- Il s'est enfui !
- MERDE !
Minny crache sur le béton mouillé. Ça sent les égouts, la pluie polluée et l'échec. C'est notre odeur à nous, les Rafleurs.
- Bordel, en plus j'suis sûre c'était un Weasley ! jure-t-elle encore en shootant dans une canette en métal.
Elle rebondit jusqu'à un Rafleur d'une trentaine d'années, tranquillement adossé au mur comme si rien ne s'était passé. Il est grand, serré dans un costume qui a dû être élégant un jour mais ressemble un peu trop désormais à un tas de chiffons. À côté de lui, un type immense et épais qui sent le troll et doit avoir l'intelligence d'un troll. Il ne bouge pas, à peine embêté par les mouches qui tournent autour de lui.
- Pourquoi un Weasley ? dit l'homme guindé. Il a dit qu'il s'appelait Stan Rocade.
- Mais il était roux !
Il s'esclaffe, dévoilant de belles dents blanches et alignées.
- Ah bah ouais c'est connu, tous les roux sont des Weasley, ironise-t-il.
Minny plisse les yeux.
- Tous les Weasley sont bien roux, non ?
Le sorcier ricane. Je sens un ouragan venir et ça n'a rien à voir avec les nuages noirs qui s'imbriquent pour couvrir le soleil. Et en effet, il souffle :
- Putain, tu m'as l'air complètement conne, toi...
L'effet est immédiat. Minny lui saute dessus, lui enfonce la baguette dans le cou. Je vois bien que le gars la sous-estime. Il a tort. Ma coéquipière est maigre mais plutôt douée en duels.
Il y a un éclair. Je m'écarte pour me mettre à l'abri du combat avant de réaliser que ce n'est que l'orage. Les deux autres n'ont pas bougé. Il semble se passer un truc bizarre entre eux qui me met mal à l'aise. L'espèce de troll n'a toujours pas moufté. En fait, je crois qu'il est stupéfixié.
- Tu t'appelles comment ? souffle finalement Minny.
- Albert.
Il le dit sur un ton hautain qui la fait éclater de rire.
- C'est un beau nom d'aristo, ça, raille-t-elle.
- Qui te dit que j'en suis pas un ?
- C'est ça, Bebert, c'est ça. Et lui ? demande-t-elle en désignant la montagne de muscle à côté de lui.
- J'sais pas. Je l'appelle Troll.
- T'es sûr que c'est pas toi, le troll ?
Encore une fois, l'inconnu a ce rictus supérieur. Comme ils sont toujours front contre front et qu'aucun ne semble accepter de reculer, j'essaie de les séparer. Mais j'ai le gabarit d'un pitiponk et eux deux têtes d'hypogriffe, alors je suis obligé de littéralement me faufiler entre eux pour les décoller. Même avec moi au milieu, ils maintiennent une distance minimale. C'en est presque embarrassant.
- Et toi ? continue Albert en m'ignorant complètement.
- Minny.
À lui de rire, mais d'un rire contrôlé.
- C'est un prénom, ça ?
- C'est un surnom, connard.
- Et ton vrai nom ? demande-t-il en se rapprochant lentement d'elle.
C'est comme s'il se rapprochait de moi et je me sens encore plus mal à l'aise.
- Mineral Waters, répond Minny d'un air de défi.
Ses parents devaient avoir un gros grain pour l'appeler comme ça, mais elle le dit toujours avec une certaine fierté qui me dépasse. En tout cas, Albert ne saisit pas le jeu de mot. Et sans transition, ma coéquipière me prend par les épaules pour me présenter.
- Lui, c'est Paki. On travaille ensemble.
Je ne sais pas trop si j'apprécie le fait qu'elle se souvienne brusquement de ma présence. J'ai plutôt l'habitude d'être oublié, moi, mais Minny n'est pas de cet avis. Je sens bien qu'elle hésite : amis ou ennemis ? Ça fait un moment qu'on cherche à se trouver des coéquipiers. Moi, je me passerais bien de ceux-là. Je sais pas pourquoi, je les sens pas.
