Russ a les yeux brillants.
- Tu pleures, Russ ? se moque Minny.
On échange un regard amusé, on s'attend à ce qu'il nous insulte dans sa barbe.
- Je crois bien, oui, dit-il pourtant.
Minny prend la main d'Albert. Moi, j'essaie de trouver ce qu'il trouve de si incroyable à ce château. Il a l'air immense et froid. Je m'imagine le vieux Russel enfant, des parchemins et des plumes encombrant ses bras.
- C'était une autre époque, murmure-t-il en me tapotant l'épaule.
- T'en as jamais parlé.
- Je voulais pas vous faire regretter.
- C'était si bien que ça ?
- C'était bien... et parfois c'était pas bien.
Bah, ça m'a pas l'air si bien que ça alors.
Son regard se perd encore sur le lac. J'aime pas le voir comme ça. Un combat important nous attend. On nous a tous appelé, les Rafleurs. On nous a dit que c'était la bataille finale, et que si on se joignait à eux - les Mangemorts - on serait récompensés. Minny rêvait de se battre. Albert l'aurait suivie n'importe où. Russel voulait revoir Poudlard. Je suis le seul à avoir hésité. Je n'ai pas spécialement envie de crever. Mais je voulais rester avec eux.
Autour de nous, ça boit beaucoup. Russel nous l'a interdit, selon lui ça va bousiller nos réflexes. Comme si on en avait, des réflexes. Je reconnais un visage boutonneux - c'est Harrison, le type à qui j'ai volé la baguette. Il en tient une autre dans la main, il a dû la piquer à une capture.
Je fais signe à mes amis que je vais faire un tour. Je me faufile entre les groupes, je cherche Frieda du regard. Au bout d'un moment, je comprends qu'elle n'est pas venue. Elle a raison.
C'est marrant, comme l'ambiance est joyeuse. Les gens rient. Certains se gravent des signes sur la peau. J'ai presque l'impression qu'ils se sont habillés pour l'occasion. Je vois un groupe de types qui s'embrassent sur la bouche. Tout le monde est dégouté et rit.
Quand je retourne à mon propre gang, Minny m'accueille avec un grand sourire. Son khôl à la main, elle me tient le menton et dessine sur mon visage. Elle entoure même mes yeux de noir, comme elle le fait pour elle. Des larmes s'échappent quand elle manque de m'éborgner.
- T'es beau, Paki, déclare-t-elle fièrement quand elle a fini.
- Je sais. Mais si tu veux des compliments, te tourne pas vers moi.
Ses yeux clairs étincèlent.
- Albert m'a dit qu'il allait nous acheter un château comme celui-ci.
Je ricane et elle a un rictus elle aussi, mais je crois qu'elle y croit un peu.
- Pour y mettre tous vos enfants ? je demande innocemment.
- Non, chuchote-t-elle avec un clin d'œil. Pour se supporter. J'ai peur de l'assassiner si on vit ensemble dans une petite chaumière.
J'éclate de rire. Je crois que Minny a retrouvé l'espoir.
Elle me colle un baiser sur la joue puis s'en va colorier le visage de Russ. Je vais vers Albert qui triture la chaine en or attaché à son costume dans un meilleur état que d'habitude.
- C'est ça que tu cherches ? je demande en sortant sa boussole de ma poche.
Il écarquille les yeux, me l'arrache presque des mains. Il me considère avec suspicion. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'Albert et moi, ça n'a jamais été l'amour fou. Mais il a fait une promesse à Minny.
- T'auras pas besoin de l'acheter, hein, ce château ?
- Quoi ?
- Tu l'as déjà, le château que tu as promis à Minny, je répète. Le Château de Buchanan.
Je fais une petite révérence ridicule, et ajoute :
- Sir Albert de Montrose.
C'était écrit sur sa boussole, gravé dans des belles lettres. Il est vraiment aristo, le faux aristo. Seulement, il est aristo chez les Moldus. Et Sang de Bourbe chez les sorciers.
Je vois qu'il a peur. Après tout, je suis Rafleur. Je pourrais le capturer et récupérer une belle somme en le livrant au Ministère. Mais honnêtement, je m'en fous. Bientôt, tout sera terminé. Minny est amoureuse de lui, et il va lui donner un château. C'est tout ce qui compte.
L'heure est presque écoulée. Potter ne s'est pas rendu. Ça veut dire qu'on va devoir se battre. Contre qui, au fait ?
- Russ ? j'appelle le vieux dont le visage est barbouillé du khôl de Minny. On va se battre contre des profs ?
