Theodore.
Il y a toujours eu une concurrence sportive entre Lucius Malefoy et Catankerus Nott. Sur le nombre d'hectares de leur propriété, le nombre de chambres, le montant de leur fortune. Pourtant, là où Lucius avait gagné, c'est que Narcissa, son épouse, et la mère de son fils Drago, était toujours en vie et au bras de son époux, là où Edelweiss, l'épouse de Catankerus, avait poursuivi la tradition familiale et était morte en couche en donnant naissance à l'unique héritier de son mari vieillissant. Là-dessus, Lucius ne s'était pas vanté. Il y a quand même des choses qui ne se font pas.
Et c'est dans le vaste domaine de la Ferté, que dans les familles de Sangs-Purs, ils appelaient avec ironie la Fierté, que le petit Theodore a grandi, élevé par une batterie d'elfes et de précepteurs, dans une maison si immense qu'il s'y perdait étant tout petit enfant, et qu'il ne croisait que rarement son père.
L'entrée à Poudlard a été une délivrance, parce qu'au moins il verrait du monde, apprendrait plein de choses, mais ce n'a été que la continuité de son enfance. De l'apparence, de l'hypocrisie et une bêtise crasse.
Theodore n'a pas besoin de proclamer qu'il est de sang-pur et méprise les moldus, les nés moldus et les sangs-mêlés, Drago s'en charge.
Theodore ne brille que dans l'ombre et le silence.
Catankerus Nott n'est jamais à la maison. Il est toujours à comploter avec Lucius, parfois avec Avery. Avec ces Mangemorts repentis qui ont été suffisamment habiles pour ne pas être jetés en prison. Suffisamment influents, puissants et solides politiquement, avec des relations aux ramifications si étroites que si l'un d'entre eux tombe, il en entraîne dix autres.
Theodore a appris très tôt à ne pas dire ce qu'il pense, à bêtement répéter les préceptes qu'on lui a enseigné. A répondre exactement à ce qu'on lui demande. Qui que ce soit. Son père, dont l'activité paternelle se limite aux résultats de son fils auprès des précepteurs, puis, plus tard, à Poudlard. Les autres familles de sang-pur. Parfait petit pantin, c'est ce qu'il a toujours été.
Un parfait petit pantin qui n'en pense pas moins.
Très tôt, Theodore a su justifier ses extravagances. On lui disait que la pureté du sang l'emportait sur tout ? Parfait, mais il avait besoin de vérifier les aberrations qui disaient tout autre chose en lisant des livres de sorciers à la naissance discutable. On lui disait que les elfes de maison étaient des créatures méprisables indignes de détenir une baguette ? Très bien, alors, Theodore lisait des livres sur la magie sans baguette et suspectait des trésors insoupçonnés chez ces être frêles et serviables.
Theodore a appris à rire à leurs blagues méprisantes, acquiescer à leurs bassesses. Et, c'est dans la grande absence de son père qu'il a su se construire un esprit critique, en lisant des livres et écoutant des conversations animées des chefs de famille de sang-purs, et à observer dans sa discrétion si habile qu'on finit par oublier sa simple présence.
Le seul défaut de Theodore, c'est qu'il met toute son énergie à nourrir son esprit, mais que son âme et son cœur restent inexorablement flétris.
Theodore a quatre ans mais il pourrait en avoir mille. Son père n'est pas là, encore une fois. Il joue à se perdre dans l'immensité de la demeure familiale, la Ferté. Theodore n'est pas un enfant téméraire, si jeune, il s'amuse seulement à explorer sa maison, en découvrir ses secrets. Et déjà, Theodore n'entreprend que ce qu'il est sûr de réussir.
Theodore n'enfreint jamais les règles de son père, ou en tout cas, il ne le fait pas si son père peut être amené à le savoir. Car, si les elfes obéissent au doigt et à l’œil à son père, Theodore gagne leur affection, petit enfant tout le temps seul, entouré de la douzaine d'elfes de maison, et des dizaines de tableau de ses ancêtres.
Mais le tableau que préfère par-dessus tout Theodore, c'est celui d'Edelweiss Nott née Max, sa mère qui a rendu son dernier souffle quand il poussait son premier cri. Il est situé dans une aile de la Ferté où son père ne va pour ainsi dire jamais. Il est dans le salon de lecture, qui réunit une immense bibliothèque, plusieurs bancs molletonnés dans des alcôves, et un globe lumineux qui flotte dans l'air comme le glaçon dans le verre de son père. Là, il y a plusieurs tableaux qui généralement dorment quand Theodore rentre, mais il les surprend parfois avoir de grandes conversations. Tout ce qui sort de l'ordinaire chez Theodore lui vient d'Edelweiss. Ses oreilles légèrement décollées, ses dents du bonheur, son physique frêle, sa peau dépourvue du moindre grain de beauté. Son visage étroit, mais ses joues pleines. Ses cheveux châtains et ses yeux marrons, il les tient de son père.
