Il ne désobéissait pas. Pas vraiment, du moins. Aucune règle écrite, ni même dite, n'affirmait ceci : « il est interdit d'entrer dans la chambre de Sirius Black ».
Pourtant il le savait, il désobéissait. Chez les Black, les interdits étaient invisibles et omniscients. Ils construisaient les gestes, les pensées et le temps. C'était bien. C'était juste. Une règle brisée et le chaos.
Aussi, cette règle était consensuelle, unique accord pacifique entre ses habitants. Car elle était d'abord la chambre de l'adolescent, soumise à cette loi tacite qui sauve tout parent. Puis elle était devenue la chambre du rebelle, lieu de quarantaine - ou de soixantaine (ces deux mois de vacances qu'il détestait tant) - et l'aîné se moquait de lui, lui proposait un masque et des gants pour qu'il puisse entrer - comme s'il avait pu être contaminé ! Désormais, c'était un tombeau, chambre du Traitre, lieu inviolable, inaccessible, scandale à trois pas de sa propre porte.
Voilà comment l'interdit s'était installé.
Premier été.
Après cette première année solitaire, le grand-frère à Poudlard, d'une petite voix d'enfant mal réveillé.
- Sirius... j'ai fait un cauchemar.
Grognement, tapotement de matelas et rayon de réverbère sur un sourire apaisant. Il avait dormi avec lui.
Deuxième été.
Avant, ils jouaient ensemble dans sa chambre. Alors il était entré sans frapper.
- Sirius, Mère nous appelle pour...
Il dissimulait quelque chose.
- ...manger.
Un objet moldu. Regulus était un fils obéissant. Il avait rapporté le méfait. Cela avait compromis l'accès.
Troisième été.
Seule la tête dans l'encadrement.
- Sirius ?
Pleurait-il ? Non, Sirius ne pleurait jamais. Mais Père avait été terrifiant.
- Sirius ?
Son frère se retourna enfin ; il ne tremblait pas de pleurs mais de colère. Sûrement car Regulus s'était tu, il ne l'avait pas défendu. Mais il était là, désormais, n'est-ce pas ? Un éclair, et il se cogna sur la porte lorsqu'elle se ferma sèchement sur lui.
Quatrième été.
Le bout de sa chaussure cirée sur la frontière.
- Sirius, nous partons diner chez nos cousines.
- ...
- Viens, s'il te plait.
- Ou quoi ? Tu vas me dénoncer ?
Oui. C'est ce qu'il fit.
Cinquième été.
La porte fermée.
- Sirius, éteins ta musique de dégénéré.
- Regulus, va te faire foutre.
Sixième été. Cet été.
- Sirius...
Et le silence.
Il était resté longtemps devant cette porte après son départ. Il lui semblait encore entendre son claquement résonner. Puis il s'était contenté de l'ignorer, l'oubliant comme il oubliait inlassablement les crimes qu'il commettait.
Mais quelque chose avait changé. Quelqu'un avait brisé l'interdit et profané le sanctuaire. Mère.
C‘était la nuit, Regulus avait entendu l'horloge, deux étages plus bas, sonner deux heures. Puis il y avait eu les craquements de la Maison - seule Mère savait la réveiller ainsi. Elle était passée devant sa porte, et comme un enfant, il avait fermé les yeux sous ses draps. Mais elle n'était pas venue l'embrasser. Elle avait fait ses trois pas jusqu'à la chambre mortuaire. Là, grincement de porte et silence.
Les silences, chez les Black, avaient mille significations. Regulus savait les écouter. Ce silence-là le surprit, car c'était le silence des larmes. C'était particulier, ces sanglots irréguliers qui se répercutaient sur les murs. Mère fonctionnait comme l'orage. D'abord l'éclair dans les yeux, puis le silence, et l'éclat ; cri de rage dans la chambre du Traitre. Et l'averse, sur lui et sur la maison qui suait, larmoyante ; sur le papier-peint rouge et or qui gondolerait sans jamais s'effacer.
L'interdit était levé. Il pouvait entrer. C'était son droit. C'était son dû. Il était héritier, après tout, à présent.
