Pour Luna, rien n'était jamais cassé ; tout prenait simplement une forme nouvelle. Sa robe aux plumes peintes en bleu, déchirée par ses camarades de dortoir, lui donnait désormais l'air d'un étonnant oisillon. Les éclats des boules de cristal éparpillés au département des Mystères étaient la plus belle des constellations.
Il suffisait de regarder de biais, ou d'en haut, ou de très bas.
Luna n'avait donc jamais songé à réparer quoi que ce soit.
Mais cette nuit-là...
Le corps brisé de Dumbledore.
Elle ne voulait pas le réparer, non, Luna avait compris il y a des années que la vie ne se suture pas. Mais il y avait tous les visages de ses amis abimés par la douleur. Cela ne lui plaisait pas.
Souvent, après des journées alourdies par le soleil, la nuit convoque l'orage. Cette nuit fut celle qui suivit la chute du mage.
Luna déambulait dans le château éteint ; demain, l'enterrement puis retour chez les parents. Tous en parlaient, un peu étourdis, et personne ne trouvait le sommeil alors ils se réunissaient dans les Salles Communes, pleurant et chuchotant. Luna avait écouté les Serdaigles, puis elle avait parlé mais les regards l'avaient convaincue qu'elle trouverait meilleur réconfort dans les couloirs désertés des préfets.
Luna savait qu'elle n'était jamais seule mais elle ne pensait pas croiser qui que ce soit cette nuit-là.
- Ginny ?
Son amie sursauta légèrement. Elle était à cheval entre deux marches, comme interrompue au milieu d'une ascension, captivée par le spectacle nocturne à travers la vitre ovale. Elle tira une mèche de ses cheveux roux et Luna l'entendit soupirer gentiment.
- C'est toi...
- C'est moi.
Luna voulait voir ce qui la fascinait, dans cette nuit, alors elle vint à côté d'elle admirer les arbres plier, illuminés un bref instant par un éclat terrifiant, puis ployer encore sous la pluie.
- Tu vas me dire que c'est Dumbledore, qui gronde dans le ciel ? dit Ginny du ton qu'elle usait lorsqu'elle s'amusait de ses réflexions.
- Pourquoi gronderait-il ? s'étonna Luna.
- Moi, je gronderais.
Elle tremblait, et la vitre semblait vibrer avec sa colère.
- Peut-être que le ciel gronde pour toi, alors.
- Que fait Dumbledore, dans ce cas ? Je te jure, plaisanta-t-elle férocement, il a intérêt à préparer un plan brillant avec Merlin lui-même pour se venger de Rogue.
Cela semblait être beaucoup demander à un mort.
Non, Luna l'imaginait autrement.
- Moi, je pense qu'il est dans le Poudlard Express en train d'hésiter entre plusieurs confiseries.
Elle se sentit comme soulevée dans les airs par un Tranchesac Ongubulaire lorsque Ginny sourit.
- Je l'imagine bien comme ça, sur sa banquette, dans une horrible robe violette et avec une montagne de sucreries.
Luna rit.
- Il avait toujours un tas de confiseries sur son bureau, reprit pensivement Ginny. Enfin c'est ce que... c'est ce que Harry m'a...
Sa voix s'éteignit. Luna la ralluma en posant une main sur son bras. La jeune fille se racla la gorge avant de déclarer d'un ton faussement ferme.
- On va rompre. Enfin... il va rompre.
- Que va-t-il rompre ?
Ginny leva les yeux au ciel avec cet agacement franc - pas les ricanements méchamment dissimulés des autres - qui lui fit comprendre qu'elle ne comprenait pas.
- Je ne sais pas, moi ! C'est une expression... on dit ça comme ça. On va rompre. Il va rompre, répéta-t-elle encore.
Luna voulait vraiment comprendre, mais Ginny n'était pas prête. Alors elle n'insista pas.
