The cage is open, but I don’t know how to fly.
— Anais Nin, Mirages: The Unexpurgated Diary of Anais Nin, 1939-1947
Chapitre 1
Une affaire de famille
Vous savez, ce moment où vous êtes dans une salle d’attente ou bien dans une salle d’examen et que le silence est tel qu’il vous vient l’envie irrésistible de crier ?
C’était ce sentiment qui animait Elliot Parkin à l’instant précis où la pointe de sa plume allait toucher le parchemin déroulé devant lui.
Elliot interrompit son geste et tourna la tête vers la fenêtre. D’ici, on pouvait voir les tribunes vides du Stade Broadmoor. Trois anneaux s’élevaient dans le ciel bleu, une mouette juchée sur le plus bas d’entre eux. Elliot se dit qu’en ouvrant la fenêtre, avec assez d’élan, il pourrait atterrir sur le plus haut. « Mauvaise idée », semblaient lui dire les petits yeux rouges de la mouette.
Ha, les mauvaises idées, c’était sa spécialité. D’où sa présence dans ce petit bureau au quatrième étage des locaux du club des Faucons de Falmouth.
— Mr Parkin ?
Elliot ramena son regard vers ses interlocuteurs attablés autour de lui. Beresford, le manager des Faucons : un homme grisonnant, bien bâti, avec un nez en bec d’aigle. Reyes, la coach des Faucons : la quarantaine, ses lunettes à monture épaisse remontées sur ses cheveux blond vénitien. Puis il y avait quelqu’un qu’on avait présenté à Elliot comme étant du Département des jeux et sports magiques et deux cuistres de la Justice magique. Leurs visages inquisiteurs se troublèrent : Elliot avait la tête qui tournait.
En face de lui, le contrat attendait qu’il y appose sa signature. Une goutte d’encre chuta, imbibant le grain épais du papier. Qu’est-ce qui le retenait ?
Peut-être le fait que les Faucons étaient l’une des plus mauvaises équipes de la Ligue, ou encore le fait qu’il allait se mettre à dos toute sa famille, ne parlons même pas des supporters. Peut-être le fait que…
Elliot griffonna hâtivement son nom avant de pouvoir changer d’avis. (C’était ainsi qu’il prenait toutes ses décisions.) Il crut entendre l’assemblée entière relâcher son souffle. L’un des deux cuistres de la Justice magique captura le contrat comme s’il craignait lui aussi qu’Elliot décide brusquement de gober le morceau de parchemin et de se jeter par la fenêtre – son plan d’action en cas de pépin, envisagé avant même qu’il soit entré dans l’immeuble.
Beresford échangea un petit sourire victorieux avec Reyes, qui essuyait ses lunettes avec ce qu’elle devait prendre pour sa cape mais qui était en réalité la robe de son voisin.
— Content d’en avoir fini avec la paperasse ennuyeuse, s’enthousiasma Elliot. On peut enfin passer aux choses sérieuses !
Sa remarque lui valut un regard de pitié du cuistre et un sourire compatissant de Reyes. Une pile monstrueuse de documents additionnels, à signer une fois qu’il les aurait lus en détail, fut déposée devant lui.
— Félicitations, dit Beresford, lui serrant énergiquement la main. On est heureux de vous avoir dans l’équipe.
— Et moi donc ! répondit Elliot – la nausée qu’il s’efforçait d’ignorer le rendait presque hystérique.
— Un communiqué de presse sera envoyé dès demain à nos partenaires pour informer le grand public de la bonne nouvelle.
Elliot ne put réprimer une grimace.
— A tout hasard, ce serait possible d’attendre une petite semaine ?
— C’est comme vous voulez, assura Beresford. Bienvenue chez les Faucons de Falmouth, Elliot.
Cette histoire commence par une trahison.
Elliot prit soin de savourer sa semaine de sursis, conscient qu’il s’agissait des derniers instants de paix qu’il connaîtrait avant longtemps. Il avait l’impression de flotter dans un entre-deux qui avait commencé lorsqu’il avait fini Poudlard, trois ans plus tôt, et qu’il avait quitté le cadre rassurant de l’école pour se jeter dans le monde des adultes, dont il n’avait absolument pas envie de faire partie. Il avait enchaîné les petits boulots et il avait fait une année sabbatique en Argentine, jouant pour des petits clubs de Quidditch locaux. Depuis son récent retour d’Amérique du Sud, il était revenu vivre chez ses parents, à Wigtown, dans leur maison en pierre grise et au toit de chaume, retrouvant sa chambre d’adolescent, son accent écossais et le mauvais temps britannique. Ce n’était que temporaire, leur disait-il, jusqu’à ce qu’il reçoive son premier salaire, ce qui ne saurait tarder.
