La porte s'ouvre et Albert, Minny et moi nous redressons immédiatement. Quatre jours que Russel est parti, et même si on s'est habitué à ses escapades solitaires, on ne peut pas s'empêcher de s'inquiéter.

Le vieux referme la porte derrière lui, pousse un soupir à éteindre un crachat de dragon. Il est toujours debout et nous perplexes, quand Albert demande :

-      Mauvaise nouvelle ?

Russel cligne des yeux comme s'il venait d'être réveillé. Il fait quelques pas puis se laisse lourdement tomber sur son fauteuil attitré.

-      Le boss a zigouillé les Rafleurs qui avaient apportés Potter. Apparemment, ces Lords Malfoy l'ont laissé s'échapper et ça lui a pas plu.

On se regarde tous, abasourdi.

-      Pourquoi il a tué les Rafleurs et pas ces connards de Malfoy ? éclate enfin Minny.

Russel hausse les épaules. Je me penche sur lui et demande à voix basse :

-      Je savais pas qu'il tuait les gens comme nous.

-      Ça le défoule.

Ça nous cloue le bec. Bien sûr, on se souvient tous du Rafleur que le boss a tué à cet espèce de rassemblement il y a quelque mois. Mais jamais j'aurais cru qu'on pourrait être punis pour... pour rien.

Je suis sonné, Albert horrifié, et Minny est en colère. Une colère franche, différente de celle qu'elle destine à Albert. Au milieu du salon, elle tempête.

-      Alors même en participant à leurs projets à deux mornilles, on n'est toujours pas un peu respectés ? s'insurge-t-elle en postillonnant sur Russel. Dis, Russ, quand est-ce que les gens comme nous arrêteront d'être traités comme de la bouse de Troll ?

Je pouffe dans mon coin, car quand Troll allait aux toilettes... Min' me fusille du regard.

-      Quand est-ce qu'on arrêtera de payer pour les conneries des Sangs Purs ? s'écrie-t-elle encore.

Je me tais, mais comme elle, je regarde Russel dans l'attente d'une réponse. Elle a raison, Minny. Parfois, je me demande si après tout ça, quand on a aura raflé tous les Sangs de Bourbe et que l'affreux dominera l'Angleterre, on sera pas simplement oubliés, à nouveau.

Souvent, je rêve que cette situation dure pour toujours.

Mais le vieux continue de se taire et se contente de faire léviter un verre de limonade jusqu'à sa main grasse. On renonce à lui tirer les doxys du nez. Minny se met à insulter ces « Sangs Purs de mon cul » dans sa barbe tandis qu'Albert interroge encore d'un ton grave :

-      D'où tu sors ces infos ?

-      Entendu quelque part, répond vaguement Russel.

Entendu chez Mondingus Fletcher. Je le sais, parce que je les ai souvent vu comploter ensemble. Et puis Ding est célèbre, chez nous - presque autant que Russ. Ils se ressemblent beaucoup. Parfois, on se demande dans quel camp ils sont, et puis on comprend qu'ils sont juste pour eux-mêmes. Parfois, j'ai peur que Russel nous abandonne.

On a enfin trouvé notre QG à nous. L'ancien appartement d'un Sang-de-Bourbe qu'on a traqué. Cet enfoiré avait assez d'argent pour se payer un truc immense sur le Chemin de Traverse. Il avait des objets Moldus avec lesquels on s'est bien amusés, au début, avec Minny. On a aussi reçu un bonus de la part du Ministère parce que le Sang-de-Bourbe était journaliste. Ça se voit à son appartement, il a gardé tous les numéros de la Gazette du sorcier depuis 1953. On les faits bruler un à un dans les airs, et quand on s'ennuie on les lit.

Albert lit justement un numéro de janvier 1964 avec l'air d'étudier un truc important. Minny, elle, a fini par se calmer. Je suis assis à côté d'elle par terre, face à la table basse. On regarde les images. À chaque fois qu'il y a une photo de sorcier ou de sorcière, on demande :

-      Et lui, tu l'embrasserais ?

