Le blizzard hurle, se faufile entre les sapins et chante des histoires d'hiver lointain et de démons dévoreurs de voyageur égaré. Nirvelli et Nashoba ne l'écoutent pas, ce vent menteur, ce vent vengeur. Nirvelli est en train de préparer le repas, et Nashoba répare les liens des chiens de traîneau, qui dorment dehors. Comme tous les sorciers des Premières Nations, ils ne portent pas de baguette contrairement aux hommes qui ont envahi leurs terres il y a des siècles et se font maintenant appeler Canadiens. Nirvelli et Nashoba n'ont pas appris leur magie dans une école. Elle leur est transmise par les Anciens, par leurs Ancêtres aussi, ceux qui vont mourir et ceux qui sont déjà morts, ne partant jamais vraiment.
Une place pour ceux qui n'ont pas de place.
Nirvelli lève la tête de ses fourneaux, surprise, et se tourne vers Nashoba qui lui aussi a entendu la voix des morts, comme jamais ils ne devraient l'entendre. Mais le fracas d'une fenêtre brisée leur fait quitter la cuisine et la salle à manger, délaissant casseroles et traits de cuir, pour aller dans leur chambre, là-haut, là d'où vient le bruit, et là où le blizzard rentre, à grand renfort de neige et de glace. Ils grimpent les escaliers, silencieux, apeurés. Juste en-dessous de la fenêtre la plus haute de leur chalet, deux corps au sol, comme tombés du ciel, emportés par le blizzard, se tiennent la main. Nirvelli s'agenouille près du corps qui est le plus proche d'elle, fronce les sourcils devant l'accoutrement étrange, qui lui fait penser qu'il s'agit d'un sorcier du Vieux Continent, robe et bottines de cuir violet, chapeau mou vert et moustaches brunes. Nashoba s'est assis à côté de la femme. Il écarte de son visage les longs cheveux blonds, puis s'éloigne, se rendant compte que la femme arbore un énorme ventre.
« Occupe-toi de la fenêtre, je m'occupe d'eux. » murmure Nirvelli qui regarde les monceaux de neige. Nirvelli cherche des blessures chez l'homme ou chez la femme, mais n'en voit aucune. Ils paraissent dormir. Nashoba dessine dans l'air des arabesques avec ses mains, et les bris de verre et de bois décollent du sol pour se remettre ensemble, reconstituant une fenêtre comme si rien ne s'était passé, si ce n'était le couple se tenant la main, visiblement endormi, sur le plancher. Nirvelli défait leur lit, puis s'approche du couple inconscient, chantonne, et leurs deux corps s'élèvent pour aller se poser sur le matelas. Elle défait quelques boutons pour qu'ils soient à l'aise, et tâte leur peau froide, et leurs yeux fermés, ne comprenant pas ce qu'il vient de se passer.
« Aide-moi, Nashoba. »
Nashoba acquiesce, son visage mat semblant être sculpté dans du bois. Dehors, un chien se met à hurler à la lune, bientôt suivi par les autres chiens de la meute. Nirvelli s'active, inquiète par tous ces signes. Elle chantonne en recouvrant le couple des couvertures du lit, puis va chercher la fourrure de l'ours, qui est suffisamment grande pour les couvrir tous les deux. Elle chantonne des chants de guérison, des chants pour apaiser les vents vengeurs, et des chants pour appeler les esprits de l'eau dont elle porte le nom. Puis elle sourit et chante encore plus fort quand elle voit la neige fondre sur son plancher en une large flaque. Alors, elle chante encore et encore, se sent grandir, et se met à danser, appelée par la transe.
La flaque d'eau s'élève alors, serpentin liquide qui prend une forme vaguement humaine, une main palmée tenant un trident à la main. Nirvelli ne connaît pas cette créature, il n'y en a pas ici. Mais peut-être vient-elle du Vieux Continent. La créature tapote sa cuisse d'une main et pointe son trident vers l'homme. Nirvelli reste interdite, puis se tourne vers l'homme qu'elle découvre et cherche dans ses poches de manteau puis de pantalon. Elle y trouve une montre à gousset, où une date est inscrite. 14 mars 1927. Nirvelli avale sa salive. C'était il y a presque cent ans. Ils dorment depuis tout ce temps ?
