1. Mangemorts à Poudlard
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Automne 1997,
Ernie Macmillan retroussa ses manches avant de s’approcher de son arrière-grand-père Tomas. Un rayon de soleil passa à travers l’une des fentes du mur de la grange et éclaira brièvement le vieux sorcier ainsi que la vache qu’il était en train d’examiner. Pasiphaé meugla en voyant Ernie s’approcher et Grand-père Tomas se retourna.
« Ah, Ernie, te voilà enfin, le salua-t-il avec son calme habituel en retournant à sa tâche. »
Ernie retint un soupir épuisé. La rentrée approchait… et la fin de la lumière aussi. Le ministère était tombé des semaines plus tôt… et rien. Hannah avait décidé de revenir à Poudlard malgré la mort de sa mère et les prières de son père, Susan avait décidé de mettre en suspens le deuil qu’elle portait depuis le décès de sa tante Amelia l’an passé, et Justin… Justin était sur des chemins inconnus en train de risquer sa vie pour le simple fait d’être né de parents moldus. Comment se passerait la rentrée ? Alors qu’Harry était lui aussi en vadrouille pour se cacher de Voldemort et surtout pour le détruire une seconde fois ? Que feraient-ils, tous autant qu’ils étaient, face à… Face à Rogue ? Face aux Carrow ? Le verdict venait de tomber, tout à l’heure, dans la Gazette du Sorcier, bien après le réveil de son arrière-grand-père Tomas parti traire les vaches avec son oncle Paden. Sa mère avait pleuré, son père était resté blanc et mué de peur, son grand-père était sorti en claquant la porte de la maison et sa grand-mère s’était mise à prier les vieux mages et les sorcières enterrées depuis des centaines d’années. Il était allé vérifier que la porte de la chambre de ses deux petites sœurs était bien fermée afin qu’elles gagnent quelques minutes de sommeil… et d’innocence. Ombrage avait déjà fait des dégâts, mais Rogue et les Carrow…
Ernie déglutit péniblement en se rappelant la punition d’Ombrage que lui avait rapportée Sorcha. Sa sœur en faisait encore des cauchemars et Ernie regrettait chaque jour de n’avoir pas toujours suivi Harry Potter les yeux fermés.
« Elle mettra peut-être bas avant que tu ne rentres à Poudlard, lui marmonna Grand-père Tomas.
— Peut-être bien, en convint-il en enlevant sa chevalière pour la mettre dans sa poche afin d’aider Grand-père Tomas.
— J’aimerais bien que tu sois là cette fois, insista Grand-père Tomas. Il y a deux ans…
— J’ai déjà vu des mise à bas, Grand-père, le coupa Ernie en levant les yeux au ciel.
— Pasiphaé est spéciale, elle est née le même jour que toi ; vous êtes liés. »
Ernie n’essaya pas de sortir son grand-père de ses vieilles croyances magiques et vint flatter le bovin. Il passa ses mains sur l’énorme abdomen de l’animal pour sentir les mouvements du futur veau. La toison magique de l’animal vira au jaune orangé au même moment… comme à chaque fois qu’Ernie touchait Pasiphaé. Peut-être étaient-ils liés, peut-être était-ce de la magie, peut-être était-ce du hasard. Grand-père Tomas disait que la vache vivrait aussi longtemps que lui.
Il sentit son grand-père se mettre derrière lui et lui indiquer les mouvements à faire pour bien sentir le veau à naître. Grand-père Tomas avait une odeur de paille et de purin en permanence sur lui. Ceci n’avait jamais surpris Ernie – il y était habitué – jusqu’à ce qu’il invite son meilleur ami Justin Finch-Fletchley chez lui lors des premières grandes vacances. Justin était de la ville et ses mimiques face à l’odeur tenace de la campagne l’avaient fait mourir de rire.
« Tu vois, la naissance se présente bien, souffla-t-il à son grand-père.
— Hum, acquiesça-t-il avec une ride supplémentaire – de concentration celle-là – sur le front. Il faut toujours faire attention, rappela calmement son grand-père en se reculant. Viens, il reste une dizaine de vaches à traire. »
Son arrière-grand-père Tomas s’occupait de tout avec Oncle Paden, son père Lachlann et son grand-père Cinaed. Lorsqu’Ernie était en vacances, il remplaçait son père et son grand-père Cinaed pour la traite. Grand-père Tomas, lui, en tant qu’aïeul et chef de la famille, venait tous les jours, peu importe la date et le temps. Lorsqu’il pleuvait, sa famille s’occupait plutôt des bêtes, lorsqu’il bruinait, des vergers, et lorsqu’il le fallait, tout le monde arpentait les champs d’orge et de blé. Pendant les moissons, les effectifs doublaient, avec Ernie, ses sœurs et des employés saisonniers. Grand-mère Iona faisait son maraîchage toute l’année et mettait les mains dans la terre comme elle savait le faire.