Au début, tout allait bien. Notre duo avait coincé le type roux dans cette impasse. Il essayait de nous convaincre qu'il n'était pas un Sang de Bourbe, qu'il s'appelait Stan Rocade, et qu'il était conducteur de Magicobus. Sauf que Minny trouvait qu'il était roux et que c'était louche, alors elle insistait, elle insistait. Puis ces deux gars - Albert et Troll - ont débarqué. Ils ont voulu nous voler notre victime, comme ça. Sous notre nez. Alors je veux bien accepter que la solidarité soit pas la plus grande qualité des Rafleurs, mais quand même. Non ? Peut-être pas, en fait.
Pendant que je rumine dans mon coin, Minny libère Troll de son sortilège de Stupefixion. Son mouvement de baguette me rappelle un détail... Bordel. Ma baguette.
- Min' ? j'appelle faiblement alors que ma coéquipière balance des insultes bizarrement amicales aux deux gars. Minny ?
- Quoi ? dit-elle de son ton brusque.
- Il a pris ma baguette.
Silence. Un rire d'alcoolique s'élève dans l'impasse, sifflant et gargouillant. Il augmente doucement pour exploser comme une déflagration nocturne. Je me tourne sur son propriétaire qui s'est pris un Crache Limace trois minutes plus tôt. Il est allongé sur les bestioles noires et gluantes comme sur un divan de Sang Pur, le corps secoué par l'hilarité.
Lui, c'est Russel. Tout le monde le connait, chez les Rafleurs. Et il connait tout le monde. On dit aussi qu'il est allé à Poudlard et qu'il est intelligent. En tout cas, il est toujours sur les bons coups. Il a rappliqué après les deux abrutis, il a même réussi à blesser le roux avant de finir dans ses limaces.
- Il a pris ma baguette, singe-t-il entre deux hoquets de rire.
Moi, je ne trouve pas ça drôle. Pas drôle du tout.
En fait, plus j'y pense, plus j'ai envie de chialer.
- Sérieusement ?
Minny a décidé d'ignorer le vieux. Ses yeux cernés de noir ont cette lueur inquiète. Ils sont d'un bleu très clair, pur, qui laisse deviner ce qu'elle pourrait être sans... tout ce qu'elle est aujourd'hui. Elle aurait pu être belle, je suppose. Mais sur sa peau, la crasse, l'encre des tatouages, et les plaques infectées la rendent, selon moi, hideuse. Ses cheveux fins s'étirent jusqu'à ses reins, sales, gras, presque gris. Elle est squelettique et avec sa capuche sur le crâne, elle me fait parfois penser à un Détraqueur.
Mais Minny n'avale pas l'espoir ; en fait, elle s'en fout de l'espoir. Comme tout le monde. Il n'y a que moi qui continue de m'accrocher. Je ne sais pas vraiment à quoi.
- Ouais, je réponds la gorge serrée. Sérieusement.
Albert prend encore son air supérieur et Russel continue de se marrer. Même déstupéfixié, Troll est toujours aussi apathique. Seule Minny prend l'affaire au sérieux.
- Bordel, Paki qu'est-ce que t'as foutu ? Il était seul !
- T'es marrante, toi ! je m'emporte en m'éloignant d'un pas frustré. Vous avez tous paniqué dès qu'il a lancé son premier sort. Et entre Monsieur Albert qui vise comme un connard dans le tas et l'obèse qui se planque, j'étais censé faire quoi, moi ?
- Mais depuis quand c'est possible de perdre sa baguette ? tempête-t-elle, ignorant complètement ce que je dis.
C'est drôle, je me sens encore plus con que d'habitude. J'avoue, penaud :
- J'sais pas, elle m'a sauté des mains j'ai pas compris...
Ça fait encore plus rire les deux autres.
- Ça s'appelle un sortilège de Désarmement, les gosses, intervient Russel toujours allongé dans ses limaces.
- Exactement, confirme Albert qui ne devait pas en avoir la moindre idée.
Franchement, il aurait pu lancer un sortilège de Récure-Chiotte que ça aurait rien changé. J'ai perdu ma baguette. La baguette de ma mère.
Ma mère disait que si un homme devait bien posséder une seule chose, c'était une baguette. Alors tout allait bien jusque-là. J'avais rien, absolument rien, sauf ma baguette. Sa baguette.
Maintenant, rien du tout. Je ne sais pas si les Moldus volent la magie, mais cet enfoiré me l'a bien volée.