Nirvelli regarde de nouveau la créature, qui répète le même geste et pointe son trident vers l’homme. Elle fouille encore la veste et découvre une poche à l’intérieur qu’elle avait ratée. La jeune femme frissonne en tâtant le torse si dur de l’homme et la froideur de sa peau qui traverse sa chemise et son veston. Ils paraissent morts, l’un comme l’autre. La main de la jeune femme se glisse dans la poche, et elle en tire une petite boîte ronde et argentée, joliment ouvragée, comme la montre à gousset. Elle trouve un bouton sur lequel elle appuie et la boîte s’ouvre, révélant un miroir, et un bout de parchemin plié en plusieurs fois qu’elle prend entre ses doigts. Nirvelli pose le miroir sur la table de nuit, observe un instant le couple endormi, puis déplie le papier qui fleure bon la poussière et une vague odeur de cuisine.
Appuyez sur le bouton, gardez le miroir dans votre main, et prenez la main de votre femme.
Nirvelli attrape le miroir resté ouvert, et regarde son œil qui se reflète. Elle reconnaît sa peau brune et son œil couleur onyx. Un bruit de pluie attire son regard vers la créature qui la pointe de son trident puis pointe de nouveau le couple endormi. Une odeur de marais embaume leur chambre. Nirvelli goûte sur sa langue la saveur de la tourbe, entêtante, et son nez se pince devant l’écoeurement que cela lui procure.
Un nouveau concert de hurlements dehors fait sursauter Nirvelli dont les doigts se serrent autour du miroir, enclenchant le bouton.
Nirvelli, les yeux agrandis par la peur, baisse alors son regard sur le miroir qui se met à vibrer dans sa main, avant de le laisser tomber et de s’écarter de lui, comme s’il allait lui exploser entre les doigts. Dans un sifflement aigu, le miroir disparaît, et Nirvelli regarde Nashoba, puis la créature, en se disant qu’elle vient de faire une erreur dont elle ne pèse pas encore la portée. Les paupières de la créature palpitent un instant, et un frisson semble la saisir, avant qu’elle ne disparaisse dans la flaque d’eau dont elle vient.
Un souffle attire l’attention des deux sorciers qui se rapprochent de ceux qui dorment dans leur lit. L’homme semble se réveiller doucement, papillonnant des paupières, s’agitant sous le monceau de couvertures. Nirvelli porte sa main au cou de l’homme dont la peau s’est réchauffée. A l’instant où la jeune femme retire sa main, les yeux du sorcier s’ouvrent et se braquent dans les siens. Il fronce des sourcils, regarde autour de lui, notant la présence de Nashoba, puis trouve la jeune femme endormie qui a la peau qui tiédit.
«Beth… Beth... »
L’homme s’agite, s’assoit dans le lit, repousse les couvertures sur sa compagne, et l’embrasse sur le front, les joues, savoure la tiédeur de sa peau qui se réchauffe.
« Elle va bien, monsieur… Elle a encore besoin de se reposer. »
L’homme tâte alors ses poches, de manière fébrile. Il repère la montre à gousset sur la table de nuit puis se tourne vers Nirvelli, l’air affolé.
« Le miroir ? »
La jeune femme avale sa salive.
« Il a disparu, monsieur… »
L’homme ferme les yeux, puis les rouvre et renifle d’un air dédaigneux.
« Contactez Mara Southgate au Département des Mystères au Ministère de la Magie de Londres. Qu’elle nous renvoie un autre Portoloin. »
« Flynn... »
La voix est faible, et la jeune femme papillonne des yeux et s’agite sous le monceau de couvertures. Le sorcier se met immédiatement au-dessus d’elle, et lui murmure à l’oreille pendant de longues minutes, la jeune femme peinant visiblement à regagner conscience. Une odeur de brûlé se fait sentir, et Nirvelli pousse une exclamation de surprise avant de dévaler les escaliers, laissant son mari Nashoba avec les deux étrangers. Nashoba toussote poliment, attirant l’attention du sorcier.