- Ouais. Et des membres de la Résistance, des Aurors, des élèves...
- Des élèves ?
Il acquiesce et m'ébouriffe les cheveux car je viens de comprendre.
- On va se faire massacrer, je souffle.
Je me sens tout mou, puis deux mains viennent me pincer les côtes.
- Pas si on est ensemble, Paki ! s'exclame joyeusement Minny qui vient d'arriver derrière nous, Albert dans son sillage.
Mais elle a tort. Dans deux minutes, on va devoir charger, et on va crever. Troll est pas là, Albert sait pas viser, Russel passe sa vie à se planquer et moi je... j'ai pas une foutue baguette digne de ce nom. Je pense à Ted Tonks, à son regard et son cadavre. J'ai envie de revenir au Chaudron Baveur, de retrouver Frieda et de passer ma vie avec elle sur son tapis.
Une minute. Les Rafleurs autour de nous rugissent littéralement. Ça pue la transpiration, l'alcool, et l'espoir. Minny sautille d'excitation. Elle prend la main d'Albert, serre mes doigts de l'autre, et je m'agrippe à Russel. À tous les quatre, on forme une ligne face à Poudlard, et d'un coup, je me sens plus fort. Min' a raison. On est ensemble. C'est ça, la force des Rafleurs. On est puants, et bêtes, et méchants, mais on est ensemble. Et bientôt, Minny et Albert auront leur château à eux. Moi, je serai riche, aimé. Russel montera le plus grand réseau clandestin du monde magique. Bientôt.
Potter ne s'est pas rendu.
Alors, d'un coup, la masse que nous formons se projette en avant. Je lâche les mains de Minny et Russ, et je cours à côté d'eux. Ça va si vite, c'est dingue.
Mais rapidement, j'aperçois plus Russel. Je le cherche du regard en essayant de ne pas trébucher dans ma course. Puis je vois... Je le vois ! Il est là, immense, puissant, affreux et dégoutant, à quelques mètres de moi et pourtant si reconnaissable.
- Y'A TROLL ! je hurle à Albert et Minny.
Cette dernière part dans un rire joyeux et fou. Elle accélère. La simple idée que Troll est là avec nous nous rend plus forts. C'est lui qui nous donnait ce sentiment d'être invincibles.
Bientôt, nos premiers ennemis apparaissent. Ils brillent à la lueur de la lune, argentés. Comme beaucoup, je suis surpris. Comme beaucoup, je ris. Ils se croient au Moyen-Âge, ou quoi ? Ils sont au moins une centaine, dans leur armure, à nous faire face. Troll est le premier à les atteindre. Il les assomme à coups de poing. Les sortilèges fusent autour de moi. En fait, c'est un joyeux mélange de corps à corps et d'étincelles magiques. Je ne quitte pas Minny et Albert d'une semelle, lui a l'idée de former un triangle tous les trois, dos contre dos.
Et peu à peu, on réalise.
C'est pas des humains. C'est même pas des créatures magiques. C'est des putains de tas de ferraille vide. Pas d'yeux derrière le casque, juste un trou noir, béant, effrayant.
Alors on ne vaut pas mieux que des objets, c'est ça ? La colère se diffuse dans mes veines en même temps que la peur, les armures ensorcelées n'arrêtent pas de se relever. J'échange un regard avec Albert, il a compris lui aussi. Lui qui s'est toujours pris pour le Ministre de la magie lui-même, ça doit lui faire un sacré coup à l'égo.
Mais il se prend un vrai coup. Une épée en cuivre heurte sa tempe, et j'entends presque le métal sonner contre mon propre crâne. Il s'effondre. Je fais signe à Minny de s'occuper de lui pendant que je les couvre, mais le regard de mon amie devient fou.
Ses cheveux grisâtres sont comme la crinière d'un Sombral affolé. Elle est déchaînée, elle hurle sa colère, cisaille les armures, les chiffonne comme du parchemin. Je m'agenouille devant Albert. Rapidement, mes mains se maculent de sang poisseux. Ses yeux sont grand ouverts sur le ciel noir. J'ai la conviction que son dernier regard était pourtant pour mon amie.
Il est mort.
Je relève la tête vers Minny. Elle s'est arrêtée.
- Qu'est-ce que tu fous, abruti ? crache-t-elle à l'homme qu'elle aime. La Belle au Bois Dormant, c'est pour plus tard, relève toi bordel !
Mais elle s'effondre à son tour, frappée par un éclair de magie.
Je ne comprends pas ; on se bat que contre des armures, ici ! Est-ce que des Aurors auraient rappliqué ?
