« Imaginez-vous, un jour, incapable d’utiliser la magie pour une quelconque raison. Vous avez l’eau courante chez vous. Vous tournez le robinet. Rien ne coule. Il n’y a plus d’eau. Pourtant, il n’y a pas de travaux moldus dans le coin. Vous vous dîtes : « Pas d’inquiétude, ça passera ! ». Vous ne pouvez plus utiliser les toilettes, ou prendre une douche. Aucun de vos aguamenti ne fonctionne.
Ce scénario catastrophe, n’est pas aussi inimaginable que vous pouvez le penser. En Afrique du Sud, la ville du Cap s’apprête à vivre le « jour zéro », celui où l’eau de tous les robinets ne viendrait plus à couler. Après trois ans de sécheresse, le Cap craignait que la municipalité coupe l'approvisionnement en eau, les réserves étant épuisées.
Les conséquences sont multiples, et certaines sont dignes d’un film d’action moldu. Comme ils le disent si bien : « on vit d’amour et d’eau fraîche », que nous faisions de la magie ou non. Certaines personnes l’ont très bien compris : des fonds spéculatifs moldus ont déjà commencé à acheter de l’eau, ce qui indique qu’ils cherchent probablement à tirer profit de la raréfaction de cette ressource. »
– C’est la plus grande crise dont personne ne parle…
Je lève les yeux et tombe sur le sourire affligé d’une jeune femme. Quand j’ai quitté Londres, il pleuvait et ça sentait le pétrichor. Ici, il y a du soleil et ça sent l’océan.
– Ce papier a été écrit en 2018, je fais remarquer en reposant le journal sur le comptoir.
La blonde le range avec d’autres coupures de journaux. Elle secoue les doigts sur ces derniers, qui s’alignent tous parfaitement. Ce ne sont que des numéros du Convergeant, le premier journal des actualités moldues destiné au public sorcier. Il a peu de lecteurs en réalité. Mes parents m’y ont abonnée il y a longtemps… Ils ont pensé qu’en tant que cracmole, ce serait utile d’être au courant de ce genre de choses.
– Et deux ans après, rien n’a changé. C’est devenu pire et avec les sécheresses qui se sont succédées, les restrictions ont graduellement augmenté pour atteindre 50 litres par jour et par personne, puis 25 seulement…
– Cinquante litres, c’est une douche de deux minutes, deux chasses d’eau, un peu de vaisselle…, je marmonne.
– Tu es bien informée, pour une sorcière !
Je reste de marbre. Avec le temps, j’ai appris à ne plus réagir.
– Sorcière ou moldue, je vis sur cette planète et pas une autre, je réponds. Je lis le Convergeant depuis des années…
La sorcière a les yeux pétillants.
– Adam Akhtar, le rédacteur en chef, est mon mari. Il serait heureux de rencontrer l’un de ses lecteurs. Il est très investi et a plusieurs fois demandé l’intervention du gouvernement sorcier de l’Afrique du Sud, pour que l’on puisse faire quelque chose… Ça a été refusé à chaque fois. Le secret magique, tout ça… A croire qu’un aguamenti mettrait le feu aux poudres et révélerait à la Terre notre existence. La dernière directive nous interdit formellement d’utiliser la magie pour soulager un peu les moldus… Alors tu es ici pour la manifestation ? fait-elle avec espoir.
J’opine :
– J’ai lu que le rassemblement des sorciers se ferait ici et qu’on pouvait prendre une chambre à cet hôtel.
– On part demain à onze heures. On se joindra aux moldus, ajoute-t-elle en tapotant deux doigts dans les airs.
Un flyer vole jusqu’à moi et s’arrête pile sous mon nez. Je le regarde, émerveillée. La sorcière sourit, fière de son effet. Colin et moi avons toujours été fascinés par les sorciers ayant appris la magie à Uagadou, la seule école de magie du continent africain.