Ce n’était pas qu’Ernie se moquait de son héritage, loin de là. Il était très fier d’être un Macmillan, famille entièrement sorcière depuis neuf générations, mais…
Mais il avait grandi, et ce qui était autrefois une fierté lui laissait comme un goût amer dans la bouche.
« Tu réfléchis tellement que j’entends le fracas de tes pensées, Ernie, commenta distraitement Grand-père Tomas à côté de lui. »
Ernie trébucha en s’emmêlant dans ses propres pieds et manqua de tomber. Il s’arrêta parce que Grand-père Tomas s’était arrêté et tourna la tête vers le vieux sorcier. Ses sourcils poivre et sel étaient froncés au-dessus de ses yeux bleu presque blanc. Ses rides formaient comme les rayons d’un soleil terne autour de ses yeux et de sa bouche. Ernie était presque aussi grand que lui à présent, peut-être parce que Tomas Macmillan se tenait un peu vouté à l’approche des cent ans… peut-être parce que l’enfance était loin à présent.
« Ah oui ? ne trouva-t-il qu’à bafouiller. »
Grand-père Tomas ne bougea pas d’un iota, pas dupe pour une noise de l’air faussement surpris d’Ernie. Il se contenta de le fixer avec cette insistance qui faisait toujours dire à Ernie que Grand-père Tomas savait trop de choses, même pour un vieil homme.
Et puis, il y avait cette question qui tournait en boucle dans la tête et dans la bouche d’Ernie depuis des jours. Et depuis des jours, c’était avec cette question qu’il avait salué son père, et son grand-père chaque matin. C’était cette question qui l’obsédait, le rendait furieux et désemparé. Une question qu’il n’avait pas posée directement à son arrière-grand-père mais que son arrière-grand-père avait comprise.
Ce matin, il y avait seulement eu quelque chose en plus : cet article de la Gazette sur Rogue comme directeur de Poudlard, et le frère et la sœur Carrow comme professeurs à la rentrée. Des Mangemorts comme professeurs.
« Où est Justin ? dit-il très calmement mais avec une rage empli d’incompréhension qui dévorait le timbre de sa voix.
— Il y avait autre chose il y a quelques instants, Ernie, répondit placidement Grand-père Tomas avec une infime crispation.
— Tu sauras l’autre chose bien assez tôt, Grand-père », répliqua-t-il.
Lui qui prétendait être un Poufsouffle calme et pondéré, dès qu’il était question de Justin, depuis l’affaire de la Chambre des Secrets, il devenait complètement agressif et il sentait la colère enfler dans son ventre. Ces différences qui étaient faites à cause de l’origine des uns et des autres le mettaient toujours plus en colère. Pour un peu, il se serait mis à crier après le vieux Tomas Macmillan, chose qu’il avait toujours crue impensable un mois plus tôt. Mais Justin était son meilleur ami et…
« Ernie, ne t’emporte pas ainsi, et explique-moi ce qui te préoccupais ce matin, s’il te plaît, reprit Grand-père Tomas en se remettant à marcher. »
Ernie aurait dû laisser tomber. Laisser tomber la discussion stérile qui allait suivre. Laisser tomber la ferme familiale et partir immédiatement à la recherche de Justin. Laisser tout tomber, tout ce qui le mettait en colère, cette gentillesse teintée d’effroi de sa Poufsouffle de famille, cette soumission implacable mais rassurante à la parole de Grand-père Tomas, ce dévouement absolu au travail et à la terre écossaise qui était bien ingrate avec ces pluies dévastatrices et ses froids mordants.
Laisser tout tomber pour écouter son cœur.
Grand-père Tomas ne laissait jamais rien transparaître, comme s’il se donnait pour mission d’être le pilier inébranlable de la famille. Une famille qui paraissait de plus en plus bien trop fière et intransigeante aux yeux d’Ernie.
« Qu’est-ce que mes états d’âme peuvent te faire ? dit-il avec provocation en courant malgré tout après son grand-père. »
Tomas Macmillan se figea une seconde devant le box des vaches laitières avant de tirer sa baguette pour leur donner plus de paille. La précision de ses gestes avait toujours ébloui l’enfant qu’avait été Ernie. Aujourd’hui, ces gestes ne lui parurent qu’être la mauvaise répétition d’une pièce de théâtre amère.
« Le ton que tu emploies est agressif, Ernie, commenta enfin Grand-père Tomas en allant chercher Marguerite, la vache à la robe blanche comme la pleine lune. Ton père t’a dit qu’il ne savait pas où était Justin, et je ne sais pas non plus. »
Une chape de plomb tomba dans l’estomac d’Ernie en entendant la réponse tant redoutée.
« Tu ne sais vraiment pas ce que mon père…
— Ton père ne sait pas. Cinaed, ton grand-père, non plus.
