Aller. Retour.
Plongée jusqu'à la taille, elle sent les vagues s'écraser contre sa poitrine, puis se retourner pour l'attirer dans l'autre sens. Vers le large. Et à nouveau, elles frappent contre son thorax. Puis son dos. Elles la percutent dans tous les sens.
La houle l'absorbe et la ballote au gré de ses états d'âme, modelés par les bourrasques du vent.
La mer est agitée.
Paradoxalement, s'y plonger toute entière est la seule chose qui calme l'esprit troublé de Luna.
*
Depuis la fenêtre, Fleur cherche sa pensionnaire des yeux. Des nuages d'orage se forment dans le ciel et les flots marins tourmentent un peu plus fort la côte. Elle sait que la petite est sortie ; elle descend souvent sur la plage. En général, elle rentre mouillée. Elle ne parle jamais de ses baignades. Fleur ne demande pas. Elle ne veut pas trop s'immiscer. Il lui suffit de regarder dans ses yeux pour y lire une tristesse dans laquelle elle craint de se noyer si elle l'observe trop longtemps.
Elle les laisse, la fille comme le garçon, vivre à leur rythme. Des rescapés, sauvés in extremis par son beau-frère et leurs amis. Abandonnés comme des âmes en peine chez elle et Bill. Prendre soin d'eux lui donne une raison d'occuper ses journées. Dans ce pays en guerre qui n'est pas le sien, elle ne se sent pas à sa place.
Le chagrin dans leurs yeux, elle essaye de ne pas en faire une affaire personnelle. Leurs discussions, leurs excursions ; elle n'intervient pas. Ils récupèrent comme ils peuvent.
Mais alors qu'elle détaille le roulis qui s'accélère, elle ne peut empêcher l'inquiétude de grandir en elle. Une boule dans sa poitrine qui remonte jusqu'à sa gorge. Elle crie par la fenêtre, au garçon qui dessine sur la terrasse :
— Luna est avec toi ?
Elle n'y est pas, bien sûr.
*
Elle a les yeux fermés. Sa robe trempée pèse lourd ; mais elle se sent si légère. La marée monte tout autour d'elle et l'enrobe comme un cocon. Une protection. Elle sent le soleil disparaître et la température chute d'un coup. Elle frissonne. Ce n'est pas grave.
Plus rien n'est grave. Ou rien ne peut être plus grave ? Elle ne sait pas.
Elle ne sait plus.
Elle préfère écouter le ressac. Ses murmures incessants, ses échos qui se répètent à l'infini. Des chuchotements. Des comptines. Des cris.
Des souvenirs.
À la mélodie des remous s'ajoute le tapotis des gouttes qui tombent du ciel pour rejoindre leurs sœurs marines. Douce mélopée.
Le chant de la mer la berce. Tous ses sens sont submergés par l'eau qui l'entoure.
Caresse d'écume sur sa peau. Ombres projetées sur ses paupières close. Complainte des rouleaux brisés sur les rochers. Une pointe de sel dans sa bouche. Les effluves entêtants des embruns qui lui montent à la tête.
Elle ne fait qu'un avec le large qui s'étend à perte de vue. Engloutie toute entière, ses pensées obsédantes qui la torturent la laissent enfin en paix. Elle est apaisée.
Mais sa sérénité, bercée par le chant des ondes, est troublé par une voix qui tranche avec sa symphonie aquatique.
— Luna ! Il faut rentrer !
*
Fleur court à toute jambe en direction du rivage. Elle l'aperçoit, immergée presque jusqu'aux épaules. Elle tangue alors que la marée s'abat contre elle. Une larme d'or parmi l'étendue sombre. Le bleu a viré au noir. La tempête se prépare.
Elle l'interpelle en se précipitant un peu plus vite vers la plage, pressée par l'urgence. Ses chaussures enfilées à la va-vite dérapent sur les gravillons, là où ils se mêlent au sable. Les grains rentrent dans ses chaussettes mais elle ne le sent même pas. Elle s'époumone jusqu'à ce que Luna tressaute.
Et se retourne.
Elles échangent un regard.
Ses iris azur ont viré au gris.
*
Elle cligne des yeux.
Elle aperçoit Fleur. Ses mèches claires sortent de son chignon et fouettent son visage au gré des ventosités. Elle paraît affolée.
Luna ne comprend pas.
— Il faut rentrer ! répète-t-elle.
Luna sourit. Elle sort une main de l'eau et la tend vers elle. Le bout de ses doigts est tout fripé.
— Tu veux venir te baigner avec moi ?
*
C'est au tour de Fleur de ciller.
— Me bai... Non, Luna, il faut remonter.
Mais elle ne bouge toujours pas.
*
— Tu n'entends pas le murmure de la mer ? Peut-être qu'elle t'appelle, toi aussi.
Elle garde le bras pointé dans sa direction pour l'inviter à la rejoindre et se concentre encore sur les vibrations qui parviennent à ses tympans.
*
La petite paraît en transe. Qu'entend-elle ? Les cantiques des sirènes, des ondines, des nixes ? Celles des Marie Morgane ou d'une quelconque Lorelei dont le folklore anglais aura inventé l'existence ? Fleur, elle, ne perçoit que le fracas du tangage, que le martellement de l'averse, que le bourdonnement des éclairs qui se forment, là-haut.
Une vague plus haute que les autres s'approche et Luna ne bouge toujours pas.
