- Que se passe-t-il, mon Amy ? Je ne te reconnais plus.
Amelia suspendit sa plume dans les airs, et une goutte d'encre s'écrasa sur le parchemin qu'elle devait rendre pour la rentrée de Septembre. Elle la reposa lentement. Elle réfléchit, car si son père avait remarqué son changement de comportement, alors il ne la lâcherait pas. Peu douée pour le mensonge, elle se concentra sur son grimoire en prononçant ces mots dont la demi-imposture lui brula les lèvres :
- C'est la guerre. Je lis tes articles. Hier, sur le Chemin de Traverse, j'ai vu que Mr. Rice avait mis la clé sous la porte. Il était né-Moldu.
Elle se racla la gorge.
- Je m'inquiète, Papa.
Il mit quelques secondes à répondre et elle trembla de honte quand il dit doucement :
- Je ne te crois pas, Amy. Et pas seulement parce que tu mens mal, ajouta-t-il d'un ton amusé tandis qu'elle se raidissait. Je ne te crois pas parce que tu as toujours eu peur de la guerre. Même petite, quand Voldemort n'était qu'une menace dont tout le monde se moquait, tu t'en inquiétais. Sûrement notre faute, à ta mère et moi...
Il laissa passer un moment, sûrement dans l'attente qu'Amelia risque un coup d'œil sur lui - ce qu'elle fit brièvement avant qu'il ne conclue :
- Mais je ne pense pas que ce soit pour cette raison que tu traines cette mine chagrine depuis qu'on t'a récupérée à la gare.
Amelia grimaça. Elle reposa sa plume et se décida finalement à pivoter lentement sur sa chaise pour trouver son père, assis sur le canapé, un livre fermé sur ses genoux. Encore embarrassée par son mensonge, elle acquiesça.
- D'accord. C'est autre chose.
Il hocha la tête et cela la rassura. Elle l'interrogea tout de même, dissimulant sa réticence dans une vieille plaisanterie :
- Tu ne sors pas ta Plume à Papote ?
- La Plume à Papote est l'instrument des journalistes fainéants.
Il lui fit un clin d'œil et Amelia leva les yeux au ciel car cela faisait partie des dictons qu'il leur répétait, à elle et ses petits frères, depuis sa naissance.
Elle se racla encore la gorge.
- Tu es sûr ? C'est un scandale qui pourrait intéresser la Gazette.
Il se contenta de lui adresser son regard confiant, ce bleu rassurant qui animait les confessions de ses sujets et la paix de ses enfants.
Amelia avait toujours admiré son père. Elle savait qu'elle avait hérité de sa droiture, mais elle était incapable d'imiter son espièglerie, sa décontraction qui forçait l'admiration comme la sympathie. Il était le premier descendant de la famille Bones à avoir refusé une place au Magenmagot. Il disait préférer éviter l'arène politique et ses jeux obscurs pour les exposer en pleine lumière dans ses articles.
Amelia prit une lente inspiration et déclara sans plus réfléchir.
- Il y a quelqu'un... Quelqu'un de spécial. Quelqu'un que j'aime bien.
Elle ne s'attendait pas à son rire attendri.
- Et cela te rend triste ? s'étonnait-il.
- C'est une fille.
Elle guetta sa réaction. Il sourit gentiment et répéta :
- Et cela te rend triste ?
Elle ne sut que répondre. D'abord, car elle avait imaginé cette scène, et que dans ses rêves, son père se figeait toujours en une grimace laide, une image gelée, comme un cliché Moldu qui l'emprisonnait jusqu'au réveil. Ensuite... ensuite, parce qu'elle réalisait - mais elle le savait déjà, n'est-ce pas ? - que le problème n'avait jamais été de tomber amoureuse d'une fille. Son père le savait, son regard doux le lui disait ; et alors elle devait se l'avouer : ses sentiments étaient douloureux car c'était Bellatrix. Et Bellatrix était...
- Comment est-elle ?
Il lui avait demandé cela avec cet air malicieux qu'elle aimait plus que tout, et déjà son anxiété disparaissait, balayée par un sourire qui envahissait ses joues. Il tapota la place à côté de lui sur le canapé et elle s'assit à son tour tandis qu'il s'enfonçait dans les coussins, comme quand il se préparait pour l'une de leurs longues conversations. Les genoux repliés devant elle, elle réfléchit. Etrangement, aucun mot ne lui vint à l'esprit. Que dire ? Par où commencer ? Peut-être y en avait-il simplement trop, car Bellatrix était tout.
- Drôle ? Jolie ? Intelligente ? proposa-t-il.
Amelia rit. Bellatrix n'était rien de tout cela.
- Elle n'est pas drôle, mais elle me fait rire, parfois, commença-t-elle d'une voix basse. Souvent malgré elle. Elle n'est pas vraiment jolie. Elle est... elle a des yeux noirs, très noirs, un peu effrayants, toujours brillants.