- Je savais bien que sortir avec Harry Potter, c'était pas cueillir des pâquerettes tous les dimanches - et ça me plait, il me plait comme ça, c'est Harry. Mais je ne sais pas, j'aurais espéré que ça continue un peu plus longtemps. Lui aussi, il aurait aimé, je vois bien comme il me regarde...
Ginny secoua brusquement la tête, comme exaspérée par une créature importune.
- Je suis ridicule, dit-elle durement. Dumbledore est mort et je pense à me petite vie amoureuse.
Luna fronça les sourcils. Elle ne la trouvait pas ridicule ; simplement triste et abimée. Ginny dut le voir dans ses yeux car elle détourna aussitôt les siens. Les sanglots ne gagnèrent que sa voix.
- C'est comme si... comme si tout s'effondrait... sans moyen de réparer quoi que ce soit.
Encore une fois, Luna ne comprenait pas ; pour elle, rien n'était jamais cassé. Elle prit toutefois la main de Ginny et l'entraina derrière elle. Leurs chaussures battirent la pierre et les tapis de Poudlard, leur son englouti par le tonnerre, et elles arrivèrent à la Grande Porte.
Elles sortirent dans l'orage comme on plonge dans une mer agitée. Elles luttèrent contre le vent, Ginny si solide et Luna les guidant. Leurs robes se gorgèrent vite d'eau mais elles n'avaient pas froid, c'était un orage d'été.
Elles arrivèrent enfin sous les premiers arbres de la Forêt Interdite. Là, les feuilles gonflaient la pluie qui éclatait lentement sur la mousse mouillée. Elles noyèrent leurs chaussures dans la boue, s'accrochèrent à l'une et à l'autre et aux branches, puis Luna s'arrêta. Elle bascula la tête en arrière, les yeux rivés sur les nuages noirs, et Ginny crut un instant, très sérieusement, qu'elle allait faire une danse de la pluie - elle l'aurait suivie.
- Regarde, chuchota son amie comme pour ne pas réveiller un enfant alors même que le tonnerre réveillait le ciel.
Le bras levé, elle désignait une branche. Ginny protégea ses cils d'une main et suivi son indication.
Elle ne le vit pas immédiatement. En temps normal, elle ne l'aurait pourtant pas manqué. En temps normal, son éclat rouge l'aurait interpelée. Elle écarquilla les yeux en le voyant enfin, autant surprise par sa présence ici que par son éclat terni.
Ils avaient entendu sa lamentation dans le parc, ce jour-là, puis plus rien. Elle le pensait déjà loin.
Mais il était au-dessus d'elles, et privé de son perchoir et de son maître, il n'était qu'un oiseau parmi des milliers dans la forêt. Un oiseau de feu tremblant sous l'eau, ses plumes flamboyantes assombries par la pluie.
Fumseck inclina légèrement la tête et Ginny croisa son regard bizarrement humain.
Elle observa alors le phénix déplier ses ailes, les battre trois fois. Tout l'arbre trembla. Une légère vapeur s'éleva autour de lui alors que l'eau fumait sur sa chaleur retrouvée. Finalement, il s'éleva dans un superbe éclair rougeoyant.
Ginny se troubla à peine lorsque les serres de l'oiseau étreignirent son poignet. Elle le considéra simplement, si proche de son bec où gouttait la pluie, et peut-être...
Luna s'assit sur un tronc d'arbre. Elle regarda ainsi longtemps la sorcière et l'oiseau pleurer sous l'orage. Elle se souvint que les larmes du phénix guérissaient tout. Les larmes guérissent la peine, sa mère disait qu'il fallait pleurer pour aller mieux.
Lorsque le soleil éclaira la cime des arbres de la Forêt Interdite, les nuages noirs se diluèrent dans le ciel. La pluie tarit. L'air rougit avec l'aube. Luna se leva alors et regarda, avec Ginny, le phénix s'envoler si haut qu'il sembla percer la Lune dont les contours s'effaçaient.
Les jeunes filles se sourirent avec apaisement.
Et Luna pensa que vraiment, rien n'était jamais cassé ; tout pouvait être réparé.