Il fait nuit, dehors.
Walburga le sait : il fait noir comme dans un four, à l'intérieur du salon. Elle n'y voit rien – mais de toutes façons, elle ne voit plus grand-chose, qu'il fasse jour ou non. Quelle heure est-il ? Elle ne sait pas. Elle ne sait plus. Elle a dû s'endormir dans l'un des fauteuils. Elle n'aime pas trop cette sale manie qui lui prend de plus en plus souvent. Bientôt, il arrivera la fois où elle ne se réveillera pas. Elle est presque déçue que cela ne soit pas encore arrivé. Si elle fait semblant de ne pas voir les symptômes de la fin, ils prennent de plus en plus de place.
Elle tâtonne dans l'obscurité. Rien sur la table basse. Rien sur le guéridon. Où a-t-elle bien pu mettre ses fichues lunettes, encore ? Elle se maudit de perdre la tête, elle maudit la vieillesse qui lui a fait perdre la vue. Quelle ironie. Aucun sortilège ne permet encore aux sorciers de vaincre la presbytie. Ça l'énerve, Walburga. Pour autant, elle fait avec. Elle a bien essayé de hurler sur ces incapables en robe blanche, à Sainte-Mangouste : soit ils n'écoutent pas, soit ils ne réfléchissent pas assez. Dans les deux cas, ce sont des incapables.
Elle pourrait appeler Kreattur mais tout compte fait, elle n'en n'a pas envie. Dépendre de son Elfe de maison, ça aussi, elle déteste. Elle se lève, elle furette un peu des armoires au secrétaire, pour rester bredouille. Après une dizaine de minutes de recherches infructueuses, elle abandonne. Elle maugrée intérieurement, préférant nourrir sa colère que de goûter à la déception. Reconnaître son impuissance, très peu pour elle.
Que faire ? Privée de ses yeux, elle ne peut pas se replonger dans l'essai de ce bon vieux Teignous Nott qu'elle comptait savourer pour la quatrième fois. À force, elle a lu et relu toute la bibliothèque de la maison – tous les livres dignes d'intérêt. Elle n'ose même pas effleurer les torchons qui, dix ans après sa fuite, sont toujours accumulés en bazar dans la chambre de son aîné.
Elle erre comme une âme en peine dans le vestibule, se guidant du bout des doigts. Elle se fait l'effet d'un fantôme Parfois, elle se demande même si elle n'est pas déjà passée de l'autre côté. Il n'y a plus grand-chose qui la retient. Pourtant, son cœur tout sec persiste à la maintenir en vie. Envers et contre tout. Sa crise de Dragoncelle a bien failli l'emporter, il y a trois mois. Rien n'y fait.
La poussière flottante lui pique les narines. Toutes les pièces exhalent la même puanteur surannée, comme si la maison elle-même tenait à lui rappeler qu'elle a fait son temps. Walburga contient ses éternuements et prétend ne pas sentir. C'est ainsi qu'elle survit depuis des années, après tout. En affectant de ne pas entendre ce qui se dit, de ne pas distinguer ce qui s'est passé sous ses yeux.
Impuissante, encore. Oh, qu'elle déteste ce sentiment de faiblesse.
En montant les escaliers, elle se dit que ce doit être la rancœur qui la maintient. Ils l'ont tous quittée en même temps. Le paria qui a été attrapé pour un crime qui ne colle pas avec ses idéologies dégénérées, le gosse prodige pas si dégourdi, le mari qui n'a pas supporté le déshonneur. Elle porte l'opprobre sur ses seules épaules. Trop fière pour l'avouer.
Elle grimpe jusqu'au dernier étage et elle s'arrête devant la porte. Elle caresse la poignée. Le métal est froid, lisse. Insensible. Tout ce qu'elle a toujours été. Tout le contraire de lui.
Cela fait quelques semaines qu'elle repense à lui. Que ça la fait cogiter. À l'époque où on l'a jeté en prison, la tristesse d'avoir perdu son autre garçon la submergeait trop pour qu'elle réalise que quelque chose ne collait pas. Aujourd'hui, en y songeant, elle réalise bien que l'histoire est bancale.
Il n'était pas dans le camp des perdants. Pourquoi aurait-il tué pour leur compte ?
Elle finit par craquer, et s'introduit dans à l'aveugle dans la pièce exiguë. Elle se dit que ce n'est pas plus mal, qu'elle ne puisse en apercevoir aucun détail. L'odeur de renfermé qu'elle renifle suffit à la dégoûter.
Trop tard, cependant. Elle ne peut plus faire demi-tour.
Dix ans que ce bric-à-brac git à l'abandon. Laissé tel quel. Elle a beau l'avoir haï, elle n'a jamais eu la force d'effacer son souvenir - en entier. D'effacer sa trace. Elle farfouille malgré elle et pollue cette intimité qu'elle a toujours respectée, sans trop savoir pourquoi.
Sur la table de chevet, elle met la main sur un objet carré. Métallique. Elle ne comprend d'abord pas de quoi il s'agit, puis elle trouve une molette qu'elle actionne et une lueur s'allume. Une flammèche. Alors elle se souvient. De ses cris, lorsqu'il est parti en furie. Le briquet. Un de ces objets Moldus, d'une inutilité rarement égalée pour un sorcier. Il tenait absolument à le garder, mais il n'a pas réussi à remettre la main dessus. Rien d'étonnant, dans un tel bazar.
Tant d'années après, elle a retrouvé son zippo disparu.
Tant de temps, et la mèche s'allume encore. Pour un peu, cela la fascinerait. Oh, elle ne le reconnaîtra jamais. Si fiable cet engin soit-il, il reste un outil de Moldu. Qui pourrait bien en avoir besoin, lorsqu'un sortilège suffit à allumer des feux bien plus modulables et stables ?