Elle fit tomber la barrière de ses genoux et descella ses mains, les perdant dans les airs comme pour dessiner la figure insaisissable de Bellatrix.
- Sa peau est pâle et ses cheveux sont très noirs aussi, comme... elle a un corps en contrastes et son visage... tu sais... en clair-obscur. Mais surtout... quand elle se bat, tu devrais la voir, Papa, elle est élégante et brute en même temps, elle rit aussi, et c'est un rire plein, qui s'entend très longtemps, et quand elle est là, c'est comme si on n'était tous que des fantômes abstraits, ternes, comme si elle était la seule personne vivante sur terre, et...
Amelia reprit son souffle.
- Parfois, je rêve juste qu'elle me touche et qu'elle m'embrasse.
Elle l'avait laissé s'échapper, avec ce grain cassé qui la surprit. Elle ne se reconnaissait pas dans cet élan soudain, dans ces phrases hachées et cette diction embrouillée. Elle soutint le regard de son père, le mettant au défi de rire, d'être embarrassé ou de la rejeter.
- Merlin, tu dois me la faire rencontrer, cette fille-là ! s'exclama-t-il plutôt.
- Tu ne l'aimerais pas, répondit-elle aussitôt en s'assombrissant.
- Pourquoi ?
- Elle... elle est mauvaise, Papa. Elle pense des choses horribles. Des choses contre lesquelles vous vous êtes toujours battus, toi et Maman.
Alors, son père lui donna le conseil le plus destructeur de toute sa vie :
- Dans ce cas, dis-lui la vérité, Amy. Dis-lui ce que tu me racontes. Dis-lui qu'elle est spectaculaire et mauvaise. Dis-lui que tu l'aimes, si tu l'oses - car il est certain que tu le ressens. Tu sais ce qu'on dit, chez les Bones : quand la justice est confuse, la vérité démêle. Bas les masques... et tu verras.
Un conseil qui tour à tour construirait et désintègrerait sa vie.
Amelia entra donc en Sixième année décidée à l'appliquer avec le plus grand soin. Elle formula un millier de fois ses phrases, fit une centaine de jets dans son esprit. Elle devait choisir soigneusement ses mots, car la vérité est exigeante avec le verbe.
Sept semaines après la rentrée, elle faisait sa ronde de Préfète, se répétant avec satisfaction son discours ainsi finalisé. Elle allait lui dire, et elle se reconnaitrait enfin, elle se retrouverait en Amelia combattive et droite, elle ne serait plus cette personne cynique qu'elle ne reconnaissait pas. Elle allait lui dire, et Bellatrix lui cracherait sûrement au visage mais elle serait à nouveau Bellatrix, forte et passionnée. Elle allait lui dire.
Elle allait lui dire car elle était là, dans le couloir désert rempli seulement par la nuit. Peu importe ce qu'elle y faisait, peu importe pourquoi elle y était, Amelia avait un discours et elle n'y dérogerait pas. Elle s'avança vers la silhouette de Bellatrix, comme une ombre dansante et grandissante.
Elle allait lui dire.
Mais les mots s'embrouillaient à présent.
Elle allait lui dire toute la vérité.
Quelle vérité ?
Elle allait dire...
Elle aimait Bellatrix Black.
Elle aimait sa force, et sa grâce farouche, et son agitation apocalyptique ; elle aimait les courbes de ses boucles dans son dos et jusque ses hanches, ses hanches, sa taille, ses seins, elle aimait comment sa respiration troublée soulevait sa poitrine, et ce frisson qui animait ses lèvres. Amelia l'aimait tant qu'elle allait la toucher et l'embrasser, peu importe que les tours du château s'effondrent, ou que le lac se vide, que la forêt brûle ou que les étoiles s'effacent - car c'était la conviction qu'elle avait, que l'impact serait si titanesque que tout serait renversé.
À l'instant où elle fut assez proche d'elle pour empoigner ses boucles et tenir sa taille, un éclat de compréhension, aussitôt suivi d'une hostilité sauvage, passa dans les yeux de la jeune fille. Amelia crut qu'elle devrait s'arrêter et se perdre dans cette halte insensée. Mais ce n'était que l'instinct de compétition de son ennemie qui refaisait surface, car dans cette seconde d'hésitation, Bellatrix fit un pas en avant et coinça brusquement son visage entre ses deux mains. Amelia détesta cet air victorieux avant de réaliser, quand son souffle frissonnant troubla le sien, et que ses lèvres tressaillirent sur les siennes, que leur victoire était partagée.
Il lui sembla bientôt que la torche au-dessus d'elles s'était déplacée sur sa peau, et dans son ventre, que les flammes couraient sur son corps avec les mains de Bellatrix, qu'elles ne formaient plus qu'un formidable et monstrueux bucher - qu'elles brulent, sorcières ! Elles n'avaient jamais été aussi puissantes.