Là, c'est un homme habillé tout en noir, avec un long nez très moche. Russ nous a déjà parlé de lui : c'est un des Mangemorts les plus importants, et ce n'est même pas un Sang Pur.

-      Franchement ? dit Minny, taquine. Oui !

Elle jette un coup d'œil sur Albert qui hausse un sourcil vers nous, et j'éclate de rire et de dégoût.

-      Mais il est horrible ! je proteste alors qu'elle rit avec moi.

Ceci dit, il est plus beau que la sorcière-crapaud qu'elle m'a proposé hier.

La suite de notre jeu, c'est de faire un clin d'œil au sorcier de la photo jusqu'à ce qu'il nous fasse un clin d'œil en retour. Minny prend des postures aguicheuses devant le journal, papillonne des cils. De manière pas franchement étonnante, si elle arrive à tirer des sourires chez Albert et Russ, le Mangemort de la photo reste insensible à son charme.

Alors elle abandonne et prend un autre journal, désigne une sorcière toute pointue qui tient un livre dans ses mains.

-      Et elle, tu l'embrasserais ?

-      Jamais ! je réponds en secouant la tête, faussement grave. Je suis un homme fidèle.

-      C'est pas ce que tu disais, pour Harmony Beauty Beauty, se moque-t-elle.

Je pousse un long soupir rêveur en pensant à Harmony Beauty Beauty et ses cheveux rendus soyeux par la potion CapiFéérique.

-      Frieda comprendra...

Surtout que ça va bien, entre elle et moi. Je la vois presque tous les jours au Chaudron Baveur. C'est très drôle de voir tous les gars jaloux de la voir sur mes genoux - mes genoux ! Je lui ai proposé de rejoindre notre gang, mais elle dit qu'elle préfère travailler seule.

Albert, depuis son fauteuil, se penche un peu sur la table basse.

-      C'est Rita Skeeter, dit-il en désignant la photo.

-      On s'en fiche, chantonne Minny.

Il est tout vexé. En fait, je crois qu'il essaie toujours de l'impressionner, mais que ça ne fonctionne jamais.

Ou peut-être que si...

-      C'est une journaliste, poursuit Albert. Elle couvre tous les évènements importants depuis des années, et...

On fait mine de bailler tandis qu'il poursuit son petit discours. Puis je donne un coup de coude à Min', et elle sourit de toutes ses dents grises quand je me tourne vers Russel en désignant le journal.

-      Dis, Russ, c'est qui elle ?

Albert enrage, Minny rit, et le vieux, qui n'a pas suivi la conversation, explique, les mains croisées sur son ventre :

-      Skeeter. Elle a écrit un bouquin sur Albus Dumbledore au début de l'année.

-      Un livre avec des révélations majeures sur sa vie, souligne Albert d'un air important comme pour être intégré dans la conversation dont on l'a exclu.

-      Des révélations... et beaucoup de conneries.

-      Tu l'as connu, toi, Albus Dumbledore ? je relève, décidé à embêter Albert jusqu'au bout.

Russel regarde pensivement sa baguette entre ses doigts boudinés.

-      Ouais, dit-il finalement. Il était prof de Métamorphose à Poudlard.

-      Il était comment ?

Il pousse un long soupir et s'enfonce dans son siège, gratte sa barbe.

-      Impressionnant... Puissant. Très clairvoyant. Impossible de le berner.

-      T'as essayé ? je ris.

-      Pas qu'une fois, fait-il avec un clin d'œil.

-      Alors tu... tu l'admires ? s'étonne Albert, troublé, oubliant notre jeu enfantin. Albus Dumbledore ? Il était quand même...

-      L'ennemi du Seigneur des Ténèbres et l'allié de l'Élu, termine tranquillement Russ. C'est pas à moi de prendre parti. Les combats... c'est des combats de Grands. Albus Dumbledore contre Grindelwald. Albus Dumbledore contre le Seigneur des Ténèbres. Harry Potter contre le Seigneur des Ténèbres. Nous, on s'en fiche, conclut-il en se redressant un peu pour porter son verre de limonade à ses lèvres.

