les talons de ses bottines avaient-ils touché le sol que Cassidy sentait son corps se drainer brusquement de toutes ses forces, plongeant ses pensées dans un océan de confusion, contre lequel sa rationalité peinait à garder toute sa tête ; mais cette sensation - tout aussi désagréable qu’elle fût - lui était également si familière, que chaque nouveau trajet était devenu, pour elle, l’occasion de gagner toujours un peu plus de maîtrise sur son être, seconde après seconde.
Autrefois, elle se serait évanouie dans l’instant qui aurait suivi son atterrissage ; à présent, il ne lui fallait guère qu’une poignée de minutes pour reprendre le plein contrôle d’elle-même. Bien sûr, elle avait pertinemment conscience qu’elle serait nauséeuse tout au long de la matinée et qu’elle ne pourrait malheureusement rien faire pour y remédier, mais c’était peu de chose comparé à la satisfaction qu’elle éprouvait lorsqu’elle se sentait l’emporter sur sa faiblesse.
Ayant anticipé sa réaction, Reverose la rattrapa avant qu’elle ne tombât au sol et l’aida à s’asseoir sur l’une des deux chaises qui agrémentaient la petite table ronde de la pièce principale ; sa voix lui paraissait lointaine, et ses traits vaporeux, mais le contact apaisant de ses doigts sur les siens était comme une bouée à laquelle elle se savait fermement rattachée, et qui la maintiendrait hors du chaos le temps qu’elle reprît pleine possession de ses moyens.
Un vif éclat de lumière inonda brusquement le monde de brouillard qu’elle peinait à discerner derrière ses paupières, tandis qu’une caresse fugitive effleurait le dos de sa main, lui indiquant de ne pas s’inquiéter : Reverose venait probablement d’envoyer son Patronus prévenir le propriétaire de leur arrivée.
Cassidy ferma les yeux lorsqu’une vague de douleur lui traversa subitement la poitrine, et se força à inspirer malgré le poids invisible qui oppressait sa cage thoracique. Il lui avait fallu de nombreux trajets pour le réaliser, mais s’il n’y avait nul remède contre le mal dont elle était atteinte, il existait toutefois un moyen relativement simple d’en atténuer les symptômes et qui consistait à relâcher la pression exercée sur son corps et son esprit en prenant de lentes et profondes respirations.
Les premières mises en pratiques s’étaient révélées plutôt difficiles, voire décevantes, mais petit à petit, et de manière tout à fait naturelle, elle avait fini par en voir les bénéfices. Bien sûr, lorsque parfois la distance parcourue en un seul trajet demeurait trop importante, le risque qu’elle pût perdre connaissance à l’arrivée restait élevé, et ce, quand bien même sa condition se fut grandement améliorée au cours des dernières années ; toutefois, s’il était question d’une courte traversée comme celle qu’elles venaient tout juste d’effectuer... il n’y avait alors rien à craindre.
La sorcière prit finalement une dernière inspiration, et rouvrit les yeux.
Composée de trois petites pièces attenantes, la Chambre 16 tenait plus d’une suite que d’une chambre à proprement parler ; et bien que celle-ci ne fut guère en mesure de se targuer non plus d’un tel titre - il fallait dire par là qu’elle ne faisait nul étalage de cette démesure écrasante sous laquelle croulait tout logement de luxe -, elle n’en demeurait pas moins plaisante à vivre.
Le salon, dans lequel elles se trouvaient présentement, faisait la jonction entre la chambre et la salle de bain : c’était une petite pièce carrée à l’esthétique ordinaire, si ce n’était légèrement archaïque, dotée d’une double fenêtre et d’une cheminée, dont la particularité résidait non point dans sa taille considérable, mais dans la connexion spéciale qu’elle partageait avec les âtres du Ministère de la Magie britannique.
Cassidy sourit à la vue de l’épaisse couche de neige décorative qui en recouvrait le manteau, et parcourut rapidement la salle du regard : une couverture en coton crocheté de blanc habillait à présent le fauteuil en chêne tapissé se trouvant près de la porte d’entrée, laquelle arborait une jolie couronne végétale, elle-même ornée de dizaines de rubans colorés. La bibliothèque se trouvait, elle aussi, égayée de quelques boules de Noël scintillantes, et sur ses étagères remplies d’ouvrages divers et variés, s’amusait une bande de personnages en bois miniatures à l’aspect féerique ; quant aux rideaux qui encadraient la fenêtre, ils avaient été parsemés de flocons enchantés, dont les corps éphémères apparaissaient et disparaissaient dans un ballet des plus captivants.
La sorcière les contempla brièvement par-dessus son épaule, puis baissa les yeux vers celle qui se tenait toujours agenouillée à ses côtés. Reverose lui sourit.
