Nous étions en juin 1992, et malgré l’ambiance glauque et l’odeur médicamenteuse qui stagnait dans l’atmosphère, le soleil de cet après-midi d’été parvenait à briller jusque sur les dalles tristes et froides. Des talons de chaussures à pompons roses claquaient et résonnaient dans les couloirs carrelés. Le pas était rapide et furieux, bien que petit comme celui d’une souris. La rage faisait voleter les pompons pelucheux comme s’ils étaient soumis au vent. La femme à qui appartenait les souliers tenait dans son poing, si serré que ses phalanges étaient blêmes, un exemplaire récent mais très froissé de La Dépêche.
L’association qui chapeautait l’hôpital psychiatrique venait de prendre le nom pompeux d’ « Institut Camille Miret ». Tous les journaux du coin, La Dépêche en premier, saluaient cette avancée, même si les lotois lambdas continuaient à n’y voir que « l’Asile de Leyme. »
Cependant, l’opinion publique serait bientôt attirée par ce nouveau titre ronflant et les mises en place qui allaient voir le jour : et cela, Dolorès Ombrage ne le permettrait pas.
Elle fut accueillie avec quelques courbettes par les membres du conseil d’administration, mais elle ne manqua pas de remarquer les sourires gênés, les regards que se lançaient ces moldus. Des regards qui avaient l’air de signifier :
« Comment se débarrasser rapidement de cette donatrice sans la vexer ? »
Dolorès s’impatientait, elle comptait bien expédier ailleurs les patients dont elle était la mécène, son pied battait une mesure imaginaire, les pompons roses toujours dansants. Ils étaient bien les seuls à la fête.
*
Esclarmonde, comme à son habitude lorsqu’elle ne veillait pas sur les vivants de son œil sévère d’Abbesse, s’évertuait à résoudre les mystères qui hantaient les vieilles pierres et le lieu tout entier.
Depuis bientôt dix siècles qu’elle était ici, Esclarmonde ne cessait de s’étonner de toujours avoir tant de choses à découvrir : les vivants qui venaient puis repartaient, ceux qui arrivaient mais restaient et qu’elle se faisait un devoir d’accueillir, tout cela en prenant soin d’Anne…
Esclarmonde secoua lentement la tête, faisant trembler sa coiffe : elle avait bien besoin d’une éternité pour tout faire ! D’autant plus qu’à force d’arpenter son purgatoire, hôpital érigé sur son Abbaye chérie, elle s’était rendue compte qu’il y avait bien des choses qu’elle ne saisissait pas encore. Des choses qui étaient sans doute là avant elle.
« Alors Esclarmonde, toujours à farfouiller ? » lança une voix agréablement moqueuse dans son dos. Elle ne se retourna pas pour autant.
Depuis cinquante ans qu’il était là, Franz conservait toujours son accent, ce qui mettait Esclarmonde en rage : elle qui lui avait appris le français et tentait de lui faire aimer les subtilités de cette langue. Pourtant, bien qu’elle s’énervât facilement après ce compagnon d’infortune peu sérieux, elle lui passait tous ses écarts. Il s’était pris de pitié et d’affection pour Anne, qui mourrait tous les soirs. L’Abbesse le soupçonnait d’être tombé amoureux de la jeune femme et de tenir le rôle du héros qu’il n’avait pas pu tenir de son vivant, et auquel il avait pourtant tellement aspiré. Ainsi, il remplaçait régulièrement l’Abbesse au chevet de la mourante, cela arrangeait bien les affaires d’Esclarmonde qui lui en était très reconnaissante.
« C’est la tête, dit-il. Elle est agitée, elle veut vous parler mais ich verstehe nicht à ce qu’elle dit. »
Comme d’habitude, il ne faisait aucun effort, Esclarmonde avait à nouveau envie de s’impatienter, pour le plaisir. Cependant, elle savait bien qu’au moment où elle croiserait le regard clair du jeune homme, sa colère tomberait d’un coup. Elle se retourna et dit :
« Mais enfin, Franz ! Je te l’ai déjà dit ! Ce n’est pas… Une tête ! C’est Sainte Spérie !
- Oui, enfin… Bon, moi, je ne comprends pas quand elle parle.
- C’est normal, c’est une langue d’avant le français, ce n’est pas même vraiment du latin. »
Franz était désespéré, le latin ça lui passait largement au-dessus, et il avait aussi bien remarqué que le français que parlait Esclarmonde datait. Il avait donc appris à maîtriser l’ancien français, mais peinait toujours à comprendre ce que les vivants d’aujourd’hui voulaient signifier quand il épiait leurs conversations. Il songea qu’Esclarmonde, bien qu’elle fût une guide précieuse dans la mort, était sans doute aussi perdue que lui.
Elle lui prit la tête livide qu’il tenait dans ses mains.
Cette tête décapitée avait pour particularité de goutter continuellement : cela faisait plus de douze siècles qu’elle vivait une hémorragie perpétuelle, sans avoir la possibilité de se mouvoir par elle-même.
Esclarmonde l’avait trouvée il y a environ huit siècles, alors qu’elle se livrait, comme lors de cette après-midi ensoleillée, à une énième découverte du lieu. Tout de suite, elle avait compris qui était cette tête, jolie mais morbide, de jeune fille : c’était Sainte Spérie ! Martyre qui donna son nom à la ville de Saint-Céré, décapitée par son soupirant car elle lui préféra Dieu en 760.