J'acquiesce, mais Albert n'a pas l'air d'accord. Le pauvre se croit tellement important qu'il ne comprend pas que tout ça, ça nous dépasse.

Minny se désintéresse de notre conversation. Elle se lève, lance le gramophone et danse toute seule dans un coin de la pièce.

-      T'étais dans quelle Maison, à Poudlard ? je demande à Russ.

-      À ton avis ? fait-il mystérieusement.

-      Pas Gryffondor, en tout cas ! je m'esclaffe en pensant à toutes les fois où il s'est planqué.

-      Non, pas Gryffondor, concède-t-il.

-      Serpentard alors ?

Il sourit et se tourne vers Albert dont l'attention est absorbée de l'autre côté du salon, là où Minny chantonne.

-      Et toi ? Tu penses que j'étais dans quelle Maison ?

Albert fronce les sourcils, hésite.

-      Je ne pourrais pas dire, comme ça, bredouille-t-il. Tu irais bien dans toutes les... Maisons.

J'échange un regard avec Russ, et je crois que ce dernier a compris un truc sur notre aristo bon marché.

-      Alors ? j'insiste. Ne me dis pas que c'est Poufsouffle...

Il laisse planer un silence, puis me confie à voix basse :

-      Serdaigle.

J'éclate de rire. Russ, chez les intellos ! Je l'imagine avec des lunettes, dans une bibliothèque, noircissant des kilomètres de parchemin. C'est hilarant. Pour se venger, le vieux me pousse et je tombe littéralement par terre, où j'en rajoute en me tordant de rire.

-      Idiot, marmonne Russel en me donnant un vague coup de pied dans les côtes.

Je me relève, les yeux pétillants.

Minny sautille toujours dans son coin au rythme de la musique. Je la rejoins alors et augmente le son jusqu'à couvrir les protestations de Russ. Ses yeux clairs cerclés de noir s'illuminent et elle m'adresse un immense sourire. Face à face, on se met à danser. Ses longs cheveux grisâtres tressautent autour d'elle au rythme de ses mouvements. Elle se cambre, se déhanche comme une star ou une princesse, elle est bizarrement belle comme ça. À un moment, on décroche complètement le rythme et on saute sur place dans une espèce de concours à qui sera le plus rapide. Essoufflé, je la fais tournoyer sur elle-même jusqu'à ce qu'elle tombe par terre, le corps secoué de spasmes hilares, et la musique engloutit son rire.

Je tends la main pour la relever, cette fois notre danse n'a plus aucune cohérence. On... se secoue. C'est vraiment le seul mot pouvant nous décrire à ce moment-là. On a l'air de fous échappés d'un asile, et on s'en fout royalement. Au milieu de ce chaos, je vois Albert les bras croisés, une lueur intense dans ses yeux posés sur Minny. Je crois qu'il est amoureux.

Alors je délaisse Minny, je l'envoie d'un large mouvement dans les bras d'Albert. Et pendant qu'elle essaie de le convaincre de danser, je me tourne vers Russel. Son expression est dissuasive, limite hostile, mais je m'en moque. J'essaie de pousser sa carcasse obèse de sa chaise. Je donne des coups de poings dans son ventre au rythme de la musique. Prêt à tout pour arrêter ma folie, il finit par se lever à son tour.

On est désormais quatre au milieu de la pièce. Je ne nous ai jamais vus aussi heureux. Minny secoue Albert, aussi à l'aise pour danser que Troll dans une boutique de Barjow&Beurk. Ils forment un cercle - ou plutôt un triangle -, moi au milieu, et je leur fais une démonstration spectaculaire de mes talents d'acrobate. Ils sont surpris, rient, m'ébouriffent les cheveux. Russ finit par se prendre au jeu et va même jusqu'à nous apprendre des pas de danse de son époque. Accrochés les uns aux autres, les yeux sur ses pieds, on l'imite, on tombe, on se gifle gentiment, on s'embrasse - Minny et Albert s'embrassent -, on oublie.

Ce soir, les Rafleurs dansent.