Je sursaute en sentant une lourde main sur mon épaule. C'est Russel. Il a dû réussir à relever son bide gonflé de Bièraubeurre.
- T'inquiète, petit. On va t'en trouver une autre.
J'ai l'impression d'être un enfant qui a perdu sa peluche et j'aimerais lui dire de me traiter comme le sorcier de dix-huit ans que je suis, mais il y a quelque chose dans son souffle imbibé d'alcool qui me rassure.
C'est bizarre. On ne se connait pas. Il y a toujours l'espèce de montagne de muscle qui n'a pas décroché un mot et dont on ne connait même pas le véritable nom, mais qui marche derrière nous comme un immense mur. Il y a ce type pédant qui mate le cul inexistant de Minny. Et le vieux, avec sa promesse à la con, qui vient de nous réunir.
C'est comme ça, chez les Rafleurs. On est bête, on est mauvais, alors on doit s'unir. On forme des gangs. Je pensais que Minny et moi, ça suffirait. Elle me plaisait bien avec ses manières de grande sœur. Mais on a laissé passer une bonne prise et j'ai perdu ma baguette. On ne survivra pas à un et demi.
Nous voilà donc à marcher sous la pluie, Minny en tête, Albert un pas stratégique en arrière, et Russel et moi sous l'ombre de Troll. Les passants nous regardent curieusement. Certains détournent le regard. Il y a un truc agréable. Les gens nous respectent, maintenant. Ils ont peur. C'est grisant.
De l'extérieur, je sais de quoi on a l'air. Cinq brutes, bêtes et méchantes, et puantes.
Parfois, je me demande : est-ce que c'est pareil à l'intérieur ? Je sens bien que c'est moisi, dans moi. D'abord, le corps pourrit, puis la tête, et peut-être, l'âme. Maman gardait toujours notre taudis très propre. Elle disait que si on laissait la saleté gagner, elle finissait par s'infiltrer en nous.
Un jour, j'ai vu une tâche sur le tapis. C'était du vomi. Son vomi. Ça a trôné longtemps chez nous, puis une nouvelle tâche a suivi. Faut comprendre, elle ne supportait plus la drogue qu'elle prenait chez les Moldus. Mais elle la supportait mieux que la vie qu'elle essayait de nous offrir, alors les tâches se sont étendues, elles ont gagné les recoins, les murs, la bouffe, jusqu'à s'infiltrer en moi. Je suis parti et j'ai définitivement embrassé la crasse.
On entre dans Le Chaudron Baveur. Là, il n'y a que des gens comme nous. Des Rafleurs. C'est bruyant, électrique, chaud comme dans le gosier d'un dragon. On commande notre alcool et Russel une limonade, puis on s'assoit à une longue table où on reconnait des gens.
On trinque bruyamment tous les cinq.
- À nous ! rugit Minny.
On rit tous de nos rires différents. Albert passe un bras pas très discret autour de ses épaules.
- Soyez pas trop content, les gosses, sourit Russel en se grattant la barbe. Vous venez de perdre la capture de votre vie.
On échange un regard étonné. Il pointe son doigt crasseux sur Minny.
- C'était bien un Weasley. Ronald Weasley. Meilleur ami de l'ennemi public numéro 1.
Puis il continue l'air de rien, interpelle un gars à l'autre bout de la table. Ça jette comme un froid.
On commande encore un peu d'alcool. Ça passera.
Je n'aime pas parler, alors je me mets à observer les gens. Il y a cette fille, une blonde plantureuse que je surveille du regard. Tous les gars l'ont eu, à un moment ou un autre. J'aimerais que mon tour ne tarde pas trop.
- Elle est mignonne, hein ? me lance un gars à ma droite.
- Ouais, je réponds sans la quitter des yeux.
- Parait qu'en plus, elle est douée pour capturer les Sangs-de-Bourbe.
- Pt'être bien que les deux vont ensemble, je ricane.
Il rit à son tour puis me tend une main poisseuse de whiskey pur feu.
- J'm'appelle Harry.
Mon esprit embrumé se remet lentement en marche. Harry ? Comme dans Harry Potter ? Je vois Minny et Albert se tendre à côté de moi, les yeux écarquillés.
