On est serrés, immense masse compacte et grouillante dans l'attente de je ne sais trop quoi. Minny angoisse, mais moi je suis dans mon élément. Les lieux bondés - métros, concerts, meetings - étaient mon terrain favori du temps du vol à la tire. Au bout d'un moment, Albert - il refuse tous les surnoms qu'on lui donne - lui propose de monter sur les épaules du Troll. Pour une fois qu'il ne se comporte pas comme un connard, elle le fusille quand même du regard. Russel tire du cou pour comprendre ce qu'il se passe.
- Bon, déclare-t-il finalement en se frottant les mains. On voit rien, on entend rien, alors...
- On se casse ! termine joyeusement Minny du haut de son perchoir.
- Non. On va devant pour voir le bonhomme.
Le bonhomme, c'est le Seigneur des Ténèbres. Russ dit qu'il faut toujours savoir qui nous emploie alors il nous a tous trainés à cette espèce de réunion de Mangemorts et de Rafleurs. Mais le feu de l'action doit être bien loin parce que vraiment, on voit rien et on entend rien.
On finit par suivre Troll qui nous fraie un chemin dans la masse, obéissant aux ordres de Minny. On se fait cracher dessus et je suis forcé de passer sous toutes les aisselles puantes de mes congénères, mais c'est efficace. À mesure qu'on avance, les gens se font plus silencieux. On commence même à voir des belles capes noires et des masques en argent ciselé.
- Il est là ! s'exclame Minny d'une voix beaucoup trop forte.
On se prend des regards mauvais. Russel tend l'oreille, intéressé. Albert ne doit rien y comprendre mais il l'imite. Je crois qu'il a saisi que le vieux était le plus intelligent d'entre nous.
Une voix sifflante, franchement glaçante, parle Sang de Bourbe, Traîtres à leur Sang, avènement d'une société nouvelle. C'est d'un ennui ronflant.
- Je vois rien... je maugrée.
D'un coup, je me retrouve soulevé par les bras. Je comprends à l'odeur que c'est Troll qui m'a pris en pitié. Je peux donc voir des milliers de crânes, puis sur un rocher, un type entouré d'une dizaine de Mangemorts et d'une aura dont je peux ressentir la poisse même d'ici. Toujours d'après Russ, c'est le Ministère qui nous paye, mais c'est ce sorcier qui dirige tout ça. J'ai du mal à imaginer quiconque lui tenir tête, alors ça me va.
Je tapote sur la main du Troll pour qu'il me repose à terre. J'en ai assez vu et j'aimerais bien me casser, mais aucun de mes appels ne prend. Pour passer le temps, je me balade donc entre les groupes, je fais les poches des gens. Ça me détend. Et sans m'en rendre compte, je me retrouve au premier rang.
Là, je fais moins le malin. De près, tout est beaucoup plus impressionnant. Les gens se tiennent dignement, la tête baissée. Au centre, Vous-Savez-Qui est franchement flippant.
Quand le mage noir a terminé son topo, un Rafleur aux longs cheveux crépus s'avance d'un pas de brute.
- Eh ! lance-t-il d'une voix puissante. J'ai raflé quinze Sang de Bourbe, cette semaine. Vous pensez pas que je mériterais une petite augmentation ?
Les collègues sifflent d'admiration mais les Mangemorts se figent. Apparemment, c'est pas comme ça qu'on parle au Seigneur des Ténèbres. Ce dernier plisse ses yeux sanglants. Je m'attends à ce qu'il s'énerve, mais il prend un ton faussement conciliant.
- Tu as raison, sorcier. Mes serviteurs les plus fidèles méritent d'être récompensés. Peut-être désires-tu recevoir la Marque ?
Le Rafleur se balance sur ses jambes, l'air de soupeser ses options. Il prend un air malin.
- La Marque... ou quelques galions en plus, dit-il, l'air d'avoir une nette préférence pour la dernière alternative.
Un grand éclat de rire gras s'élève de notre groupe. Y'a pas à dire, je pourrais presque l'applaudir, ce type !
On met quelques instants à réaliser que le sorcier s'est effondré.
Le big boss vient de l'assassiner.
