46 ans d’amour, Gellert, et tu enflammes toujours mes paupières.
46 ans d’amour, joli tueur, et je t’aime de la même manière.
46 ans d’amour, toute une vie dans la mienne. Il y a 46 ans, je t’ai rencontré, mon fatal, et tu as souri quand je t’ai demandé de me tuer. Nous nous étions disputés pour la centième fois sous les saules qui ne pleuraient pas et nous avions fait l’amour comme chaque fois. Tes yeux de voyant tressautaient en regardant dans les miens. Tu savais, tu savais, tu savais, je sais bien que tu savais. Tu savais qu’Ariana allait mourir si tu restais, et tu es resté, et tu t’es enroulé paresseusement autour de mon corps, affamé, cruel. Tu savais qu’Ariana était condamnée et tu l’as estimée un prix que tu étais prêt à payer. Tu m’étendais dans le lit, tu l’étendais sur l’autel. Tu me poignardais en même temps qu’elle.
Tes yeux de voyants savaient, tu savais tout, et c’est peut-être pour ça que tu étais si détaché, que tu étais si peu vivant.
Tes yeux de voyant savaient, et tu me souriais à demi, affalé en dedans.
Un jour tu as voulu partager ton poids, et tu m’as murmuré comme un secret à l’oreille : Tu me tueras, Dumbledore. Tu as attendu ma réaction avec ce petit coin narquois de ta bouche. Je venais de te dire que je t’aimais.
J’ai sursauté, j’ai sifflé : Jamais. Tu as répété avec une voix qui n’était pas tout à fait la tienne, monstrueuse et rauque : Tu me vaincras, tu me tueras.
Je savais bien, déjà, que je ne pourrais jamais vivre sans toi. Mes poumons et les tiens étaient étroitement fondus. J’étais calme et nu quand je t’ai répondu : Alors, tue-moi. Ton sourire a disparu, tu t’es redressé sur le coude. Tu étais glorieux. Tu l’étais toujours. Tu m’as fixé, grave comme jamais. J’ai pris mon souffle, j’ai répété, Tue-moi. Je t’aurais laissé me tuer, Gellert. Je t’aurais laissé me tuer, ce jour-là. J’avais ma vie dans tes mains, mon cœur dans tes bras, tous les fils qui me faisaient bouger, marionnette. Tu as eu ce flash dans les yeux, tu as paru exceptionnellement vieux et presque triste. C’est impossible. Tu n’as jamais eu l’air triste. Et puis ton sourire a reparu. Tu m’as poussé et tu as volé chacun de mes bruits avec ta bouche.
Je ne sais pas ce que tu as vu, ce jour-là. Tu as vu une demi vérité. Tu avais raison : je t’ai vaincu. Mais je ne t’ai pas tué. Je n’aurais jamais pu. Tu n’as pas eu l’air surpris, pourtant, quand les Aurors t’ont emmené. J’avais la question au bord de la nausée. Je ne t’ai pas tué. Quelle autre version de moi t’aurait tué ?
46 ans d’amour, quand je me suis approché de toi avant que les chaines ne t’enferment pour une éternité, je t’ai touché pour la dernière fois. Mon ventre a sombré, tout le reste aussi. Je suis devenu tout entier un vertige. Tu me regardais, les rides s’étaient frayé un chemin sur ton beau visage. Tu avais l’air d’avoir mille ans. Mais tes yeux n’avaient pas changé, les mêmes détestables yeux omniscients. Je me suis penché, je t’ai posé une autre question que la seule qui criait dans ma tête. Je ne t’ai pas tué. Et tu as répondu, doucement, avec ta voix dans mon esprit : Je sais. Et pourtant tu m’as tué quand même.
Salaud prophétique, connard sybillin. 46 ans d’amour, et tu m’as jeté au visage ta dernière énigme, mon dernier désir, ton dernier peut-être, ma dernière hantise.
Je suis mort au bout de 98 ans d’amour. Le tunnel a fini par rétrécir ses boyaux pour me suffoquer enfin. Tu es mort un an après. Je t’avais suivi dans la vie, et tu m’as suivi dans la mort. Mais tous les deux, nous sommes morts déjà morts. Nous reposions sous la cendre du champ de 1945, arrosé par la pluie jusqu’à pleurer.