Nous ne nous étions jamais rencontrés, mais je la connaissais comme cette consœur aux publications excentriques. Elle écrivait pour le Chicaneur des articles absurdes sur des créatures plus ou moins imaginaires, tandis que les journaux du monde entier réclamaient ma plume et ma signature. J'étais un jeune Magizoologiste soucieux d'être à la hauteur de mon nom, de ma discipline, et je m'appliquais à la plus grande rigueur.
La trop grande rigueur. À présent, je reconnais que mon exigence frisait l'inhumanité. Et c'est cette même personne dont je dénonçais dans des papiers pompeux et froids les raisonnements approximatifs, c'est cette même personne, Luna Lovegood, qui me réapprit la douceur et l'amour.
Je la rencontrai pour la première fois au Congrès International des Magizoologistes du Salzkammergut, dans les Alpes autrichiennes. Peu sociable, j'avais l'habitude de fuir ces évènements où tous m'épiaient avec une avidité qui me mettait mal à l'aise. Mes collègues alternaient flatteries, dédain, jalousie. Et si la nature est dite impitoyable, les Congrès l'étaient bien plus, et je préférais mille fois partager mes journées avec un Nundu qu'avec ces hommes et femmes dont les regards m'embarrassaient.
Je pensais donc trouver la tranquillité en m'éloignant du campement pour m'installer sur les berges du lac du Wolfgang. Je faisais mine d'étudier les créatures aquatiques, magiques et non magiques, qui vivaient sous l'étendue d'eau dorée par le soleil d'Automne. Ils étaient bien moins fascinants que les Grapcornes auxquels était consacré le Congrès, mais ils n'en étaient pas moins passionnants pour mon œil curieux.
J'étais donc accroupi au bord du lac, si concentré que j'entendis à peine mes confrères s'approcher. Un instant, une odeur me perturba, et je relevai la tête pour froncer les sourcils sur les baklavas, dont l'odeur de d'amande et de miel m'avait un instant replongé dans des voyages d'enfance. Une Magizoologiste marocaine distribuait ces pâtisseries qu'ils se partageaient joyeusement en guise de goûter, et je percevais la rumeur de leur conversation comme sous l'eau, comme si j'étais moi-même avec la faune du lac, dans le lac.
Je n'émergeai que lorsque j'entendis mon prénom prononcé par un sorcier au fort accent américain.
- Tu devrais en parler avec Rolf !
Je me figeai, espérant me faire oublier, et je crois même que je baissai un peu les épaules, rendant ma position accroupie encore plus précaire.
- Rolf ? répéta une voix si légère qu'elle sembla caresser l'air jusqu'à moi.
- Rolf Dragonneau, répondit celle, exubérante, de l'Américain.
- Je crois que Mr Dragonneau ne m'apprécie pas.
Ce fut dit avec une telle intonation, sincère et sans rancœur, que j'en perdis l'équilibre et basculai tête la première dans les quelques centimètres d'eau face à moi. Je pestai contre ma maladresse, tentai de sauver mes parchemins mouillés, avant de réaliser au silence soudain que tous avaient vu ma piteuse chute, et que tous attendaient ma réaction à la si franche affirmation de la jeune femme. Je leur tournai le dos, priant Merlin pour qu'un phénix apparaisse là et me fasse transplaner loin d'ici. Je fus même tenté de mimer un Niffleur et de creuser un terrier pour ne plus jamais en sortir. Cinq ou six mètres sous terre, ce n'était pas si terrible.
Avant de prendre cette décision, je décidai tout de même de risquer un regard vers le groupe afin d'identifier celle que j'avais dû un jour offenser. Je savais que ma timidité pouvait être prise pour de l'indifférence, et ma rigueur pour du mépris, et je détestais l'idée de blesser toute créature vivante, animale, magique, humaine.
Je mis quelques secondes à identifier cette créature-là comme Luna Lovegood, celle-là même dont je n'hésitais pas à condamner les articles. Ce n'était pourtant pas difficile ; nul besoin de la connaitre personnellement pour l'identifier à sa robe turquoise extravagante et ses cheveux blonds tressés sans coquetterie mais avec étourderie au milieu des brindilles et des fleurs sauvages d'automne.
Je décidai d'abandonner l'idée du terrier et secouai mes vêtements mouillés, me relevant sans grâce pour m'adresser à elle en bredouillant, ignorant tous les autres regards moqueurs et avides des Magizoologistes assis à côté d'elle.
- Ce n'est pas... commençai-je, troublé, avant de retrouver mes mots. Croyez-moi, ça n'a rien de personnel.
- Et croyez-moi, sourit-elle, je sais quand on ne m'apprécie pas. Vos critiques de mes travaux ont toujours été plus claires que l'eau de ce lac.