Puis je regarde tous les Rafleurs autour de nous, qui frappent au hasard. Minny vient d'être touché par un des nôtres. Car les Rafleurs sont bêtes, et en groupe, ils s'entretuent sans même le savoir. C'est ce que fait mon amie s'apprête à faire. Son dos est ensanglanté. Elle gifle le visage mort d'Albert. Son khôl glisse sur ses joues. Ses gestes sont saccadés, je la couvre toujours mais j'aimerais la prendre dans mes bras. Elle se relève et tire à son tour dans le tas, jusqu'à tomber à nouveau.
Elle est curieuse, sa manière de se battre. À chaque fois que je crois qu'elle va définitivement rejoindre Albert, j'aperçois l'éclat vengeur dans ses yeux bleus. Parfois, on dirait qu'elle danse, comme cette fois avec le gramophone, et parfois on dirait qu'elle chante tant elle hurle de rage et de douleur. Pourquoi se bat-elle ? Moi, j'essaie de survivre et de l'aider. Elle, elle a tout oublié. Ne reste plus que sa baguette et ses éclairs hypnotisants, car Mineral Waters aurait dû être une immense duelliste. Puis elle s'arrête. Plus un geste. Son corps recouvre celui d'Albert.
Minny n'a jamais su tenir en place, alors je le sais, elle est morte elle aussi. Je le sais.
Je le sais.
Je le sais parce que tout est soudain plus froid. Je suis paralysé et j'ai mal, mal, mal, j'ai du mal à respirer, j'ai peur, j'ai envie de retourner le temps de dix secondes pour voir les sorts de Minny fuser, de vingt minutes pour sentir ses mains me maquiller, de trois jours pour entendre son rire avec Albert, et quelques semaines pour danser avec elle. Je sais qu'elle est morte parce que tout est vide et que je tombe.
Et roulé en boule, à l'abri des décombres, je pleure. J'aimerais dire que je pleure comme un enfant mais je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais pleuré comme ça, même enfant. Je revois ma mère et son visage épuisé. Je la vois s'activer avec son détergeant, combattre la misère à coups de chiffon. Et je la vois allongée sur notre tapis, les yeux dans le vide.
Je la vois me rattraper sur le perron, me tendre sa baguette. Qu'est-elle devenue ? Aurait-elle honte de voir son fils unique couvert de sang et de cendres se terrer d'une bataille qui le dépasse ?
Je ferme les yeux si forts que j'ai mal à la tête. Et pourtant, je vois encore à travers mes paupières les éclats des maléfices. J'entends les cris - de rage, de détresse ; des cris parfois exaltés. Ça dure une éternité.
À un moment, tout se calme mais je ne bouge toujours pas. La bataille est-elle terminée ? Qui a gagné ? Quelle importance, après tout ? Je ne peux qu'attendre.
J'aimerais entendre mon nom crié par Minny, comme cette fois où elle est venue me sauver avec Troll. J'aimerais voir Albert et ses boutons de manchette se foutre de ma lâcheté. J'aimerais que Russ me secoue et me force à me relever, nous présente un de ses plans mystérieux. J'aimerais... Je pleure et j'ai mal au dos, à la poitrine, aux oreilles. Mes yeux me piquent mais je refuse de les ouvrir.
Et à nouveau, je ne sais pas comment, les combats reprennent. Mais ils reprennent plus loin. Je ne sais pas pourquoi, je suis intouchable. Je m'endors comme un enfant après une journée bien remplie.
Puis j'ouvre les yeux.
Je suis entouré de cadavres. Des cadavres d'armures, d'adolescents et de Rafleurs.
Je me demande un moment si je ne suis pas mort, moi aussi. Dormir avec les morts, c'est mourir un peu aussi.
Je me relève lentement. Ça pue. Dans le château, ça brille. Je vois plein de gens en face de la porte. Aucune cape noire de Mangemort.
Je trébuche.
- Il y en a un là-bas ! Un Rafleur !
Je crois qu'on parle de moi mais j'ai du mal à croire que je suis le seul Rafleur restant.
- Retourne-toi, ordonne une voix profonde plus proche de moi.
Bien sûr, que j'obéis. Je lève même les bras en l'air comme un connard. Un homme à la peau noire, grand et grave, me regarde, sa baguette pointée sur ma poitrine.
- Me tuez pas, je supplie dans un murmure.
Il acquiesce lentement et fait un mouvement de baguette. Des menottes se referment sur mes poignets dans un bruit froid.
Et alors que je slalome entre les corps en suivant l'homme, je crois voir la grosse silhouette de Russ derrière une colonne à moitié effondrée.