La baguette magique étant une invention européenne, elle n'est considérée que comme un simple outil utile ici. A Uagadou, ils apprennent à utiliser la magie en remuant les doigts ou avec des mouvements de la main…
– Demain, il faudra te montrer prudente et rester discrète si tu utilises ta baguette. Les autorités magiques surveillent tous les sorciers qui arrivent et auront tantôt fait de procéder à des arrestations s’ils nous repèrent en train de manifester avec les moldus demain.
– Ne t’inquiète pas pour ça.
Elle hausse un sourcil et me regarde curieusement.
– T’es venue sans ta baguette ?
– Il aurait déjà fallu que j’en possède une.
La sorcière me regarde, embarrassée.
– Bienvenue au Cap…
– Opaline. Wallergan. Avec un « O », je la corrige en la voyant mal orthographier mon prénom sur le registre.
***
Quand j’ai lu le dernier article du Convergeant sur la prochaine manifestation des habitants sorciers du Cap, j’ai décidé de m’y rendre. J’ai fait mon sac, cassé ma tirelire et pris le premier portoloin pour le Cap.
Je pars souvent de la maison sans prévenir maman ou papa mais laisse toujours un mot à mon frère. Colin sait toujours où me trouver.
Aucun d’eux ne comprend. Ils pensent que le monde est dangereux pour moi, car je suis une cracmole et que je me fourre toujours dans des situations incroyables…
Alors je pars sans leur dire, parfois pour une journée, d’autres fois pour deux, trois semaines. Ils me laissent faire, même si je sens leurs regards inquiets, désapprobateurs. Cependant pour cette fois, mon père a refusé que je participe à la manifestation. « C’est trop dangereux, le gouvernement magique est contre », « tu vas encore avoir des ennuis », « c’est cool d’être engagée, chérie, et l’eau c’est important mais... »… J’ai arrêté de les écouter.
Ils voudraient que je vive parmi les moldus, en sécurité, dans un environnement adapté.
Vivre dans un « environnement adapté », c’est chiant. En plus, l’environnement va mal.
***
« Imaginez-vous, un jour, incapable d’utiliser la magie pour une quelconque raison. »
Les sorciers ne se rendent pas toujours compte de la beauté de la magie et d’à quel point elle leur rend parfois la vie douce et plus simple.
Quel sorcier s’inquiéterait de manquer un jour d’eau ? Les matins où je refuse de me lever, et depuis qu’il a eu ses dix-sept ans, mon frère Colin s’amuse à me sortir du lit en me lançant des aguamenti au visage.
Ce n’est pas du gaspillage. Il peut lancer ce sort mille fois par jour, après tout…
Quand on possède quelque chose en quantité infinie, quand on peut en avoir en un battement de cil, on en perd peut-être la valeur… On a tous besoin d’eau pour vivre et les sorciers peuvent l’invoquer comme ils le veulent, d’un simple geste, d’une simple formule. Mais pas les êtres incapables de magie. Je pense que les humains prennent beaucoup de choses pour acquises. L’eau courante en fait partie. Cependant, les sorciers sont pires encore…
Je reste appuyée sur l’une des petites maisons colorées, les pieds dans le sable et les yeux dévorant l’océan. La plage de Muizenberg est connue pour ses petites maisons en bois et aux couleurs vives, vertes, jaunes, bleues et rouges… Il y a quelques écoles, sur le front de mer pour prendre des cours. Je devrais essayer… Je me dis que c’est quand même une belle ironie d’avoir certaines des plus belles plages au monde, de pouvoir s’amuser dans l’eau, et pourtant, crever de soif dans la même ville…
– Comme il est fort plaisant de vous rencontrer en un lieu si charmant, Madame Opaline Wallergan.
– Oh Merlin…, je gémis. Je suis partie il y a seulement deux heures.
Je pivote la tête, pour rencontrer Isaak, le meilleur ami de mon frère, auror en formation, petit con à temps partiel, et relativement supportable le reste de la semaine.
– Dégage de là, je grogne.
Colin est venu me chercher… Et là où est Colin, Isaak n’est jamais loin. C’est toujours lui qui me retrouve.