Ce matin-là, il descendit de sa chambre avec la tête dans le cirage. Le nouveau tirage du Sorcier du dimanche reposait entre la tasse fumante de son père et le pain tranché. On y voyait une photo peu flatteuse d’Elliot en robe de chambre, une touffe rebelle de cheveux blonds sur la tête, alors qu’il extrayait son courrier de la boîte aux lettres.
— Oh, quand même, protesta-t-il. C’est pas très gentil, ça.
— Les paparazzis ne prennent pas de vacances, fit remarquer sa mère, qui se faisait une tartine.
— Merci, ça aide beaucoup.
Elliot prit place entre ses parents et prit en même temps la décision masochiste de voir ce que le Sorcier du dimanche avait à dire sur lui.
Qui est Elliot Parkin, la nouvelle recrue des Faucons ? Si son nom de famille ne vous est pas inconnu, c’est parce que vous avez sûrement entendu parler des illustres jumeaux Parkin, le visage (parfaitement identique) des Vagabonds de Wigtown. Vous ne saviez pas qu’ils avaient un petit frère ? Nous non plus ! Elliot Parkin semble avoir grandi dans l’ombre de leur célébrité. Pourtant, il ne déroge pas à la tradition familiale et les rejoint sur le terrain de Quidditch. Mais attention : pas du même côté du terrain…
Faucons et Vagabonds : l’histoire d’une rivalité ancestrale. Quand on connait la tendance des Faucons à favoriser les gros gabarits, la décision de Beresford – directeur sportif des Faucons – de recruter un Parkin gringalet apparaît comme un pied de nez évident aux Vagabonds de Wigtown. Toutefois, la décision d’Elliot Parkin de rejoindre les Faucons…
— « …est typique d’un enfant du milieu qui a désespérément besoin d’attention » ? se récria Elliot.
— Il n’a pas tort, dit sa mère.
— Merci pour ton soutien total et indéfectible, Maman.
Elliot n’était pas stupide, il avait annoncé la nouvelle à ses parents dès que les négociations avaient commencé. Depuis, ils avaient eu le temps de se remettre de leurs émotions. Oh, ils n’étaient pas ravis, mais ils s’étaient fait une raison et le sujet ne leur évoquait plus qu’un vague mécontentement. M’enfin, ce n’était pas leur réaction qui inquiétait Elliot.
Le père d’Elliot souffla sur son café.
— Ton arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père doit se retourner dans sa tombe.
— T’as oublié un arrière, je crois… Et t’en sais rien d’abord, tu le connais pas, le type. Peut-être qu’il serait content pour moi, lui.
Ils faisaient référence à leur ancêtre à tous les deux, le dénommé Walter Parkin, boucher de son état. En 1422, il avait fondé, avec ses sept enfants, l’équipe des Vagabonds de Wigtown. Au fil des siècles, on put souvent trouver l’un de ses descendants dans l’équipe. Leur nombre n’avait sûrement jamais été aussi élevé qu’à l’heure actuelle : la tante d’Elliot entraînait les Vagabonds, son frère aîné en était le batteur et le capitaine, et sa sœur aînée la gardienne. Chez les Parkin, le Quidditch était une affaire de famille. Elliot était le premier Parkin à déroger à la règle, le premier qui ne porterait pas l’uniforme rouge sang des Vagabonds, couperet de boucher sur la poitrine.
Ils entendirent un bruit de cheminée dans la pièce voisine et Adaline fit irruption dans la cuisine, sa sempiternelle queue de cheval blonde se balançant derrière elle comme un pendule. Ses joues rondes étaient aussi cramoisies que sa tenue de Quidditch.
— Bon sang, t’es complètement fou ?
Elliot enfourna un quignon de pain et le mastiqua avec difficulté. Oui, il avait été assez stupide pour laisser les journaux apprendre la nouvelle à sa sœur.
— Pas la peine de crier si tôt le matin…
— Comment tu as pu faire un truc pareil ? Je peux savoir quel Doxy t’a piqué ?
— Eh bien, maintenant que tu me le dis, tu sais ce moment où tu es dans une salle d’attente ou bien une salle d’examen et –
— Les Faucons, Elliot ! Cette bande de brutes ? Cette bande d’assassins ? Il fallait que tu signes avec les Faucons, l’équipe qui a failli tuer Jimmy !
Elliot évita son regard accusateur et marmonna :
— Tout de suite avec les grands mots… Tu n’exagères pas un peu ?