- Comment c’était, cette fois ?
- Passablement désagréable, plaisanta-t-elle en se redressant. Combien de temps nous reste-t-il ?
- Hum... un peu moins de trois minutes. Il se pourrait bien qu’on arrive à l’heure ; quel dommage...
Ne goûtant guère à la plaisanterie, Cassidy lui retourna un regard réprobateur, tandis qu’elle s’empressait de déverrouiller à voix basse les protections magiques qui entouraient leurs bagages ; Reverose prenait peut-être un malin à plaisir à taquiner Mr Greenberg et son obsession de la ponctualité, mais ce n’était pas son cas. Si le rendez-vous avait été fixé à 9h30, elles y seraient pour 9h30. La sorcière murmura une dernière série de sortilèges, puis rejoignit sa partenaire qui l’observait, accoudée contre le chambranle de la cheminée.
- Tu es sûre que tu ne veux pas attendre encore un peu ?
- Je. Vais. Bien, répondit-elle en lui tendant fermement le pot de Poudre de Cheminette.
Reverose haussa un sourcil peu convaincu, mais contre toute attente, n’émit aucune protestation et se saisit d’une poignée de cendres grisâtres. Cassidy recula de quelques pas, et lorsque la vague de flammes émeraudes fut retombée aussi vite qu’elle s’était élevée, enjamba prudemment la paire de chenets qui reposait dans le foyer, sa main droite remplie de poudre.
La jeune femme se racla la gorge et annonça sa destination, avant de se laisser, à son tour, avaler par les flammes.
*
9 heures, 28 minutes et 13 secondes - Atrium, Ministère de la Magie
Ajustant son pas à celui de la foule agitée qui évoluait dans le Hall somptueux du Ministère de la Magie britannique, Cassidy trottinait résolument dans le dos de Reverose, dont la haute silhouette et l’assurance naturelle leur ouvrait sans mal un passage à travers le flot accablant de capes sombres. Les deux sorcières passèrent le long de la Fontaine de la Fraternité sans lui accorder un regard, et se dirigèrent vers le Bureau de la Sécurité, où attendait un visage qui leur était devenu bien familier au cours des deux dernières années.
Quelques mètres les séparaient encore du vigile, lorsque ce dernier releva subitement la tête, comme attiré par un bruit suspect ; il commençait à sonder l’assemblée de son regard perçant, quand un franc sourire brisa le masque d’acier qui composait habituellement ses traits bourrus.
- En voilà donc la raison !, s’exclama-t-il gaiement alors qu’elles s’avançaient vers lui. J’aurais dû m’en douter !
- Comment vas-tu, Will ?, répondit Reverose en lui tendant la main.
L’interpellé la serra avec plaisir, riant à moitié dans sa barbe d’un blond grisonnant.
- Assurément mieux, maintenant que je vous voie ! Quel bon vent vous amène chez nous ?
- Je l’ignore, mais quelque chose me dit que nous n’allons pas tarder à le savoir, déclara la sorcière après qu’il ait chaleureusement emprisonné la main de Cassidy entre ses doigts de géant. Nous sommes attendues pour 9h30 au Département de la Justice Magique.
- Autrement dit, vous n’avez guère de temps à perdre en conversation. Je comprends. Voici vos badges ; vous n’avez pas changé de baguettes depuis votre dernière visite, je présume ?
Comme d’un seul homme, les deux sorcières lui tendirent les objets en question, avant d’accrocher - sur leur manteaux respectifs - les badges argentés qui leur permettraient de circuler librement au sein du Ministère durant les jours à venir.
- Il est toujours agréable de voir des baguettes bien entretenues. Cela fait, je ne vous retiens plus, Mesdemoiselles. Je crois que vous saurez trouver votre chemin sans mon aide... ?
Reverose porta la main à la casquette dissimulant sa longue chevelure d’ébène, et se détourna non sans un sourire amusé, tandis que Cassidy lui emboîtait le pas, après avoir effectué une brève révérence.
Le Bureau des Aurors était une vaste salle, dont l’effervescence constante formait un véritable mystère aux yeux de Cassidy, qui ne comprenait pas comment les Aurors britanniques étaient en mesure de se concentrer - et encore moins de travailler - chaque jour dans de telles conditions.
La sorcière se pencha pour éviter une chouette hulotte, qui partit se poser pile de documents située quelques tables plus loin, et manqua de faire un bond sur le côté quand un sorcier, les bras chargés de boîtes en tout genre, la percuta sans ménagement et s’éloigna sans même l’ombre d’une parole d’excuse. Elle le maudissait en silence, quand une voix autoritaire se fit tout à coup entendre, surpassant le brouhaha ambiant de ses tonalités rocailleuses.
- Pas trop tôt ! Les françaises, dans mon bureau, maintenant.