- Harry Potter ? siffle Minny en pointant sa baguette sur l'inconnu.
Moi, j'ai plus de baguette, mais je me dis que mes poings pourront toujours me servir. J'ai vécu trois ans avec une baguette magique, quinze ans avec mes poings.
Le sorcier lève les mains en l'air, pas rassuré du tout.
- Non non ! s'écrie-t-il. Harrison. Harrison ! J'm'appelle Harrison mais mes amis m'appellent Harry, vous allez quand même pas croire que je suis Potter ?
On échange un regard, puis Albert retrouve son air supérieur.
- Vous êtes complètement cons, les gars. Vous voyez une cicatrice sur sa tronche ?
En effet, son front est juste boutonneux. Je laisse Minny défendre notre honneur devant lui et tends la main pour enfin serrer celle de Harrison. Par contre, je ne m'excuse pas. Je marmonne plutôt en guise de présentation :
- Paki.
Je n'ai toujours pas envie de parler alors je me perds dans la contemplation de mon verre. Je me vois dedans, dessus, déformé. Je ne sais pas pourquoi la blonde ne vient toujours pas vers moi. Je ne suis pas moche. Je suis petit, trapu. J'aime mes yeux noirs et mes longs cils.
Quand je relève les yeux de mon verre, je croise le regard de Russel. Il tangue, braille. Tout en lui crie qu'il est ivre mort, et il me désigne pourtant très lucidement mon voisin en agitant dans les airs une baguette imaginaire.
Je mets un moment à comprendre. C'est pas bête. Il y a longtemps, avant la guerre et les primes à la capture, dans une autre vie, j'étais voleur à la tire. J'étais même doué.
Russel voit que j'ai saisi le plan. D'un large mouvement aviné, il renverse sa limonade sur Harrison. Le gars est un peu surpris. Ça me laisse le temps de lui voler discrètement sa baguette et de la ranger dans ma manche.
Personne n'a rien vu.
Mais on ne peut pas prendre de risque, il faut partir avant qu'il ne s'en rende compte. Je me lève, serre la main de ma victime sans pouvoir résister à l'envie de lui piquer dans un même temps une petite bourse qu'il garde dans une poche. Albert et Minny, très proches l'un de l'autre, n'ont pas l'air de vouloir suivre le mouvement. Russ les secoue. Pas besoin d'appeler Troll, il nous emboite le pas sans poser la moindre question. Nous revoilà dans la nuit.
- Pourquoi on sort ? maugrée Albert en rabattant les pans de son long manteau sur lui. On se les caille là, on était bien, à l'intérieur.
- Vous aviez l'air bien, ouais, je me moque en donnant un coup de coude à Minny.
Elle mime le dégoût mais je vois bien qu'il l'intéresse, le faux aristo.
- Tu l'as eue ? me demande Russel.
- Ouais, je réponds en présentant une baguette courte au bois très clair.
Il acquiesce, satisfait.
- Parfait. Alors allons Rafler.
Cette nuit-là, on réalise notre première capture commune. Le vieux nous sort une de ses combines, il nous emmène devant Big Ben. Apparemment, c'est là que des Portoloins sont planqués pour aider les Sangs de Bourbe à fuir à l'étranger. Et en effet, on trouve une sorcière d'une trentaine d'année avec ses parents Moldus, un petit drapeau de l'Angleterre à la main. Quand elle nous voit, elle se trahit. Je la vois sortir sa baguette, alors je préviens les autres. À eux deux, Albert et Minny arrivent à l'emprisonner. Troll s'occupe d'assommer les deux Moldus.
Le Ministère n'ouvre qu'à sept heures du matin, alors on passe la nuit à surveiller la sorcière. Elle gigote, elle pleure, elle nous sort des beaux discours. Russ la fait taire. Moi, j'hésite à lui piquer sa baguette - parce que celle de Harrison fonctionne mal avec moi.
Quand on la donne aux autorités, empochant le butin, elle nous demande en sanglotant :
- Pourquoi faites-vous cela ?
Je la regarde, dans son tailleur moldu bleu clair. L'éraflure sur sa joue est certainement le premier coup qu'elle ait jamais reçu.
On se tape dans le dos et on ricane. Elle est marrante, avec ses questions.