Il y alla en plein jour en se faufilant en voleur. Il compta ses pas. C'était si proche. Pourquoi était-ce si lointain ? Lorsqu'il posa la main sur le rond de la poignée, il eut le même sentiment que lorsqu'il attrapait le Vif-d'Or. Soulagement ; la partie est finie. Mais elle venait de commencer.
Nul applaudissement en ouvrant la porte, le seul chahut était celui de son cœur. Il respirait mal, ses oreilles bourdonnaient comme sous les cris et congratulations.
Il n'osa pas encore poser un pied dans la chambre mais il le sentait, l'air était différent. Toxique, sûrement. Il avait rendu son frère fou. Oserait-il l'inspirer ? Mère l'avait fait, après tout. Il osa.
Ses yeux le piquèrent et sa gorge se serra. Il aurait aimé dire que l'atmosphère l'empoisonnait, mais c'était simplement son odeur, une odeur de grand-frère. Ça sentait le frais, la cigarette et le parfum offert par un meilleur ami. Il pleura.
Il le regretta aussitôt, car son silence venait de briser celui de Sirius. C'était un silence bruyant, vulgaire, orageux comme celui de Mère. Car la chambre criait avec le fantôme de son frère, elle criait de toutes ses couleurs, de toutes les bouches de ses amis en photo. Elle criait « Je suis libre ! ». Quel idiot.
Regulus tira sur sa cravate. Il se sentait laid, comme quand Sirius était là. Il se sentait faible, aussi. Que faisait-il ici ? Que cherchait-il ? Un signe que son frère reviendrait ? La preuve de sa repentance, un Portoloin, peut-être, pour le ramener ? Sur le bureau, des parchemins, des objets de farce et attrape, des objets puériles. Et des photos, toujours des photos.
Il y en avait une, par exemple, au-dessus du bureau. Sirius ébouriffait les cheveux de Pettigrow, qui cherchait de l'aide auprès de Lupin, un demi-sourire pour Potter qui avait lui, déjà, la tignasse en champ de bataille. Il y avait celle où Sirius et Potter, sur leurs balais, se poursuivaient en un 8 infini. Une avec Potter, encore, et une jeune fille.
Des amis. Cela aussi était interdit. Il lui aurait fallu trouver des égaux ; mais un Black n'avait que des fidèles, ou des rivaux. Il n'avait pas eu de Potter, de Lupin ou de Pettigrow. Quand Ulric Crabbe lui avait dit « Je suis désolé pour ton frère. », il n'avait pas voulu dire « Je suis désolé que le garçon avec qui tu as grandi et que tu aimes t'ait abandonné. », mais bien « Je suis désolé que ton frère soit un traitre. ».
Regulus continua de parcourir les photos comme une frise antique racontant des exploits épiques. Il s'arrêta brusquement sur un poster inanimé. Indécent. Il voulut détourner les yeux et pourtant... Il écouta le silence et jeta un regard sur la porte. Bien. Il se haït. Il se haït de l'admirer. Une Moldue blonde, presque dénudée, indécente, vraiment, choquante, quel genre d'homme pouvait - admirer ses hanches et ses jambes, et ses cils enjôleurs.
Une honte, mais qu'y pouvait-il, l'air était toxique. Regulus commençait à comprendre, comme quand les ingrédients d'une Potion s'imposaient à lui rien qu'à la humer. La liberté. Et elle s'infiltrait en lui comme pour l'encourager à briser les interdits.
Il inspira.
Il se sentit soudain plus léger et redressa la chaise que Sirius avait dû faire tomber dans sa colère et sa fuite. Il s'y assit face au bureau. Bientôt, la nonchalance prit possession de son corps qui se détendit sur le dossier. Il ouvrit quelques tiroirs. Il fronça les sourcils avec dédain en trouvant une boite de cigarettes moldues. Il la garda à l'œil un instant avant de s'en emparer. Il fit longtemps rouler la cigarette entre ses doigts. Une part de lui, curieuse, érudite, voulait en connaitre la composition. Une autre part de lui, fatiguée, incomplète, voulut la gouter. Il la coinça finalement entre ses lèvres et copia les gestes maintes fois observés de Sirius.