Reverose lui coula un regard amusé, alors qu’elle entreprenait de se frayer un chemin jusqu’au-dit « bureau ».
Odéric Greenberg était un sorcier au tempérament aussi explosif que ses jambes étaient courtes ; les traits marqués par les années de service, il arborait une barbe poivre et sel taillée « au poil » (ainsi qu’aimaient à se moquer Reverose) et un regard d’une amabilité toute relative, pour ne pas inexistante. Pour autant, il était un capitaine respecté par ses pairs, avec à son actif, plus d’une vingtaine d’enquêtes résolues (et pas des moindres). Cassidy referma discrètement la porte derrière elle, et prit place aux côtés de Reverose, qui venait de faire apparaître deux fauteuils d’un léger coup de baguette.
- Vous êtes en retard ; encore !, grogna l’Auror en s’installant derrière son bureau.
- Vous exagérez, Odéric. Si vraiment retard il y a, ce doit être d’une minute tout au plus, une bagatelle* entre autres.
- "Bagatelle*" ou non, siffla l’interpellé, un retard est un retard ; si vous étiez sous ma responsabilité, je-
- Autant il me plaît à converser ainsi, autant cela nous fait indubitablement perdre du temps, l’interrompit Reverose. Venez-en au fait et dites nous plutôt ce qui nous vaut une telle convocation en urgence.
L’Auror marqua un temps d’arrêt devant une telle effronterie, grommela dans sa barbe des propos sans aucun doute dépourvus de la moindre politesse, puis reprit de sa voix grave :
- Depuis quelques jours, notre Bureau fait face à une affaire d’étranges disparitions qui, jusqu’alors, ne semblait avoir aucun sens... Au vu de certains témoignages récents, cependant, il est apparu que vous seriez probablement plus... à même... de vous en occuper.
- En d’autres termes, vous pensez qu’une créature est responsable de ses disparitions ?
- C’est du moins ce que le jeune frère d’une des victimes prétend. Voici la liste des enfants disparus : elle contient toutes les informations dont nous disposons à ce jour. Cela va sans dire, ce n’est qu’une copie de l’originale, aussi-
Le sorcier s’arrêta, grimaça, et au prix de ce qui paraissait être un grand effort, reprit :
- Aussi f-faites-en ce que vous en voulez.
Reverose eut un petit sourire moqueur - toutes deux savaient à quel point Mr Greenberg répugnait à l’idée que ses données d’enquête pussent se balader en dehors des murs sacrés du Ministère - et se saisit de la liste, tandis que Cassidy remarquait à voix haute :
- Vous n’avez pas l’air d’y croire.
- Ce ne sont que des affabulations d’enfant, grogna l’Auror sans même la regarder, doublées d’une perte de temps ! Quelle personne dotée d’un minimum de bon sens irait à croire que ce genre de-
- « Quand je me suis réveillé, Johan ne se trouvait plus à côté de moi ; la lune était très claire, alors je pouvais voir, sans avoir à tâter le matelas avec mes mains, qu’il avait quitté le lit. Puis, je me suis redressé et c’est à ce moment-là que je les ai vu : de grands yeux rouges, qui brillaient dans la nuit, m’observaient à travers la fenêtre. Il y avait tellement de méchanceté dans ce regard, que j’ai compris qu’il avait mangé Johan et qu’il allait me manger aussi ; j’avais tellement peur que je pouvais entendre mon cœur battre comme un tambour dans la chambre entière. Je hurlais, mais aucun bruit ne sortait de ma gorge douloureuse. Je voulais fuir, mais mes yeux restaient fixés sur le monstre, incapables de s’en détourner ou même de cligner. Les larmes coulaient sur mes joues sans vouloir s’arrêter, glissant le long de mon cou jusqu’au col de ma tunique. C’était comme si la Mort m’avait emprisonné dans mon propre corps. »
Un silence pesant retomba dans le bureau, tandis que Cassidy tournait un regard stupéfait vers sa partenaire, dont les doigts effilés caressaient distraitement le témoignage qu’elle venait de lire à voix haute.
- Je vois, murmura-t-elle, enfin. Tout s’explique.
- T-Tu sais ce que c’est ?, souffla la sorcière, interdite. C-Ce « monstre » ? C’est réel ?
- C’est bien réel, en effet ; quant à la description, elle ne laissait guère place au doute. Il est fort inhabituel d’en rencontrer par ici, cependant ; question de température. Je me demande bien ce qui a pu le pousser à descendre aussi loin dans le Sud...
- Oubliez ça, grogna Greenberg. Si cette chose existe et qu’elle est effectivement responsable de ces disparitions, vous devez la mettre hors d’état de nuire au plus vite. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est exactement ?
Reverose sourit.
- Un Jólaköttur.