Encore une fois, elle le disait sans animosité, comme une constatation qui me poussa à me justifier. J'avais honte, je dois le reconnaitre, car critiquer les recherches d'une consœur sur un bout de parchemin est fort différent de lui faire face ainsi. Je décidai de me montrer franc.
- Je trouve que vos recherches manquent de rigueur, déclarai-je dans un même souffle.
Elle fronça légèrement ses sourcils blonds, l'air d'y réfléchir sérieusement - je ne pouvais tout de même pas être le premier à faire remarquer cela ! - et pencha la tête d'un air curieux.
- Que voulez-vous dire ?
Les autres suivaient notre échange avec amusement. Je me rapprochai de leur cercle et combattis cette sensation d'être à nouveau si idiot, moi debout et eux assis, trente têtes levées sur moi.
- Je veux dire que... voyez...
Je pataugeais alors même que j'avais quitté le lac et il fallut que je me souvienne d'une de ses publications pour retrouver mon assurance.
- Prenez par exemple vos travaux sur les Enormus à Babille.
- Ils existent, déclara-t-elle avec conviction.
- Je ne prétends pas le contraire, acquiesçai-je vivement, mais si vous voulez apporter une preuve de leur existence, il vous faut une description précise. Vos analyses comportementales sont passionnantes mais nous ne savons rien de leur poids, leur taille, celle de leurs dents... Vous prétendez que leurs griffes leurs permettent de creuser la roche mais nous ne savons connaissons rien de la composition de la roche, de celle des griffes... Tout est trop approximatif. Vous manquez de rigueur.
Je terminai ma tirade en me mordant la joue, craignant de m'être montré trop hautain. Quelques feuilles mortes glissaient à mes pieds et s'envolaient un peu plus haut, comme portées par ce souffle d'hostilité de mes confrères. Hypocrites, puisque tous au moins méprisaient les travaux de Luna Lovegood, riant de ses conclusions sans oser démontrer publiquement leurs défauts.
- Je comprends, déclara la jeune femme après un moment, et je songeai à faire demi-tour vers le lac quand elle ajouta : Vos articles manquent d'empathie.
Je restai là, un peu sonné, surpris mais curieux de comprendre ce qu'elle signifiait ainsi.
- Vous décrivez les créatures magiques comme des articles d'un magasin de chaudron, expliqua-t-elle.
Les autres rirent mais je notai que son ton n'avait rien d'acerbe ou de moqueur.
- Je m'efforce d'être scientifique, protestai-je.
- Dans le monde magique ? sourit-elle.
Une fois encore, ils le prirent pour une plaisanterie méchante et les ricanements redoublèrent.
- Attention Miss Lovegood, vous allez vexer notre star... lança l'Américain.
Elle eut une expression inquiète.
- Je vous vexe ?
- Oui, avouai-je, mais je vous écoute.
- Moi aussi, je vous écoute.
Nous nous sourîmes. Ses yeux d'un bleu pâle ne me quittaient pas. Elle se leva sans prendre soin de décoller l'herbe humide de ses vêtements tandis que les murmures moqueurs autour de nous ne tarissaient pas.
- Éloignons-nous, déclara-t-elle finalement en me faisant signe de la suivre hors du cercle. Cet endroit est infesté de Jonchuruines...
- Les Jonchuruines n'existent p...
- Et je ne voudrais pas qu'ils nous atteignent nous aussi. Venez, Monsieur Dragonneau, je vais vous montrer quelque chose.
Debout, aussi grande que moi, elle me sembla soudain très forte. Elle ignorait les rires et je fis de même en la suivant.
Nous nous éloignâmes donc du cercle pour nous enfoncer dans la forêt de montagne. La lumière du soleil filtrait entre les feuilles orangées et tachetait la terre humide, et bientôt, nous arrivâmes à un arbre où était pendu, comme un énorme fruit, son sac en bandoulière.
Elle plongea une main dedans. Elle sursauta et l'en retira aussitôt.
- Il m'a mordu, constata-t-elle avant de porter ses doigts au niveau de ses yeux.
Je n'eus pas le temps de lui demander ce qui l'avait mordu, m'inquiétant d'une potentielle maladie portée par la morsure, car enfin elle extirpait de son sac un grimoire furieux. Elle le posa pas terre avec délicatesse. Il se mit à grogner comme une créature découvrant un nouvel environnement, avant de s'apaiser et de se coller à ses chevilles nues.
- Le Monstrueux Livre des Monstres, devinai-je avec étonnement. Il n'est plus édité.
Car tous les libraires sans exceptions avaient porté plainte. Celui du Chemin de Traverse était parti à Sainte Mangouste le 1e Septembre pour fatigue nerveuse et blessures physiques.
Luna Lovegood acquiesça avec fierté tandis que je considérais curieusement ce livre qui ronronnait à ses pieds.