— Demande aux médicomages qui ont refermé le crâne de Jimmy si j’exagère, riposta-t-elle, les mains sur les hanches.
On ne pouvait pas vraiment répondre à cela, aussi la conversation s’arrêta-t-elle là. Adaline emporta sa fureur avec elle et Elliot termina son petit déjeuner.
— Elle ne serait pas remontée comme ça si tu avais choisi une autre équipe, lui dit Liam, son petit frère, pendant la pause-déjeuner de ce dernier en bas de l’immeuble où il travaillait. Ça lui a fait quelque chose quand Jimmy est tombé.
— Et ça ne nous a rien fait à nous ? C’est notre frère aussi, Merlin.
— Ils sont jumeaux, ils étaient déjà ensemble avant d’être nés. On n’a pas la même connexion qu’eux.
— C’est bon, j’ai compris, maugréa Elliot. T’as vu comme elle se prend pour son porte-parole attitré ? Jimmy ceci, Jimmy cela…
Liam mordit voracement dans son bagel et répondit d’un ton tranquille :
— Tu t’attendais à autre chose en signant avec les Faucons ? Tu l’as fait exprès pour énerver tout le monde, c’est ça ?
— Tu peux parler, Monsieur je-refuse-d’approcher-un-balai-à-moins-d’un-mètre-de-distance…
Un sourire placide apparut sur le visage de Liam alors qu’une bourrasque décoiffait sa tignasse de cheveux châtain.
— Si tu voulais te démarquer, fallait faire quelque chose qui n’a rien à voir, comme banquier, ou éleveur de Scroutts à pétard.
Liam avait raison, Elliot aurait dû suivre son exemple et se faire embaucher dans une entreprise de cosmétiques (« Laussel-Festim, pour être belle comme Vénus »), ou faire comme son père, paysagiste, ou même, à la limite, comme sa mère, et travailler au siège de la Ligue dans le Département des jeux et sports magiques.
Le problème, c’est qu’aucune de ces professions ne lui apporterait sa dose quotidienne d’adrénaline. Elliot était un junkie de l’adrénaline. Une bouffée et il ne pouvait plus s’en passer.
— Je ne comprends pas, ce n’est même pas une bonne équipe.
Elliot attachait ses protections de cuir autour de ses mollets pendant que Jimmy s’occupait de ses épaulières.
— Ils ont des bons joueurs, nuança Elliot. Hale-Ibsen, Highlands, Denholm…
— On leur a volé Hale-Ibsen, objecta Jimmy d’un ton narquois. Highlands et Denholm ne suffiront pas à relever le niveau à eux seul. Et ils sont arrivés avant-avant-avant-derniers de la Ligue deux années d’affilée.
— Je crois que tu as oublié un avant. Et c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’acheter des joueurs comme toi.
— Mais comme toi, si ?
Elliot haussa les épaules et s’assit sur une malle. Il pouvait sentir les légères secousses des cognards qui s’agitaient à l’intérieur.
— Tu avais une place toute prête chez nous, dit Jimmy en attrapant son balai, un Brossdur 19.
— Une place dans l’équipe réserve, oui.
Ils saisirent chacun une poignée de la malle et sortirent des vestiaires. A mesure qu’ils remontaient le couloir menant au terrain, les gradins grimpaient dans leur champ de vision, vers le ciel.
Peut-être qu’Elliot avait signé avec les Faucons parce que ce serait plus facile de briller au sein d’une équipe comme celle-ci plutôt que parmi les Vagabonds et leur taux élevé de Parkin. Peut-être qu’il l’avait fait pour sortir de l’ombre des jumeaux, de sa famille, ou simplement par esprit de contradiction. La plupart du temps, il ne comprenait pas ses propres motivations.
— Chez les Vagabonds on ne me donnerait jamais de surnom, expliqua-t-il. Quand on te donne un surnom, c’est à ce moment-là que tu sais être entré dans la légende.
— Tu devrais te méfier de ce que tu souhaites, grommela Jimmy.
Il avait une aversion profonde pour le surnom que la presse lui avait donné : « l’Eventreur », en raison de la force létale de ses cognards. Elliot trouvait que c’était un surnom génial.
Ils déposèrent la malle sur la pelouse. Jimmy fit tournoyer sa batte et Elliot vit qu’il ne portait pas ses gants.
— Pourquoi tu ne portes pas tes gants ? Tu vas avoir des ampoules.
— Alors la pommade que Liam m’offre à chaque Noël et chaque anniversaire me sera enfin utile.
— Ça n’a rien à voir, c’est pour rendre la peau douce.