Et si quelqu'un racontait l'histoire de Theodore et disait qu'il a été élevé par un tableau et une batterie d'elfes de maison, cela serait la vérité. L'exacte vérité. Car le petit Theodore a l'impression de hanter la Ferté, cette immense demeure au plafond si haut qu'il faut lever la tête pour en apprécier les moulures. Theodore est le fantôme à demeure. Et l'autre fantôme c'est son père. Celui qui ne hante que par intermittence, et qui parfois peut rester des journées et des nuits entières dans l'aile Est, sans qu'il ne croise son fils, laissé aux bons soins des serviteurs et des fantômes de toile. L'aile Est qui est interdite au petit Theodore.
Et pour Theodore qui n'a jamais connu autre chose que cela, tout est parfaitement normal.
Theodore a sept ans et pourrait ne pas exister. Mais aujourd'hui est un grand jour, parce qu'aujourd'hui, Theodore s'est révélé. Il a une lubie depuis qu'il est petit, c'est de se créer des compagnons qui étaient d'abord imaginaires, qui sont devenus des poupées de chiffons qu'il mettait beaucoup d'application à fabriquer. Et aujourd'hui, Gabriel, sa dernière poupée confectionnée, s'est animée. Oh, juste quelques instants, le temps de faire quelques pas, comme un bambin qui découvre le monde, avant de s'effondrer. Theodore lui a insufflé la vie, le temps de quelques pas et d'un effondrement, mais cela était bien suffisant pour lui.
Alors Theodore s'est éclairé devant son assemblée d'elfes de maison, a ramassé la poupée de chiffons, et a couru le long des couloirs, dans les escaliers, et de nouveau les couloirs, comptant les portes, jusqu'à arriver à la porte du salon de lecture.
- Maman ! Maman ! Gabriel a marché ! Je le voulais, et Gabriel a marché un peu.
Et les joues rouges, les yeux brillants, son sourire éclatant auquel il manque une dent, il s'est approché de ce grand tableau, a levé les yeux vers cette femme de toile et de pigments, ses cheveux châtains, ses yeux océan, et il l'a regardée avec un air émerveillé, attendant son approbation. La seule qui compte, parce que l'approbation des elfes est faussée par leur servitude. Tout ce que fait le maître est béni. Le petit maître comme le grand. Mais Edelweiss a su parfois dire à Theodore quand il fait mal quelque chose, ou quand il fait quelque chose de mal.
Et surtout, elle l'a mis en garde contre son père et sa quête folle de pouvoir, d'influence, son attrait aux Ténèbres. Edelweiss veut garder son garçon dans l'ombre, mais pas dans les Ténèbres. Elle veut qu'il fasse semblant, tout le temps. De sa voix pressante, elle le lui dit, dans les histoires qu'elle lui raconte, qu'elle invente au fur et à mesure, et qui disent toutes la même chose : le héros reste dans l'ombre et reste vivant. Il est dans le camp des vainqueurs sans avoir consenti à aucun combat, sans avoir sacrifié sa réputation, sans s'être lancé dans des entreprises folles.
Ainsi, Edelweiss, par le discret pouvoir de son portrait peint alors qu'elle était une toute jeune mariée qui n'attendait pas encore son fils, et mue par un instinct maternel d'une force insoupçonnée, élève son fils malgré sa mort.
- Approche, mon fils, approche... Je t'ai déjà raconté l'histoire de Pinocchio ?
Le tableau de Teignous Nott, l'oeil gris mauvais, et la bedaine menaçante, a un ricanement méprisant.
- Contes de Moldus dégénérés.
Mais d'un simple regard, Edelweiss fait taire son beau-père qu'elle n'a connu que dans la mort, dans l'aile Ouest de la Ferté. Elle ne le redoute pas. Elle n'a rien à perdre. Teignous Nott n'a qu'un portrait de lui, tout comme elle, et ils ne peuvent donc voyager dans un autre portrait. Ils sont prisonniers dans le salon de lecture où Cantankerus ne met jamais le pied. Les elfes demeurent silencieux sur les querelles des tableaux. Les querelles des maîtres, vivants ou morts, ne les regardent pas. Et ici seulement, Edelweiss a de la puissance et de l'influence.
Sur son fils.
Et Theodore ouvre grand ses oreilles, assis sur le tapis, les yeux levés sur le portrait de sa mère qu'il n'a connu que sous cette forme, et écoute ce conte de moldu dégénéré, où un bout de bois prend vie et devient un petit garçon. La magie existe-t-elle chez les Moldus ? Ou n'existe-t-elle que dans les contes des Moldus qui n'ont plus aucune connaissance de la magie depuis des temps immémoriaux ?
Theodore se fait un trésor de rêves. Maintenant que sa magie s'est manifestée, et que sa cour d'elfes et de portraits l'élève à devenir un sorcier accompli, malgré l'ombre du père qui porte jusqu'à cette aile Ouest dans laquelle il ne met plus les pieds, Theodore se fait un trésor de rêves. Lui aussi, il fabriquera des marionnettes, ou même des automates, et ils deviendront ses compagnons. Ses amis les plus chers. Lui qui n'est jamais sorti de la Ferté depuis qu'il y est né.