Il toussa. Beaucoup. Il pensa que Sirius aurait adoré se moquer de lui. Il pensa qu'il aurait dû faire cela avec lui. Mais le tabac le répugna et il se détesta pour ses gestes alors il la laissa se consumer comme un cierge entre ses doigts. Et les cendres s'égrenèrent sur le parquet.
La cheville sur le genou et le dos penché en avant, loin de l'attitude de ses parents, il observa la chambre comme le mausolée de leurs souvenirs. Il lui sembla entendre leurs rires d'enfants. Le poster du guitariste moldu dissimulait une bêtise commune. Sirius avait volé les fards de Mère et ils avaient coloré les murs ternes. La folie du rouge, déjà. Il y avait aussi cette cachette répugnante, sous le lit ; ils y crachaient les bonbons goût vomi et crotte-de-nez des dragées surprises de Bertie Crochue. Regulus se demanda un instant s'il les y retrouverait, là, ou si Kreattur s'était chargé de faire disparaitre discrètement le méfait.
La cigarette s'était éteinte. Son odeur désagréable et familière flottait encore lorsqu'il la fit disparaitre d'un simple sort. Il se leva, traversa la chambre, et ouvrit l'armoire en bois, soulevant la poussière qui le caressa et le recouvra. Il y avait là des vêtements, écarlates, éclatants. Et en bas, à côté des chaussures, sa batte de Quidditch. Regulus se baissa, la prit, et frappa l'air simplement. Au début des gestes souples et appliqués, puis plus vifs, puis plus violents. Puis désespéré et il allait tout briser quand...
- Regulus ?
Il s'essouffla à éteindre son souffle, retenant sa respiration haletante, imposant son silence à lui tandis que la voix de Mère perçait la maison.
- Kreattur, va donc le chercher.
Regulus tremblait, encore exalté par sa colère et paralysé par l'appel de Mère. Il reposa la batte, ferma l'armoire. Il entendit un crack sonore lorsque son Elfe s'invita dans la chambre sœur. Il l'entendit l'appeler et sortir dans le couloir.
Regulus inspira lentement pour se donner du courage.
Il ferma doucement la porte derrière lui, comme un dernier écho du violent claquement de Sirius. Il se retourna alors pour trouver Kreattur, ses grands yeux débordant d'inquiétude. Regulus le vit comprendre, hésiter dans ses mots, combattre sa propre rancœur. Il se tut jusqu'à ce que son Elfe grogne avec une douceur amère :
- Maître Regulus, le Traitre ne mérite pas votre peine.
Regulus ouvrit la bouche avant de réaliser que l'air lui manquait. Il détourna le regard, épousseta sa robe et la poussière de la chambre de Sirius flotta un instant autour de lui.
Lorsqu'il trouva assez d'oxygène pour émettre un son, il hocha la tête avec raideur.
- Dis à Mère que j'arrive, s'il te plait Kreattur.
L'elfe s'inclina et disparut.
Regulus souffla, s'appuya sur la porte fermée. La poussière lui laissait un goût pâteux dans la bouche. Il se sentait étourdi, fatigué, comme à l'issu d'un match important ou d'une opération périlleuse. Il réalisait alors, lentement, l'effroi grandissant, l'ampleur de son méfait.
Il avait profané.
Il avait ouvert le tombeau maudit, réveillé les souvenirs, invoqué les reliques ; combien de temps avant que la malédiction ne tombe sur eux ?
Elle ne tarda pas. Sa famille sombrait. Père mourut. Mère le méprisa. Les Black occupaient définitivement l'ombre - ombre d'un nouveau Seigneur, d'un nouvel ordre, ombre d'eux-mêmes. Regulus suffoquait.
Et pourtant...
Il y avait ce résidu de liberté et de courage dans ses poumons, une odeur tenace qu'il ne sut oublier. Il avait profané, oui, et le fantôme de son frère le tourmentait à chaque révérence, chaque maléfice, chaque soumission. Il le conserva avec lui avant de braver un bien plus grand interdit.
Mais avant... Toujours précautionneux, appliqué, pompeux certainement, il acheta une plaque en argent, et grava, avec solennité peut-être, ces mots :
Défense d'entrer
Sans l'autorisation expresse
de Regulus Arcturus Black
Et scella ainsi son tombeau.