– Je goûte à peine au bonheur de nos retrouvailles pour me faire éconduire de la sorte… Comme vous êtes cruelle.
– Pourquoi tu parles aussi bizarrement ?
— Votre famille ayant manifesté intelligiblement sa désapprobation quant à votre venue en ces lieux, j’en suis venu à la conclusion qu’un simple « non Opaline, tu n’iras pas manifester » vous était incompréhensible. Alors je me permets d’essayer une nouvelle approche en conversant avec vous d’une autre façon, afin d’établir la communication, et ce dans le but de faire intégrer à l’opiniâtre que vous êtes, que je suis grandement lassé d’avoir à lui courir après.
– Abruti.
Il a un grand sourire moqueur, m’indiquant qu’il se fout littéralement de ma tronche et passe un très bon moment.
– Puis-je me permettre de faire venir vôtre aîné ?
Je grogne alors qu’il pose déjà ses mains en coupe autour de sa bouche pour hurler « COLIN, MON BRAVE, J’AI TROUVE VOTRE GUEUSE DE SŒUR ! ».
Colin arrive vers nous et je fusille Isaak des yeux, qui jubile.
– Opaline ! Mais t’es complètement inconsciente ! s’écrie mon frère. Tu sais que c’est interdit ! On ne peut rien faire pour aider les moldus… Tu veux te faire arrêter ?
Colin me prend la main et commence à me traîner derrière lui. Je me dégage rapidement.
– Je ne rentrerai pas. Je vais manifester et faire savoir aux gens du gouvernement magique que si pour eux, le secret magique est plus précieux que de permettre à des gens de pouvoir boire à leur soif, ils sont de profonds connards !
– Opaline…
– Arrête ! Moi, je ne peux pas lancer d’aguamenti. Si je le pouvais, je le ferais. Mais la seule chose qui est en mon pouvoir, c’est de manifester. Alors je manifeste !
Il reste silencieux.
– Tu ne sais pas ce que c’est…
– Toi non plus, Opaline !
– Bien sûr que si ! Ce qui se passe au Cap arrivera sûrement un jour à Londres et ailleurs dans le monde. Toi, évidemment, tu ne t’inquiètes pas. La magie, y’en aura toujours. T’auras de l’eau… Mais moi ?
– Tu m’as moi.
Je m’adoucis. Bien sûr que j’aurai Colin… Mais tous les moldus et cracmols de ce monde n’ont pas la chance d’avoir un Colin dans leurs vies.
– Le Cap, c’est loin de Londres. Vous êtes sorciers : vous ne vous sentez pas concernés, je reprends doucement. Mais moi, je le suis. Je refuse de dépendre de toi, pas pour de l'eau... S’il te plaît, laisse-moi faire.
Je bats trois fois des cils.
Ça marche à chaque fois.
Isaak a un petit sourire en coin.
Les épaules de Colin s’affaissent. Je sais que j’ai gagné :
– On ira avec toi dans ce cas.
***
C’est fou qu’on soit obligé d’hurler pour de l’eau.
Quand je crie avec les moldus, avec les sorciers cachés parmi eux, et entourée de mon frère et d’Isaak, je me laisse gagner par l’espoir que tous ensemble on pourra peut-être retarder, empêcher la crise de l’eau que tous les scientifiques moldus craignent et prévoient.
Devant moi, il y a un petit garçon avec la peluche d’un poisson clown dont l’une des nageoires est atrophiée. Il se plaint :
– J’ai soif, maman…
La femme qui lui tient la main sort une bouteille de son sac.
Adam Akhtar est avec sa femme. Je vois des sorciers. Ils remuent les doigts tous ensemble. Un gros nuage se forme. Colin et Isaak agitent discrètement leurs baguettes, tournées vers le ciel. Tous ensemble, ils font tomber la pluie. Le gamin est arrosé, fait nager sa peluche dans les airs et éclate de rire, alors que l’or bleu, si précieux, jaillit tout autour de nous.
A cet instant précis, j’aime la magie autant que je la déteste.