— Mais tu sais tout ce qui se passe dans la maison ! Comment…
— Veux-tu que je te mente pour te donner de l’espoir ? As-tu entendu son nom ce matin à la radio ? »
Le détachement que mit son grand-père dans ses mots le rendit fou. Justin était en danger de mort, et lui…
« Comment peux-tu en parler de cette manière ? Tu… Tu ne peux pas montrer un peu de compassion ? Me dire au moins la vérité ? »
La colère enflait encore davantage dans les membres d’Ernie que les jours précédents. Il la sentait lui démanger le cou, et tordre son estomac alors qu’il essayait encore de se contenir pour savoir. Parce que ce n’était pas possible que son propre père ait dénoncé Justin. Parce que ce n’était pas possible que son grand-père Cinaed ait livré Justin. Parce que ce n’était pas possible que sa famille ait vendu son meilleur ami. Parce que ce n’était pas possible que son arrière-grand-père Tomas, le sorcier qu’il avait toujours trouvé le plus droit au monde, couvre son fils et son petit-fils en mentant à son arrière-petit-fils. Parce que ce n’était pas possible que sa famille soit peureuse, déconnectée de la réalité et même… raciste.
« Quand je me suis réveillé ce matin-là, Justin n’était plus là. Disparu. Envolé. Alors que tu m’avais promis la veille que jamais tu ne les laisserais s’en prendre à mon meilleur ami, Grand-père. Comment peux-tu taire ce que tu sais ? Me cacher ce que mon père et mon grand-père ont fait ? Veux-tu… »
Ernie s’interrompit en entendant sa voix flancher. Il inspira à fond pour se reprendre. La main de son grand-père abandonna enfin les vaches pour venir se poser sur son épaule. Il ouvrit les yeux vers le visage ridé de son grand-père face à lui.
« Je n’ai pas vendu Justin Finch-Fletchley à Tu-Sais-Qui, Ernie, lui dit lourdement Tomas Macmillan à voix basse. Ni à aucun Mangemort, ni…
— C’est pire, tu as laissé mon père le mettre dehors, et tu refuses de me l’avouer, le coupa Ernie en sentant la bile lui remonter dans la gorge.
— Non, Ernie, je n’ai pas…
— Tu n’as pas quoi ? s’emporta-t-il bel et bien en se dégageant de sa main. Tu ne l’as pas défendu ? Tu ne l’as pas caché ?
— Ernie, s’exclama Grand-père Tomas. »
C’était le ton contrarié que son arrière-grand-père utilisait pour le réprimander quand il était enfant, ou quand il adoptait les gestes qu’il ne fallait pas avec les vaches, les poules, les arbres du verger, la bêche, la fourche, sa baguette… avec les choses de la ferme.
« Tu sais quoi, grand-père, retourne à tes vaches et à ta ferme, ça, tu sais les protéger !
— Ernie, répéta Grand-père Tomas plus lourdement. Je sais que tu t’inquiètes pour Justin mais nous ne pouvons…
— Nous n’y pouvons rien ? reprit Ernie, stupéfait du premier argument que son grand-père avançait depuis des semaines. Si tu ne peux rien pour Justin, moi, je ne peux rien pour ta ferme ! »
La violence de ses propres mots étrangla instantanément Ernie. Parce que oui, tenir des propos pareils à son grand-père Macmillan, qui avait mis toute sa vie et toute son énergie dans l’affaire et les terres familiales depuis sa naissance, qui avait tenu la famille unie malgré les épreuves et les décès, qui lui avait toujours dit que la ferme lui reviendrait lorsqu’il serait en âge de quitter Poudlard, qui lui avait montré et transmis toutes ces années les méthodes et l’amour de la terre, c’était d’une violence massacrante. Ernie vit nettement qu’il l’avait blessé lorsque Tomas Macmillan se redressa en serrant la mâchoire comme s’il encaissait un coup particulièrement bien placé au niveau du cœur.
Et d’un même coup, malgré le poids de la honte et du remord qui se nouait lentement mais sûrement autour de son cou et au cœur de ses entrailles, Ernie ne regrettait même pas ses mots. Parce que s’il aimait la ferme et les terres de ses ancêtres, c’était certainement moins que ce qu’il l’aurait fallu.
« Ernie ! Ernie ! C’est affreux ! C’est horrible ! »
Ernie se tourna aussitôt vers l’entrée de la grange pour découvrir Sorcha en chemise de nuit, le journal à la main. Il lui ouvrit les bras pour qu’il puisse la réconforter, comme lorsqu’elle avait six ans et qu’elle avait peur du noir. Mais sa sœur avait trop grandi, elle aussi, et du haut de ses quatorze ans, elle se contenta de lui tendre le journal frais de ce matin en tremblant.
« Les… Les… Rogue et…
— Rogue directeur de Poudlard, et le frère et la sœur Carrow professeurs, acquiesça Ernie en se sentant trembler de la tête aux pieds. Les Mangemorts sont à Poudlard. Tu-sais-qui est à Poudlard. »
Le fracas qui résonna derrière lui lorsque Grand-père Tomas fit tomber la bêche le fit à peine sursauter. Les sanglots étranglés de Sorcha lui arrachèrent le cœur. Le vent glacial annonçant la mort de l’été lui arracha d’autres larmes acides.