D'un coup, il y a des remous. Tout le monde s'agite, je connais ce genre de mouvement de foule et ça peut être dangereux si on essaie de lutter. Alors je me laisse porter jusqu'à ce que le mage noir fasse je ne sais quoi qui nous calme tous.
Il fait froid.
Il nous fait la morale.
Je suis en colère. Tout le monde est en colère. Personne ne dit rien.
À un moment, il se fige, comme s'il se retrouvait ailleurs. Il siffle quelque chose que même ses Mangemorts ne semblent pas comprendre. Il disparait.
Une sorcière énorme, une Rafleure, hurle dans le silence interloqué :
- Alors ce sera ni galions, ni Marque ?
- Oh, ne vous en faites pas, pas besoin de Marque, on vous reconnait très bien... fait une voix doucereuse derrière un masque en argent.
- Ah ouais ? Par quoi ?
- L'odeur...
Ça part en baston générale. Je baisse la tête pour ne pas me prendre un maléfice en pleine face en remerciant mes parents pour ma petite taille. Je me planque derrière les plus gros bras, cherche du regard la masse énorme de Troll. La poussière soulevée par les combats rend l'atmosphère presque opaque et...
AAH !
Bordel, je crois que j'ai perdu un œil. Je n'ai aucune idée du responsable mais je me mets à viser au hasard à mon tour avec ma baguette incapable. Je me fais bousculer, j'avale de la terre de je ne sais où.
- PAKI !
Au milieu du vacarme, j'entends la voix éraillée de Minny, puis le pas lourd du Troll qui vient se poster devant moi comme un bouclier. Toujours perchée sur ses épaules, mon amie se bat comme une furie, enchainant les sorts comme je ne l'ai jamais vu faire. Puis Albert rapplique, et enfin Russel. Son air calme m'apaise.
Le problème, c'est qu'aucun de nous ne sait transplaner et que les combats s'étendent à perte de vue. On forme un cercle et on essaie de trouver une issue, mais on tourne en rond. Finalement, Albert sort une sorte de montre attachée par une chaine dorée à son costume en lambeaux. Le nez dessus, il nous emmène loin du bordel général.
On se retrouve à le suivre dans le calme de la forêt. J'entends Minny se pencher sur lui, curieuse.
- C'est quoi, comme montre ?
- C'est une boussole, répond-il d'un ton méprisant.
Ils mènent la marche devant Russel, Troll et moi. Je cligne des yeux en tentant vainement de chasser la douleur.
- J'ai perdu un œil, Russ, je me plains.
- Fais pas ta mauviette, petit. C'est juste un sortilège de Conjonctivite.
Il a un don pour donner des explications obscures, lui. Et puis avec un nom pareil, je vois pas comment ce sortilège pourrait ne pas être fatal. Mais je la ferme et enfonce les mains dans mes poches, faisant glisser entre mes doigts mon petit butin. Chaines, mornilles, poudre à priser. Finalement, je suis plutôt content de cette réunion. J'ai réussi à voler un bracelet pour la blonde du Chaudron Baveur.
- Alors c'est quoi la suite du plan, Russ ? demande Albert.
- On attrape le gros poisson.
- Le Seigneur des Ténèbres ? s'étonne-t-il, les yeux ronds comme des galions.
- Potter. C'est lui, que le boss veut. C'est lui qui va nous faire gagner le gros lot.
- On a déjà essayé, il est imprenable, marmonne Minny en faisait référence à nos échecs répétés.
- Mais vous n'étiez que tous les deux. À nous cinq on l'aura.
Il dit ça avec une telle conviction qu'on hoche tous la tête. Troll grogne. C'est la meilleure réaction qu'on puisse tirer de lui. Albert poursuit sa conversation avec Russel en nous regardant, l'air de dire qu'on est trop idiot pour ça. Ça m'amuse.
Minny passe un bras autour de mon cou et chantonne. Je me joins à elle, heureux de la retrouver pour moi. On forme un super duo, tous les deux.
- Les Rafleurs, n'ont pas peur, fredonne-t-elle en marchant en rythme.
- C'est des terreurs, je continue joyeusement sur le même ton.
- Et ils font peur, improvise-t-elle car elle ne doit pas connaitre beaucoup de rimes.
- Ils sont souvent à l'heure...
Elle éclate de rire et m'ébouriffe les cheveux.