— J’ai déjà la peau douce, se targua Jimmy, les yeux pétillants de malice. Demande à Justine.
Elliot mima un vomissement.
Ils décidèrent de s’envoyer un cognard l’un sur l’autre, activité que Liam aurait très certainement qualifiée de barbare, et il aurait eu raison. Après un lancer particulièrement réussi d’Elliot, Jimmy reposa sa batte sur son épaule et s’exclama, admiratif :
— Hé, pas mal ! Si t’étais un peu plus gros, tu pourrais presque jouer batteur !
Au grand désespoir d’Elliot, il possédait encore une silhouette de gamin tandis que son frère aîné, même si élancé, était bien plus athlétique.
— J’aurais trop peur de faire mal à quelqu’un.
— Crois-moi, c’est très cathartique.
Le cognard vira vers Jimmy, qui tapa dedans avec une grimace.
— Ça va ? demanda Elliot.
— Oui, répondit-il, expéditif.
Elliot se rappela la remarque d’Adaline et observa son frère du coin de l’œil. Quatre mois plus tôt, Jimmy avait fait une chute qui avait bien failli lui être fatale pendant un match particulièrement violent contre les Faucons de Falmouth. On lui avait rasé le crâne avant l’opération et ses cheveux châtain clair commençaient à peine à repousser. La nouvelle saison était sur le point de commencer et, étrangement, les médicomages l’avaient déclaré apte à reprendre le Quidditch ; Jimmy était remonté sur son balai à la surprise de tous.
Elliot n’eut pas le loisir d’y réfléchir plus longtemps : la silhouette de sa tante apparut à l’entrée du stade. Elle lui fit un geste qui voulait dire : « Elliot, dans mon bureau. » Il prit une grande inspiration et dirigea son balai vers le sol.
— Même heure vendredi prochain ? lui lança Jimmy.
C’était leur tradition : une fois par semaine, ils se retrouvaient pour un petit entraînement fraternel.
— Oui, mais au Stade Broadmoor cette fois, répondit Elliot avec un sourire crâne.
Jimmy poussa un soupir exagéré et se laissa tomber à la renverse sur son balai, les bras pendus dans le vide.
— Dire que pendant quelques minutes, j’avais oublié ta honteuse trahison… Va-t’en, Judas ! Hors de ma vue ! Tu peux rêver pour que je te prête mes dix-huit tubes de pommade ! Pas de peau douce pour les traîtres !
Leur tante, la coach Maisie Parkin, attendait Elliot dans son bureau. Avec son menton en avant et ses cheveux noirs et bouclés, elle ne ressemblait pas au côté Parkin de la famille. Elle était plus petite que lui ; Elliot ne l’avait jamais trouvée intimidante avant aujourd’hui.
— Tu m’expliques ? lâcha-t-elle, la voix dénuée d’intonation.
— Il n’y a rien à expliquer, dit-il piteusement.
Son regard s’égara sur les trophées derrière leur vitrine et les médailles accrochées sur les murs, les fanions rouges au couperet argenté, les photos de sa tante en compagnie de diverses personnalités du monde du Quidditch et d’au-delà.
La voix de Maisie s’éleva à nouveau dans le silence :
— Je t’ai entraîné pendant des années, et c’est comme ça que tu repayes ce que j’ai investi en toi ?
Elliot trouva désagréable l’idée que sa tante ne passait pas du temps avec lui parce qu’elle l’aimait bien, mais parce qu’il était un investissement.
— En rejoignant dans mon dos notre plus grand concurrent ? continua-t-elle, le ton cassant. Tu réalises quelle image ça donne de moi ? La presse s’en donne à cœur joie. Tu me fais passer pour une idiote, Elliot.
Elliot baissa la tête. Si Adaline lui reprochait d’avoir signé avec les Faucons spécifiquement, pour ce qui était de Maisie, il aurait pu signer avec les Pies de Montrose, cinquante-deux fois championnes de la Ligue, que sa réaction aurait été la même. C’était une question de fidélité.
— Si tu n’as rien à dire pour ta défense, tu peux t’en aller. C’est ce que tu voulais, après tout.
Elliot… Elliot ne savait pas ce qu’il voulait. Il savait qu’il ne voulait pas d’une place dans l’équipe réserve. Ce contrat représentait une tentative désespérée de reprendre le contrôle de sa vie, même si c’était en la détruisant. Au moins, c’était lui qui choisissait de la détruire.
Il avait su à quoi s’attendre et pourtant il avait un goût amer dans la bouche. A seulement vingt-et-uns ans, il devenait titulaire d’une équipe de la Ligue, et aucun membre de sa famille ne l’avait félicité.