Depuis cette trouvaille spirituelle, Esclarmonde offrait à ce visage sanglant toute sa dévotion. En effet, depuis les limbes, l’Abbesse n’avait plus accès à Dieu et avait donc tout à fait déifié la pauvre tête à qui elle vouait un véritable culte. Cette dernière, dépitée d’être séparée de son corps inhumé à Saint-Céré et ayant renié Dieu dans son malheur, avait beau expliquer à l’Abbesse qu’elle n’était que le résultat d’un drame, Esclarmonde ne voulait rien entendre et continuait à lui offrir ses prières. Aussi, elle lui présentait cérémonieusement chaque nouveau pensionnaire de l’au-delà, à peine arrivé. Les pauvres hères, comme si le choc de leur mort n’était point suffisant, se retrouvaient alors face à un visage doux, décapité, pâle et bleui, qu’on leur présentait comme étant une divinité.
Ainsi, non en ces termes, Sainte Spérie, absolument affolée, déclara à Esclarmonde :
« Elle est revenue ! »
*
Tous trois : le soldat nazi, l’Abbesse cistercienne et la tête décapitée se déplacèrent à travers pierres et humains jusqu’à la salle où se tenait le conseil d’administration et Dolorès Ombrage.
Le soleil franc qui filtrait par les fenêtres illuminait le brushing impeccable de la sorcière et elle n’en était que plus inquiétante. Dans l’imaginaire collectif, les méchants paraissaient sortis de l’ombre, affublés de capes noires et de dents longues, mais le malheur de Leyme était vêtu d’un camaïeu rose chatoyant et buvait dans des tasses où des chatons peints à l’aquarelle barbotaient.
Esclarmonde se mit à hurler aussi fort qu’elle le put, dans un cri strident, comme une harpie, comme un Banshee, les vitres vibrèrent. Les membres du conseil d’administration commentèrent laconiquement :
« Ah… le vent du Lot, il excite les animaux et les fous. »
Mais Esclarmonde hurlait telle la tempête et, de ses poings immatériels, soulevait les barreaux de l’asile : elle tentait une mise en garde pour les patients qui pourraient l’entendre. Ces quelques patients très spéciaux, car ils pouvaient la voir et lui parler sans avoir un pied dans l’au-delà, étaient ceux après qui Ombrage en avait. C’était d’ailleurs leur convalescence, leur prison, qu’elle finançait.
Dolores souriait de voir l’Abbesse s’agiter ainsi à travers la pièce, elle la regardait du coin de l’œil, un rictus sur ses lèvres : elle s’amusait beaucoup à la voir hurler à la mort, comme une alarme. La sorcière pouvait, elle aussi, observer les esprits et elle se foutait bien de la souffrance qu’elle causait aux morts comme aux vivants.
C’était une des rares vivantes, de chair et d’os, pas si proche de la mort pourtant, qui pouvait voir Esclarmonde. Elle se délectait du spectacle de terreur que sa présence provoquait, le petit doigt levé en tenant son gobelet de thé, comme si elle appartenait à une aristocratie dévolue, méprisant la boisson industrielle servie dans un hôpital de campagne.
Esclarmonde connaissait les funestes desseins de cette bourgeoise. Elle venait toujours dans le but de torturer les quelques pauvres patients dotés de capacités surnaturelles. Ombrage les avait elle-même fait enfermer ici : ils étaient de nationalité britannique, ce qui lui assurait que personne ne les comprenait parfaitement.
Franz partit trouver les sorciers brimés, chacun dans sa cellule, pour leur annoncer qu’un Endoloris serait bientôt lancé sur eux.
Franz, comme Esclarmonde, souffrait de ne pouvoir se rendre plus utile, désincarné comme il l’était, seulement témoin du temps qui passe entre ces murs. Alors, il se contentait de les prévenir pour les préparer au pire. Cette fois, peut-être qu’Ombrage aurait pitié et les tueraient une bonne fois pour toute.
Elle ne faisait pas cela par pur plaisir de la torture – quoi que – mais parce qu’elle fêtait ses dix ans au Ministère de la Magie et que, depuis tout ce temps, elle prenait plaisir à intercepter les dossiers qui concernaient ces Sang-de-Bourbe. Une ascendance bien trop délicate à ses yeux, qui ne méritait pas qu’on considérât ces gens-là. Elle ne voulait pas voir ces presque moldus devenir des sorciers, et elle leur refusait ainsi l’accès à la magie. Pour cela, il lui suffisait de les faire enfermer dans cet hôpital psychiatrique perdu au milieu des champs et des forêts. La démarche était d’ailleurs assez simple parce que les expérimentations maladroites et pas toujours volontaires de leurs pouvoirs permettaient de leur faire prendre un aller simple pour l’asile.
Ombrage, qui, cette après-midi-là, était pourtant d’une humeur en opposition avec la météo, appréciait les supplices qu’elle faisait subir à ces fous de Leyme, ses fous à elle. Mais ce qui la régalait par-dessus tout, c’était de voir les démunis plongés dans le purgatoire, ceux qui hantaient ces murs, témoins des tortures sans pouvoir rien faire.
« D’une pierre, deux coups, comme on dit ! » pensait-elle avec satisfaction.
Toute à sa complaisance, elle ne quittait pas du regard Esclarmonde, alarmée et tourbillonnante, que la lueur du jour traversait. Le spectre n’était capable que de hurlements et de vibrations auxquels les simples mortels, dénués de toute magie, répondaient :
« Ce n’est que le vent. »