- Quand j'étais en Deuxième année à Poudlard, raconta-t-elle de sa voix chantante, un élève a pensé me faire une plaisanterie en le cachant dans mon lit.
Je fronçai les sourcils.
- C'est cruel.
- Oui, le pauvre a eu très peur, enfermé dans le noir ainsi. Quand je l'ai trouvé, j'ai voulu chercher son propriétaire, mais personne ne semblait en vouloir alors je l'ai gardé. Nous nous sommes apprivoisés, tous les deux, et depuis je ne m'en sépare jamais. Ce n'est pas pratique, parce qu'il a tendance à s'impatienter dans mon sac et qu'il me mord parfois, mais c'est un livre très fidèle.
Je ne pus m'empêcher de sourire.
- Vous avez un beau sourire, déclara-t-elle comme une conclusion.
J'évitai son regard, embarrassé.
- Je peux ? demandai-je en tendant les bras vers son livre.
Elle acquiesça, se pencha pour le recueillir et me le confier avec douceur, comme si le Monstrueux Livre des Monstres était une créature fragile. Et peut-être l'était-il, car tandis que je caressais sa couverture usée, il s'apaisait lui aussi.
- Vous avez l'air de beaucoup aimer les créatures magiques, dit-elle avec une sorte d'émerveillement.
- Pourquoi penseriez-vous le contraire ? m'étonnai-je.
- Vos articles n'ont pas votre passion.
- Je vous l'ai dit, je m'efforce d'être rigoureux.
Elle haussa les épaules et les bruits de la forêt remplirent notre silence. Lentement, je parvins à m'accorder avec le grimoire pour qu'il me dévoile son contenu. Je remarquai plusieurs notes griffonnées au coin des pages. Je faisais la même chose, jeune, avec les livres de mon grand-père. Mes camarades de classe trouvaient cela terrible mais lui s'en amusait et les lisait toujours avec intérêt.
- Parfois, m'expliqua Luna alors que je déchiffrais sa plume, je lui demande l'autorisation d'écrire des précisions sur ses pages.
- Ça ne le vexe pas ?
- Il sait qu'il a encore tout à apprendre.
Nous échangeâmes un regard. Il y avait quelque chose de l'ordre de l'évidence entre nous, et nous commencions, malgré nos approches différentes, à nous comprendre. Et voilà que nous racontions nos enfances, les cinq écoles que j'avais fréquentées au fil des voyages de mes parents, ses parents à elle, sa mère et sa folie lucide, son père et son fameux Chicaneur qu'elle espérait reprendre un jour (je n'essayai même pas de cacher mon scepticisme, ce qui la faisait rire), la guerre, les créatures que je souhaitais étudier, et elle parvint à cette conclusion :
- Votre vie me semble moins rigoureuse que vos écrits.
Le soleil s'était presque couché derrière la montagne voisine, et nous avions fini par nous asseoir, peu soucieux de la lumière déclinante de cette fin d'après-midi. Je souris.
- Disons que j'y laisse une place pour l'imprévu.
- L'imprévu peut-il faire soixante kilos ?
J'ouvris grand les yeux, rougissant. Était-elle en train de me suggérer de sa manière étrange qu'elle souhaitait entrer dans ma vie ?
- Car cet ourson a l'air de vous apprécier assez pour entrer dans votre vie, termina-t-elle en désignant un recoin plus sombre de la forêt.
Je laissai échapper un rire nerveux en découvrant l'animal, à moitié caché derrière un tronc d'arbre, me faire les yeux doux. Déjà, je m'apprêtais à partir car la mère devait être proche de son petit et qu'elle nous reconnaîtrait comme une menace. Mais Luna n'avait pas l'air de vouloir le quitter. Elle le considérait d'un air émerveillé. Je l'admirai, elle, un instant, avant de prendre sa main.
- Je préfèrerais le laisser en liberté, lui confiai-je en l'entrainant à ma suite vers notre campement près du lac.
Elle me suivit sans rechigner d'un pas léger, presque sautillant, regardant autour d'elle les animaux nocturnes attendre que le noir marque leur éveil.
- Vous me faites penser à mon grand-père, m'amusai-je alors que nous atteignions presque l'orée de la forêt.
À ma surprise, son expression s'assombrit. Ses sourcils se firent graves, elle pinça les lèvres et croisa même ses bras.
- Ai-je dit quelque chose qui vous a blessé ? m'inquiétai-je.
- J'aimerais qu'à l'avenir, Rolf, vous me voyiez un peu moins comme votre grand-père.
Lorsque je compris son allusion, je trébuchai sur une racine et manquai de m'étaler dans les buissons. Elle me rattrapa en riant.
Depuis ce jour, je ne veux voir le monde qu'avec elle.