Sans réfléchir, Fleur plonge.
Si elle a bien appris quelque chose dès ses premiers voyages outre-Manche, c'est à nager contre le courant.
*
Elle tombe. Elle tangue. Elle ne flotte pas.
Elle se sent aspirée vers le fond.
L'eau pénètre par ses narines. Par ses lèvres entrouvertes. Elle tousse, presque malgré elle. Elle a rouvert les paupières ; la lumière s'éloigne d'elle.
Elle n'a pas la force de se battre.
Pas l'envie ?
L'appel des profondeurs, qu'il soit un pur produit de son esprit malade ou la sérénade perfide de créatures des abîmes, est trop fort. Elle préfère encore les écouter que de se confronter aux plaintes de la surface.
*
On n'y voit pas à deux mètres.
En apnée, Fleur lutte de son mieux.
Elle sait que si elle remonte prendre une goulée d'air, elle pourra faire une croix sur tout espoir de la rattraper.
Hors de question de la perdre.
Et alors qu'elle suffoque ; qu'elle s'apprête à succomber à la pulsion de survie qui la pousse à se propulser vers l'atmosphère salvatrice, elle aperçoit ses mèches blondes qui s'agitent comme les tentacules d'une pieuvre.
Encore deux battements de pieds et elle empoigne la manche de sa robe.
*
Ses poumons sont inondés.
Des tâches noires se forment dans son champ de vision. Ses tympans bourdonnent.
Tout s'éteint.
*
Fleur ne sait pas par quel miracle elle a trouvé la force de la traîner au sec, sur la rive. Pourquoi diable est-elle sortie sans sa baguette ? Affolée par la teinte bleuâtre de la peau de sa miraculée, elle place ses mains sur son sternum et elle appuie. Elle pompe. Un. Deux. Un. Deux.
Elle ne se rend pas compte que des larmes ruissellent sur ses joues, se mêlant aux filets qui tombent de ses cheveux humides.
— S'il te plaît, supplie-t-elle dans sa langue maternelle. S'il te plaît, Luna...
*
D'un coup, une vive douleur la prend derrière les côtes. Elle se redresse, tousse, crachote. L'oxygène gonfle les membranes fragiles de ses alvéoles. Elle respire de nouveau.
Elle a un regard pour les flots et réalise que son horizon idyllique, azurin, a disparu. Remplacé par une agitation abominable, ténébreuse.
Elle n'a rien vu venir.
Peut-être n'a-t-elle pas voulu ?
Il était plus simple de faire semblant. Semblant de ne pas voir. Comme elle fait semblant de ne pas remarquer les pleurs de Dean. Semblant de remarquer les œillades anxieuses que lui lance Fleur à la dérobée. Comme elle fait Semblant de ne pas remarquer la pitié que Bill nourrit à leur égard.
*
Soulagée, Fleur éclate de rire. Elle passe une main dans la tignasse emmêlée de Luna, lui pince les joues, la serre dans ses bras. Elle est bien vivante.
Elle a déjà vécu ce cauchemar. Croire que les profondeurs lui enlèveraient quelqu'un de cher. Sa sœur. Luna. Deux filles à la tête blonde, trop innocentes pour qu'elle accepte de les laisser sombrer.
— Respire, Luna. Respire. Tu vas bien, maintenant. Tu es en sécurité.
Elle butte sur les mots et son accent déforme les syllabes. Elle s'en contrefiche.
Elle est plus heureuse qu'elle ne l'a été depuis des jours.
*
Les éclats de rire de Fleur, à ses côtés, sonne soudain à Luna plus agréables que toutes les comptines que lui a chanté la mer. Est-ce la première fois qu'elle les entend ? La Chaumière est plongée dans le silence, depuis son arrivée ; c'est pour cela elle s'enfuit vers les flots qui lui parlent.
Elle se détourne de son horizon bleu-noir.
C'est elle qu'elle a envie d'écouter, maintenant.
*
— J'ai eu si peur... Oh, Luna, ne me fait plus des frayeurs pareilles ! Je sais que je ne... Il est peut-être difficile de parler pour toi. Mais je peux t'écouter, propose-t-elle entre deux instants d'hilarité nerveuse. Je ne sais pas si je serai aussi douée que la mer pour cela, mais...
Elle est coupée dans sa phrase, car soudain...
*
... Luna pose ses lèvres contre les siennes. Elle veut absorber ses rires comme la mer absorbait ses peines.
*
Presque malgré elle, Fleur presse un peu plus fort sa bouche sur la sienne.
C'est bon.
*
C'est tendre.
*
Après ce bref épisode, suspendu hors du temps, Luna se blottit contre son épaule. Fleur passe un bras autour d'elle et l'étreint de son mieux.
Elle est aussi surprenante que les autres le disaient, cette petite. Étrange et attachante à la fois. Peut-être qu'elle ne sait plus trop ce qu'elle fait. Comment lui en vouloir, après ce qu'elle a subi ?
Sans s'expliquer ce qui est à l'origine de ce changement, Fleur sait qu'elle n'a plus peur.
*
Aller. Retour.
Des émotions contraires bataillent en elle. Ses souvenirs enterrés menacent de ressurgir.
— Ris encore, pour moi.
Fleur obéit. Et la lumière dissipe la noirceur du cœur de Luna.
Elle a trouvé un nouveau remède.