Il la regarde avec toute l’incompréhension du monde. Il voudrait comprendre, pourtant. Il voudrait vraiment comprendre. Pour la première et la dernière fois de sa vie, le corps, l’âme de Tom se tendent vers un autre être, demandent des liens, des réponses. Elle est sa plaie originelle, le vide qui le tourmente, le trou béant dont il est né.
Il la regarde et fronce ces beaux sourcils, d’un mouvement qui brise son masque inhumain et casse l’harmonie de ses traits. Il hait son visage. Il fait exprès de le porter comme celui d’un mort. Meurs, meurs, reste bien mort dans ta tombe, toi qui n’es pas mon père. Il la regarde et il tend ses mains pour essayer de saisir, quelque chose, n’importe quoi. La frustration le dévore, le fait grincer des dents. Elle débute là, sa colère. Devant ce visage de mère.
Tom est toujours d’un mutisme parfait. On le suit, on s’incline, on le craint, il fascine. C’est son aura de Messie silencieux. Tom parle à la seule qu’il veut entendre : Tom jette des pierres sur les murs de verre qui le séparent de sa mère. Il parle, il parle, il parle frénétiquement, dans la nuit qui ne dort pas. Les yeux en feu, la bouche hagarde, il parle sans s’arrêter au-dessus de tous les grimoires qu’il s’évertue à regarder. Il s’épuise à essayer de la toucher. Il s’épuise à lui demander son dû.
Il a entendu mille fois l’histoire, et il n’est jamais satisfait.
Quelque chose en lui hurle comme le premier soir, le soir où il n’a pas su hurler, bébé allongé sur un sein refroidi.
Quelque chose en lui hurle comme tous les soirs d’après.
Rien ne le hante plus que le sein refroidi de la mère. Il vit dans des lambeaux flottants, il se casse les jointures de colère, il se dévore de désir pour elle.
Il ne comprend toujours pas.
Il voit les mères des autres, et il cherche la sienne. Il se regarde jusqu’à l’écœurement, il s’aveugle à imaginer qu’elle est là, dans ce pli du cerne, dans cette pommette, dans cette fossette, il se découd lui-même pour se regarder en dedans et il ne voit rien, rien, rien. Rien d’autre que le père dans chaque coin de miroir. Il est fait de père, la mère s’est retirée sans rien laisser. Fils d’une effacée et d’un homme détesté.
Il aurait voulu être laid, il aurait voulu lui ressembler.
Il aurait voulu qu’elle lui lègue sa pureté.
Elle n’a même pas su lui léguer le Médaillon.
Il avait planifié de récupérer ce qui lui appartenait avec une détermination acérée. Et puis son sourire glacé, si joliment contrefait, s’est tordu lorsqu’en face, une voix a mentionné
Avec un de ces rires qui écorchent l’échine
Un de ces rires qui donnent envie de tuer
- …à une femme en haillons qui semblait l'avoir volé…
Il a du mal à contrôler sa réaction instinctive. Il doit utiliser chaque once de sa maitrise pour s’empêcher de déchiqueter Hepzibah Smith sur place. L’outrage à la mère, c’est l’outrage qu’on lui fait au plus profond de l’os. Cette blessure-là, le temps n’y a rien fait. La mère, c’est la colère primaire.
Il voudrait venger son honneur, comme si, comme si
Comme si après toutes ces années il n’avait pas renoncé à comprendre.
Il ne comprend toujours pas.
Toujours, dans les dialogues de sourds, il
Il la regarde et lui demande pourquoi elle était si lâche, pourquoi elle a courbé le dos, la nuque, la tête, alors qu’elle avait le sang le plus pur. Pourquoi elle a aimé cet homme minable et si inférieur, pourquoi elle s’est abaissée à lui, pourquoi elle s’est laissée mourir de chagrin comme la plus faible des faibles, comme une sans-magie. Pourquoi elle ne l’a pas aimé. Pourquoi elle l’a abandonné. Dans les ombres du passé, dans les tréfonds tordus, Mérope sourit impuissamment. Elle baisse ces yeux affectés de strabisme, et elle est si lointaine qu’il a beau essayer, il ne pourra jamais l’atteindre. Elle baisse les yeux et elle dit d'une voix de petite fille la seule réponse qu'il aura jamais :
- Je voulais juste être aimée.