« Alors, comme ça, vous êtes anglais ? »
Des bruits de casseroles et une bordée de jurons se font entendre en bas, puis Nirvelli remonte les escaliers.
« Cela a brûlé, mais j’ai de quoi vous nourrir. »
La jeune femme semble réfléchir un instant avant de demander.
« Voulez-vous qu’on envoie un corbeau au Ministère de la Magie ? »
Les yeux de Flynn s’étrécissent.
« Un corbeau ? »
Nirvelli hoche de la tête en souriant.
« Oui, un corbeau. Une lettre, quoi... »
Flynn tourne la tête vers Beth puis se lève du lit avant de défroisser son veston et de lisser ses moustaches.
« Non. Vous n’enverrez aucun corbeau ou hibou au Ministère de la Magie, mais uniquement à Mara Southgate, du Département des Mystères. Je ne veux pas que le Ministère mette le nez dans mes affaires. »
Dehors, les jappements des chiens se font entendre de nouveau, ainsi que des croassements de corbeaux, tellement nombreux qu’ils semblent être des milliers, et rivalisent avec le blizzard qui hurle. Nirvelli esquisse un sourire.
« Comment êtes-vous arrivé ici, monsieur ? »
« Fletcher. Flynn Fletcher. Et c’est ma femme Beth. Je suis sorcier, elle est Moldue. »
« Moldue ? »
« Elle n’est pas sorcière. »
« Je m’appelle Nirvelli, et voici mon mari Nashoba. Nous sommes sorciers. Je peux savoir ce que deux anglais viennent faire au Canada ? »
Flynn émet un sourire énigmatique.
« Non. Mais nous aurions pu partir bien plus rapidement si vous n’aviez pas renvoyé bêtement notre Portoloin. »
Devant la mine circonspecte des deux Indiens, Flynn précise.
« Le miroir devait nous ramener chez nous. Vous l’avez renvoyé sans nous. »
La bouche de Nirvelli dessine un O parfait.
« Nous n’utilisons pas ce mode de transport ici, Flynn. Mais vous êtes un sorcier du Vieux Continent, n’avez-vous pas de baguette ? »
Flynn retrousse une de ses manches et montre son avant-bras gauche, portant le tatouage d’une baguette. Il passe sa main droite sur ce tatouage en chantonnant quelque chose, et se retrouve avec une baguette dans les mains, et un avant-bras vierge de toute encre. Il adresse un sourire emprunt de fierté devant l’air étonné du couple, avant de se tourner vers Beth qui émerge des couvertures qui la recouvraient, les cheveux ébouriffés et les yeux bouffis. Elle retient un bâillement et regarde autour d’elle, un peu perdue.
« Alors, ce corbeau ? »
Nashoba se met à rire devant l’impudence du sorcier. Nirvelli tend au sorcier le parchemin et un crayon, et après l’avoir regardé d’un œil intrigué, Flynn Fletcher écrit en gros.
Tout va bien. Nous rentrons par nos propres moyens.
Il lève alors les yeux vers Nashoba, qui ouvre la fenêtre, y tend son bras.
« Caw ! Caw ! » croasse-t-il. Sur son bras tendu, poussé par une bourrasque, un corbeau ébouriffé vient se percher.
« Nous serons probablement rentrés chez nous avant la lettre. Envoyez-la quand même. »
Flynn tend le bout de parchemin que le corbeau, en quatre battements d’ailes, vient récupérer dans son bec avant de filer par la fenêtre restée ouverte. Un concert de croassements se fait entendre à l’extérieur. Nashoba ferme la fenêtre, et le regard de Flynn se pose sur le totem blanc, rouge et noir, représentant un corbeau, installé dans un coin de la chambre.
« Beth »
Flynn, le bras tendu vers sa femme, attend qu’elle s’extirpe du lit, encombrée par son énorme ventre. Il adresse un dernier regard aux jeunes sorciers.
« Mes remerciements au Clan du Corbeau. »
Et dans un tourbillon de tissus, et dans le fracas de verre brisé, Flynn Fletcher et Beth disparaissent.