- C'est nul ! se moque-t-elle gentiment. On recommence !
On continue comme ça en ignorant les protestations fatiguées des autres jusqu'à arriver au Chaudron Baveur.
Là, j'arrête de faire l'idiot. Elle y est. Elle est au comptoir dans sa robe rouge, décolletée, courte. Et comme si on ne voyait pas déjà assez sa peau, une haute queue de cheval dévoile sa nuque. Je me dirige vers elle sous les encouragements de Minny, pouces levés au ciel, et les signes un peu moins décents de Russel.
- Un whiskey pour moi et un brandy pour la demoiselle, je demande au barman, le cuir de ma veste craquant alors que je m'assois.
Je vois un sourire sur les lèvres rouges de la fille. Elle pivote sur son tabouret, faisant jouer ses jambes nues, et je ne peux pas m'empêcher de m'attarder sur absolument toutes ses formes. Je pourrais me perdre en chemin mais ses yeux sont si maquillés qu'il est impossible de les rater.
- Comment tu sais que j'aime le brandy ? me demande-t-elle, ses cils s'agitant comme d'immenses papillons.
La douceur de sa voix me surprend.
- Tu en commandes toujours, je réponds en me raclant la gorge.
Ses bottes effleurent mon mollet.
- Alors comme ça, tu regardes pas que mes fesses ? pétille-t-elle, portant son verre à ses lèvres.
- Pas que, je concède. Mais quand même beaucoup.
Elle éclate de rire. C'est... ça dévoile son cou, j'ai envie de me jeter sur sa gorge. Franchement, je pourrais, j'ai vu des centaines de gars faire ça et elle les repousse rarement. Mais elle a un truc qui m'hypnotise.
Il y a plein de rouge à lèvre sur son verre. Je bois deux longues gorgées de whiskey pour me redonner une contenance. Bon.
- Tu t'appelles comment ? je demande finalement, parce que j'ai plein de choses à dire et que c'est la plus simple.
- Frieda.
Elle détache sa queue de cheval et ses cheveux viennent reposer sur son décolleté. Je réalise qu'elle m'a posé une question parce qu'elle me regarde curieusement.
- C'est joli, je commente son prénom, même s'il n'est joli pas du tout.
Elle hausse ses sourcils parfaitement dessinés d'un air amusé.
- Tu t'appelles « Joli » ? demande-t-elle.
- Quoi ?
- Je t'ai demandé quel était ton nom, tu m'as dit « joli ».
- Non ! Ton prénom est joli, je bredouille.
- Non, mon prénom est Frieda !
On échange un regard, puis on rit encore ensemble.
Puis elle vide son verre cul sec, tire ma veste en cuir pour m'enjoindre à quitter mon tabouret moi aussi, et m'emmène derrière elle en roulant les hanches. J'entends Minny siffler et faire une de ses danses de la joie complètement barrée dans un coin du bar. Je peux presque entendre Russel grogner un « bien joué, gamin ». Je suis sûr qu'Albert est jaloux.
On dirait qu'elle a une chambre attitrée, au Chaudron Baveur, car elle nous y emmène directement. Quand elle commence à se déshabiller, j'ai comme un doute.
- T'es une prostituée ?
Elle s'arrête, sourit, fait une pause sexy.
- Pourquoi ? murmure-t-elle. Tu serais prêt à payer ?
Je sais pas pourquoi, j'arrive pas à mettre moins de dix secondes à lui répondre, à chaque fois.
- Je pense pas que je pourrais m'offrir une fille comme toi, j'articule finalement.
Elle rit doucement et vient se coller à moi.
- T'es le roi des compliments, toi !
Il s'avère que Frieda n'est pas une prostituée. Elle est juste formidable, et quand je l'ai quittée, j'avais tellement la tête ailleurs que j'ai oublié de lui offrir le bracelet que j'avais volé.
Tout va vite, ici. C'est que la mort est proche, pas de temps à perdre. Parfois, pourtant, je veux arrêter le temps. Chanter longtemps sur les routes avec Minny. Écouter les histoires de Russel. Mettre des baffes à Albert. Me percher sur Troll. Et passer le reste de ma vie, sur un lit, à embrasser et discuter avec Frieda .