Mais la flamme qui brûle rallume en elle ses souvenirs. Il adorait faire ça. Jouer avec ce carré de métal. Pour l'emmerder, elle, évidemment. Et ça marchait. Walburga regrette des fois qu'il ait été le plus malin des deux.
Quel gâchis.
Elle s'allonge sur le lit ; la saleté environnante colle à sa peau, sa robe, ses cheveux. Peu importe. Elle est dans un état déplorable, elle le sait. Elle tient toujours le briquet retrouvé au-dessus d'elle. Est-ce lui qui émet ce grésillement qui résonne dans ses oreilles ?
Une ombre de nostalgie passe sur son visage et lui arrache presque un sourire. Ses sons lui rappellent avant. Le jour où il a claqué la porte, ç'a été le début de la fin. Au fond d'elle, elle donnerait tout pour y revenir. À avant.
Trop tard, Walburga. Tu es vieille, moche et gâteuse, maintenant.
Il n'y a plus rien à sauver : alors peut-elle peut-être enfin s'autoriser à lâcher prise ?
Les acouphènes s'intensifient et elle a mal au cœur. Il bat plus fort, plus sourdement dans sa poitrine. Il lui fait mal. Walburga ferme les yeux et l'étincelle disparaît derrière la tente de ses paupières closes.
Sa respiration s'allonge, siffle et devient douloureuse, elle aussi.
Au lieu de forcer ses poumons à chercher plus d'air, elle capitule. C'est peut-être la première fois de sa vie. Elle a toujours été dans la persévérance. Sa droiture, son honneur, sa retenue : ses forces. Cela lui a-t-il servi ? À en suivre l'histoire de ses fils, rentrer dans le moule n'est pas la meilleure solution. Le petit y a tenu et cela l'a perdu. Quoique ; l'autre est-il plus glorieux ?
Dans son dernier souffle, elle finit par agir comme le grand. Elle envoie les choses bazarder.
Puis elle expire et plus jamais l'oxygène ne s'infiltrera dans son corps aussi sec que son cœur.
Walburga est morte et apaisée. Depuis quand n'a-t-elle pas connu pareille sérénité ?
*
Tout n'est pas si sombre, autour d'elle. À quoi s'est-elle attendue ? Rien, à vrai dire. Elle n'a jamais trop pensé à la mort, trop occupée à ressasser les échecs de sa vie.
L'environnement est lumineux ; presque éblouissant, ça la gênerait, pour un peu.
Elle se relève, dans ce monde blanc. Ses vieilles articulations arthrosiques ne lui font plus mal. C'est appréciable. Ses yeux s'ajustent ; plus besoin de ces fiches verres en cul-de-bouteille. Tout son être est plus souple, plus harmonieux, ses sens plus aiguisés ; elle prend le temps de s'en délecter.
Elle fait un pas. Un autre.
Si c'est à cela que ressemble l'après, ce n'est peut-être pas si mal. Des objets épars se dessinent autour d'elle sans qu'elle n'y prête grande attention. Des reliques de ses mémoires, dans un ordre antéchronologique.
Le zippo qu'elle a tenu en main, quelques instants auparavant – ou était-ce une éternité ? – aucune importance. Elle le ramasse pour le tenir contre son cœur.
Quelque part, elle aperçoit sa monture égarée. Celle-ci, elle n'y prête guère d'attention.
Tout se succède. Des souvenirs fades, au début - ceux de la fin. Puis les couleurs, les émotions reviennent. La colère, surtout. Quand ils l'ont tous quittés. Elle voit son existence défiler à l'envers. Leurs figures, leurs voix ne sont pas là ; que des babioles dans un capharnaüm qui rappelle la chambre où elle s'est allongée. Mais ces artefacts sont autant de moments qui lui sautent à la figure.
Elle passe vite sur leurs adolescences ; la fissure. Elle veut revenir à l'enfance des petits. Peut-être la plus belle, la plus douce période. Avant que l'un ne devienne buté et que l'autre ne s'efface pour compenser. Qu'ils étaient beaux, ensembles. Une harmonie perdue.
Elle zigzague entre les piles qui prennent de plus en plus de place. Le paysage ressemble à un jardin d'enfant, jonché de jouets – poupons et autres balançoires.
Soudain, face à elle, se dresse une barque. La barque. Une embarcation minuscule, où ils tenaient juste à trois. Orion la faisait flotter sur le lac de la maison de campagne des Rosier. Elle n'aimait pas trop ça, Walburga. Sirius s'arrangeait toujours pour les faire chavirer. Regulus pleurnichait lorsqu'il était mouillé mais s'esclaffait tout le long du tangage. Que de rires. Que d'amour.
Le sentiment perdu la frappe en plein cœur. Pour un peu, elle a envie de les serrer dans ses bras. Tous les deux. Elle grimpe dans le bateau, abandonné sur les flots calmes depuis des décennies. Ils n'y ont plus mis un pied depuis la première rentrée de Sirius à Poudlard.
Elle se recroqueville pour s'asseoir et le panorama se métamorphose. Le batelet s'élève et oscille au gré d'ondes imperceptibles. Un rivage se dessine, des berges ; et au centre, sous elle, un ruisseau, une rivière, qui l'emmène vers l'après.
Au bout, une cascade. Et en contrebas, enfin, deux visages se dessinent.
— Bonjour, maman.
— Nous t'attendions, Walburga.
Elle a toujours le briquet dans sa main. Il ne manque plus que lui, maintenant.
Il fait jour, ici.